Edwood ne vous parle plus. Bon, pour la majorité d'entre vous ça ne change pas grand-chose. Vous n'étiez pas nés quand j'ai commencé à parler, ou du moins vous n'étiez pas encore nés sur le web. Vous ne m'avez jamais lu avant et vous n'allez pas vous plaindre de ne plus me lire aujourd'hui. L'auto-fiction virtuelle que représentèrent ces pages au fil de l'âge farouche de l'internet, semble avoir perdu beaucoup de son charme. Lorsque Edwood est apparu, je le rappelle, il n'y avait de blogs, il n'y avait pas de réseaux sociaux, les communautés balbutiaient dans des vases plus ou moins clos à la laideur proverbiale. Et surtout, oui, surtout, l'anonymat avait encore un sens.
A présent, le plus volontiers du monde, des millions de personnes offrent à la vue de tous des informations tellement privées qu'on est gêné de les lire. Ce qu'ils font, où ils sont, avec qui, où ils mangent, où ils dorment, où ils travaillent, ce qu'ils pensent. Avec le piège supplémentaire de l'instantanéité, qui ne cesse de créer des quiproquos, des conflits, des regrets, des effacements précipités, mais le web, plus proche de l'écrit que de l'oral, bien sûr, n'oublie jamais. Les paroles s'envolent, mais les tweets restent.
La tentation de suivre la troupe est grande. Chacun a ses raisons d'y plonger. On y vient souvent par un prétexte plus ou moins valable : pour le travail, pour les liens humains. Au final, on s'y effondre, par narcissisme, par vanité, par complaisance, par exhibition, par faiblesse, par imitation. Dans le réseau social, personne ne veut rester sur le bas-côté. C'est le bal de fin d'année, faire tapisserie est humiliant. La pulsion d'être identique, en affirmant une originalité, finit toujours par uniformiser. Pas besoin de longue démonstration quand on se promène sur les comptes Instagram où toutes les photos se ressemblent. Chaque être possède une vision unique du monde, mais sa transmission demande d'être réfléchie et raffinée si elle ne veut pas se perdre dans les clichés et la paresse.
Regardez-moi, enfin, c'est une façon de parler. On me dit depuis ma plus tendre enfance que j'ai des facilités d'écriture, des facilités d'expression, de création. Est-ce que cela fait de moi le roi du blog, du pet de l'esprit sur Twitter, de la news sur Facebook ? Non. Certes, non. Deux possibilités : soit lesdites facilités étaient bien des illusions de mes enseignants, de mes lecteurs. Soit, je ne me sens absolument pas capable d'inonder le web d'un flot quasi continu d'opinions, de calembours, d'infos d'intérêt très relatif et de tout ce qui me passe par la tête. Cela revient au même me direz-vous, car s'exprimer, du moins s'exprimer de manière correcte et, selon notre jugement, de manière intéressante, n'est pas chose facile. Même pour celui qui donne l'impression de maîtriser le texte comme d'autres maîtrisent le lancer de fléchettes au fond des pubs de Glasgow.
Mais, plus encore, au moment où l'incontinence verbale virtuelle devient un mal planétaire, mes robinets se serrent davantage. Si tout le monde vous parle, ma voix est d'autant plus inutile. Après tout, en trois clics, vous trouverez aisément plus drôle, plus intelligent, plus profond, avec davantage de style et de verve. Nous sommes même parvenus dans une ère où il faut avoir son podcast, sa vidéo, son émission de radio. Allons donc ! Bon sang ! Si internet fut une telle libération pour certains d'entre nous, c'est bien parce qu'on n'a pas envie de montrer nos gueules, de faire entendre (très concrètement) nos voix. Si en plus la flemme de lire se répand de plus en plus vite, alors qu'on avait le fol espoir que le web entraînerait peut-être l'inverse, j'ai d'autant plus la flemme d'écrire. Car, si on persiste à vouloir emmerder le monde avec plus de 140 signes, il faut quand même se retenir.... gniiiiii.... faire court.... gniiiiiii..... se retenir.... gniiiiii.... Si on dépasse les 4000 signes, seuls 20% des lecteurs iront jusqu'au bout de l'article. Et encore. Oui, on vous l'apprend en école de journalisme. Rien d'étonnant.
