Il se pourrait bien que rien n’existe. Et non pas : il se pourrait bien que rien existe. Après tout, l’instantanéité de la disparition coïncide avec l’instantanéité de l’existence. J’existe et l’instant d’après, sans même en avoir conscience, je n’existe plus. Je pourrais ainsi très bien ne pas être. L’univers commence et s’achève avec moi, comme l’univers commence et s’achève avec lui-même. Sublime effroi du néant. L’effroi arrive, l’effroi devient piquant, c’est bientôt l’hiver. La matière équivaut au vide, plus on y creuse, plus on va vers son infiniment petit. Grande transparence, tout est absurde. Mais pour la beauté du geste, pour le sport, faisons encore semblant de croire au sens, à l’ordre, à l’être.
Sur le chemin du travail, je croise l’altérité et ses vieilles chaussures qui couinent. Bonjour à toi, l’autre, comment vas-tu en ces jours céréaliers ? Je vais, je viens, entre les trains. J’échappe aux grèves, en général. Je suis mon cours, je vais au plus court, c’est l’éternel retour. Vas-tu te heurter à moi, encore ? M’envoyer paître dans la sempiternelle solitude ? Que nenni, tu es mon ami, depuis le premier jour, la première heure, celle de la lumière froide, celle du rouge charnel. Je te suis partout, en ronronnant et en feulant. Tu m’es partout, entre deux portes de métro, entre deux portes de voitures, entre deux lèvres, entre deux yeux, tu m’es, je te suis.
En arrivant au travail, l’altérité remonte ses manches. Pourquoi moi ? Parce que tu es là, comme toutes les choses qui font semblant d’être. Quelle réussite, quelle apothéose, la persistance dans l’essence. Oui, mais s’il y a pénurie à nouveau ? La pénurie d’essence, celle de la disparition absolue… Que ne crains-tu d’être à sec, réduits à ton noyau pur et dur ! Toi, moi, les autres, grand tout, grand vide. Je te sers de bouclier, de prétexte, je pense donc tu es.
A la pause déjeuner, l’altérité choisit des fourchettes en plastique. Est-ce bien raisonnable ? Et pourquoi chercher toujours une raisons, une cause, un but, une intention ? L’homme n’est enclin qu’à une chose : exister, se répandre. Gros virus qui épuise chaque cellule-planète, en rêvant de sa prochaine proie. Suis-je un virus, moi aussi ? N’ai-je pour but que la dévastation et la reproduction en un mouvement absurde ? Tu réponds tout seul à tes questions.
En fin d’après-midi, l’altérité enfile son costume à paillettes. Allons-nous danser ce soir ? Tu ne penses qu’à cela, la parade nuptiale et la noyade dans les ondes. Tu veux t’oublier encore, laisser aller, tu cherches un être, tu ne trouves pas le tien, tu en veux d’autres, fuite en avant, pan sur ton nez.
La nuit vient et l’altérité mâchonne un chewing-gum imaginaire. Que faisons-nous alors ? Et si on passait le pont ? Pour mieux entrer dans un tunnel. Ressortir près du rond-point. Filer vers l’horizon. Sens-tu le souffle du bonheur. Un murmure dans ton oreille, la gauche, là, l’entends-tu ?
Mais sur la place autour de la fontaine les pigeons claudiquent en gigue il fait sombre soudain l’éclairage public rend l’âme et je passe à gauche près du mur qui s’effrite et sur le trottoir s’agite les ombres lunaires mille et un êtres croisent ce chemin il va bientôt pleuvoir et ils cherchent la suite de l’histoire et tu parles en mon cœur comme ces mille et un êtres et tu es là même si je file dans la ruelle qui mène à l’avenue qui mène au boulevard. Enfin, un loup.
De ses yeux rouges il m’interroge. Sans mot. Je n’essayais pas de fuir, c’est évident. Pour aller où ? Trop d’endroits possibles, mieux vaut rester ici. Et j’entends sa respiration, je la vois qui s’évade en fumée blanche vers les étoiles. Le loup est assis. La scène se déroule près de la Seine. La voyez-vous ?
C’est une montagne, avec ses neiges éternelles. Un genou à terre, les mains levées vers les cieux, il ne prie pas, il pense.
Edward D. Wood Jr. (“I have slept for forty years and woke to find me gone”) |