Alors, pour un papier critique, plutôt léger, totalement bénévole, qui veut juste transmettre un plaisir, un désir, une curiosité, faire court, pourquoi pas ? J'y arrive encore assez bien. Et ça m'arrange, sinon, par-delà la flemme, c'est le manque de temps qui me couperait les ailes. Mais si je veux faire plus personnel, plus divertissant, plus... soyons fous... plus intéressant. Alors il me faut de la place, des verbes, des compléments, des digressions, des chemins de traverse, un horizon infini, celui de la page blanche (ou grise, ou noire). Et cette manière de faire trouve de moins en moins sa place dans cet univers virtuel où tout est à la fois plus personnel et plus insignifiant. Enfin, je voulais y revenir, le besoin se fait croissant d'effacer les traces. Vous savez, comme quand on vide les « cookies » de son navigateur, qu'on essaie, bien vainement, de protéger sa vie privée sur le web. Hi hi hi, allez en causer à la NSA si vous voulez égayer la journée des nouveaux industriels de l'espionnage et du recensement à échelle planétaire.
J'aurais aimé être un artiste, oui, bon, aussi, mais ce n'est pas le sujet. Donc, j'aurais aimé être invisible sur le web. Enfin, oui, ça, c'est réussi, en fait, vu le taux de fréquentation de ce site. Mais j'aurais aimé faire douter de mon existence, aussi longtemps que possible. Ne pas exister tout en m'affirmant. J'ai lutté presque une décennie en ce sens, avant de constater que, quoi que je fasse, c'était impossible. Je suis condamné à exister, à être là malgré moi. Le simple fait d'avoir la curiosité de faire comme autrui, de glisser un doigt dans les engrenages de la normalité du net, et hop, on est aspiré et essoré. Maintenant, le moindre site où je mets les pieds pour la première fois, connaît la ville où je réside, me cible, me harcèle de propositions sensées convenir à ce que je suis (ce qui suppose que je sois, déjà c'est la panique). Cela va des assurances pour animaux de compagnie (moi qui n'en ai plus depuis une décennie), jusqu'aux rencontres avec des russes prêtes au mariage (non, ça en fait, tout le monde y a droit, c'est le spam le plus envoyé au monde, ça en fait des femmes russes prêtes au mariage, quand on y songe).
Cela fait partie de la magie du web, me direz-vous. Alors, attendez, je vais parodier Benjamin Franklin. Quand on est prêt à sacrifier autant de vie privée pour un peu de vie sociale, on ne mérite ni l'une ni l'autre et on finit par perdre les deux. Je sais de quoi je parle. En premier lieu par obligations, puis par plaisir, enfin par habitude, j'ai contribué à ma part de sacrifices auprès du dieu Google (et ses sbires que je ne vais pas vous énumérer). J'en reviens progressivement, doucement et tranquillement, avec parfois le sentiment d'être Dany essayant de semer son père dans le labyrinthe enneigé à la fin de Shining. Maintenant vous pourrez imaginer Google, Facebook et Twitter avec une hache et le regard fou de Jack Nicholson. C'est approprié. En plus, j'ai beau jeu de faire la morale, quand, par soucis pratique, Google surgit dès l'accueil de The Web's Worst Page pour donner vie à un moteur de recherches interne, conçu pour faciliter la vie de mes quelques lecteurs. On est bien peu de choses...
« Oh le vieux con, il exagère ! ». Je vous entends d'ici, vous qui n'avez pas encore cessés votre lecture. Comme nous venons de dépasser la frontière des 7000 signes, vous n'êtes que 5%, mais, même si peu nombreux, une insulte reste une insulte. Vieux con, admettons. Mais je n'exagère pas. Vieux con... attendez, quand même, c'est grossier. Je me permets de vous reprendre. Pas que ce soit faux, hein, on est toujours le vieux con d'un autre, l'admettre étant déjà un pas vers la sagesse. Là, je vous parle d'expérience, voilà. Pour avoir passé, allons, pas loin de la moitié de mon existence sur internet depuis 1997, j'ai vu transiter des modes, j'ai vu passer des fiascos, j'ai vu grandir des réussites, j'ai vu s'épanouir un univers aux méandres pas toujours très clairs, mais n'est-ce pas là le propre (enfin, le sale) des méandres ?
Liberté d'expression, j'écris ton nom. Ah oui, en entamant ce paragraphe d'importance, j'ai failli au contraire dériver vers Malraux. Entre ici, Liberté d'Expression, et ton sinistre cortège ! Ce fut un beau lapsus. Ah, en son nom, la liberté d'expression, tout est justifiable. En particulier le flot d'humanité en délire qui se répand sur internet. Très bien, oh, très bien. Si j'en profite, alors tout le monde a le droit d'en profiter. Mais ne vous étonnez pas que ce soit parfois un peu le bordel. Justement parce qu'il faut aller vite, il faut réagir avant de réfléchir, il faut rebondir, faire du clic, du clic, du cliiiiiic. Oh, le clic, l'argent virtuel qui fait tourner le monde. Le clic, le follower, « l'ami », l'abonné, appelez ça comme vous le voulez. Mais il faut faire du nombre, faut débiter. Sinon on n'est pas payé, sinon on n'a pas de visibilité (intéressant concept), sinon on n'existe pas. Alors, sur ce sujet, je vous le dis et vous pouvez le croire, je ne pratique pas de langue de bois. Car ici, peu importe, comme vous le savez déjà. Un lecteur, dix lecteurs, cent lecteurs, ça ne change que dalle à mon quotidien. Que. Dalle. Un petit message, un petit clin d’œil, OK, ça prouve qu'il y a de la vie à l'autre bout de la ligne ; d'ailleurs c'est aussi pour cela que je mets parfois des compteurs, par pure curiosité essentiellement, pour me rassurer un peu sans doute. Mais sinon ce qui me fait tourner ce n'est que moi, ni Dieu, ni maître, ni sponsor, ni régie, ni agenda caché, rien. Une solution matériellement catastrophique, un truc radicalement anticapitaliste, pour sûr, qui me coûte de l'argent et ne me rapporte pas grand-chose. Seul ce plaisir d'écrire et d'être lu. Écrire un peu, être un peu lu. Là, voilà, ça sera la devise sur ma page d'accueil.
Indépendant ? Sans compromis ? Vraiment ?Au mieux du possible, si je puis m'exprimer ainsi. Il m'est arrivé de transiger. Il m'est arrivé de me vendre, un peu, brièvement, par-ci, par-là. Il est difficile de rester honnête avec soi-même dans une société capitaliste. Il faut savoir plier, sinon on rompt trop vite. L'important étant de ne pas trop se courber, de peur de rester ainsi toute sa vie et plus l'âge avance, plus on penche vers le sol, à ne plus voir que les pieds des autres. Faire sa place à l'écart, discrètement, sans chercher à en faire trop, du moins, sans chercher à se renier dans l'espoir, vaguement illusoire, de briller sous les projecteurs. Aux êtres comme moi, qui forment la majorité, ils manquent tant de choses pour espérer garder la gloire, la célébrité, la richesse. Il manque peut-être une tournure de l'esprit, une ambition qui ne regarde pas aux sacrifices. Les sacrifices d'autrui, bien sûr, car il faut vouloir marcher sur les autres pour monter en grade. Mais surtout les sacrifices envers soi-même. Déjà que j'ai du mal à dormir le soir en étant relativement honnête, alors ne me demandez pas davantage.
Bref, je me suis égaré au fil de ce texte et ça me fait bien plaisir. Je ne suis pas là où je voulais aller et le paysage n'en est pas moins ravissant. Ou déprimant. Enfin, c'est selon. De toute façon il est trop tard. Le cap des 10000 signes est désormais derrière nous. Après les vagues déchaînées qui marquent le passage du détroit, nous croisons dans les eaux calmes et azurées. Oh, nous partîmes 500 et en arrivant au bas de la page, nous ne sommes plus que 10, en étant optimiste. Le bas de la page, oui, car, et c'est bien là le plus fort, il n'y a pas de port. C'eût été trop facile, trop rassurant. Le Edwood Vous Parle à l'ancienne, vous savez, c'est celui qui donne l'impression de s'étendre à l'infini. Ce n'est donc pas la fin, probablement pas, peut-être, qui sait ? Même pas moi, non, je ne sais pas. Tout ce que je sais, je l'ai dit plus haut, c'est que je suis le con d'un autre, de plein d'autres, de tant d'autres. C'est déjà ça.
On va quand même se quitter provisoirement sur une promesse : je vais arrêter de me plaindre des internets et de leurs habitants. On l'a compris, j'ai échoué dans ma conquête absurde des autoroutes de l'information. Juché sur ma carriole, je hurlais face à la masse des avions et des fusées qui s'élancent à chaque fraction de seconde. C'est d'un ridicule. Qu'ils continuent donc à vider leur être dans cette délirante thérapie de groupe, si ça les rend heureux, tant mieux, oh oui, tant mieux.
Depuis longtemps j'aurais du en finir des litanies aigries sur le thème, youplaboum, du « tout fout le camp » ou celui, tralala, du « ça va mal se finir, je vous le dis ». Quand on se targue d'avoir cinq lecteurs en bas de la page, ça relève quand même de la psychiatrie, du prophète baragouinant dans le coin le moins fréquenté de Hyde Park. Suivez la divine sandale ! Voilà tout aussi bien ce que je pourrais raconter, avec le même effet. Donc, voilà. Oui. Donc, voilà. J'aime bien écrire ça. Donc, voilà. Edwood continuera à vous parler, mais sur des sujets divers, différents, divertissants de préférence. Quelque chose d'autre, enfin, il était temps. |