Edwood vous parle

 

 

Rentrer dans le rang

 

 

 

Oh, hein, ça va. Oh, hein, c’est bon. Non, mais. Pas un peu fous ? Là. Hein. Et puis quoi encore ?


Non mais.


C’est vrai, quoi. Ca va pas la tête ?


Pour faire semblant. OK. Pour comprendre. Voyez. Pour contextualiser. Pour voir. Pour faire comme si.


Rentrer dans le rang. Dans la norme. Faire comme les autres.


En immersion.


Voilà.


Pour voir. Tiens. Rentrer dans le rang du web, par exemple. En immersion.


Twitbloguer. Par exemple. Tumbliker. Histoire de.


Même pas cap, qu’ils disaient !


Et alors ?


Bah oui.


Même pas cap.


Pas possible. A pas compris. A rien à dire. Ca ne marche pas.


Je ne suis pas assez intéressant pour le web 2.0. Sans doute.


Rien à dire.


Pas assez d’ego pour un blog. Pas assez de vie pour des tweets.
Pas assez de photos de ciel gris pour un tumblr. Pas assez d’amis pour ton facebook.


Je devrais faire un MySpace. Y a plus personne. Plus que des artistes, qui font de la bonne musique. Ou pas. Feels like home.


J’ai bien essayé. Regardez. En 2011, une tentative, par exemple, de faire un papier sur tous les films vus en salles. Ouhlala. Le cauchemar, la panne, le gouffre. Dur, dur. Un texte sur cinq présente un peu d’intérêt. Le reste ? Déjà vu, déjà lu, partout, ailleurs. L’horreur. Dur. Mince, alors. Mettre des notes ? Des dossiers thématiques ? Une bande-annonce ? Horreur. Paumé. Zut alors.


Voir ailleurs, ce que font les gens normaux. Traumatisme. Mon Viet-Nam à moi. Saïgon. Le Mékong. Le cœur des ténèbres. Des doubles maléfiques. Partout. Et des choses indicibles. Partout. Des blogs, oui, bien sûr, mais aussi des webzines. Des trucs participatifs. Des billets d’humeur, des points de vue sur l’actualité culturelle, des avis, des opinions, des trous du derrière. Partout.


Cauchemar. N’avoir servi à rien, ne servir à rien. Etre un parmi tous les autres. Dans les rangées bien rangées du web. Quel prestige ? D’avoir été là avant la foule, quand on n’était qu’une poignée de péquenots avec nos modems 28.8 k. Avoir créé mon coin-coin de blah-blah à la force du HTML, quand pour pouvoir t’exprimer fallait tout faire sans rien avoir clef en main. Tu pluggais et ça ne playait pas du tout. T’as vu. Quel accomplissement. Aujourd’hui on se fout de toi et de ton site trop laid. Pourtant ça prenait des heures à faire un site aussi laid. Faut dire qu’il a toujours été moche ce site. Avec ce parti-pris de déplaire dans la forme pour mieux faire exister le fond. Le chantre de la beauté intérieure, celui qui a toujours voulu forcer les lecteurs et les lectrices à aller au-delà des apparences. Forcer ? Forcer les internautes ? A une époque où rien, non, rien, ne doit demander le moindre effort ? Grand malade. Refus de toute forme de succès. Quand le web 2.0 est arrivé, se refermer encore plus sur soi-même. Refuser de participer au participatif. Rester seul dans la foule, seul là où le monde entier doit se retrouver. La grande famille mondiale.


Mon cul, oui.

La grande famille des egos absolus. Une population de monades (monades, hein, pas nomades, espèce de dyslexiques !) qui font semblant d’interagir, mais jamais le culte de l’individualisme n’a été poussé à un tel paroxysme. Faire croire qu’on est dans un vaste réseau très social pour mieux faire exister son narcissisme. Moi. Je. Moi. Je. Souvenez-vous, c’était il y a dix ans, je l’avais déjà résumé. On ne pouvait pas aller plus loin. Moi. Je. Et ma vie super passionnante, qui, à la force du boucan virtuel, finira bien par intéresser 10 personnes pendant 10 heures, 100 personnes pendant 100 minutes, 1000 personnes pendant 1000 secondes… Victoire ! Moi j’ai gagné.


Ne pas faire semblant. Tiens. Vous croyez que c’est possible ? Avec l’impudeur et l’exhibitionnisme au sommet des valeurs de ce début de millénaire (cf ton Facebook, ton Tweeter et Lady Gaga), le « faire semblant » n’a rarement été aussi présent. Libérée la parole ? Oui, la liberté absolue de tout dire sur moi. Epoustouflant. Sérieusement. Moi aussi je peux vous dire que je fais mes courses à Carrefour, parfois. Avec des anecdotes du quotidien pal-pi-tan-tes. Je saurais dessiner, j’en ferais un blog BD.


Mais c’est formidable, au contraire ! Car si l’exhibitionnisme est la valeur phare, elle nourrit un besoin primordial : le voyeurisme. Celui qui va de la pulsion érotomaniaque au besoin de se rassurer. L’exhibition de ton ego minable et de tes opinions pathétiques flatte mon ego surdimensionné et mon bon goût proverbial. Je t’aime, toi, le nul et tes critiques cinéma merdiques. Je t’aime, toi, la conne, qui raconte ta vie de conne sur ton blog de conne. Je vous aime, vous, les nases, avec vos petites chroniques du quotidien et votre humour vomitif. Tous et toutes vous me rassurez dans ma vérité intime, dans ma perception sans faille du monde. Je suis tellement, mais tellement supérieur à vous. Quel bonheur. Vive internet !


Oui, vive internet ! Qui me permet de me placer si haut au-dessus de la masse en m’y plongeant. En immersion. Sans prendre le risque du contact direct. Juste de partager le reflet sur l’écran et de m’en repaître. Mon auge. Mon bouge. Ma mélasse quotidienne. Vos fétides avis, vos indigents propos, vos pitoyables existences. Tout cela servit sur un plateau. Jeté en pâture à mon regard méprisant. Que j’aime être désespéré par vos écrits, que je jouis de votre médiocrité. Vite ! Ma dose de blogs, mon shoot de critiques de films, mon rail de photos humiliantes ! Ah le rush de la consternation ! Mon héroïne de nullité, celle qui fait gonfler mon moi. Tout va mieux.


Mais prendre, prendre, tout prendre, sans rien donner, non, je n’y arrive pas. Moi aussi je veux te faire partager un peu de mes déjections mentales, un peu de mes résidus de vie. Pour que toi aussi tu te sentes mieux et tellement au-dessus de moi. Viens donc uriner sur mes avis, chie ton âme sur mes pensées.


« Misanthrope ! », crie la foule d’une seule personne.


Plaît-il ?


Oui, je sais, tout cela n’est que posture et faire semblant. Je ne vous déteste pas tous. Loin de là. Et je sais que vous venez aussi ici, non pas pour me gerber dessus, mais pour partager une proximité idéale. Parce que par fragments, de 1 à 99%, on peut être d’accord. Jamais totalement. Car, ah, la bonne blague, on ne peut pas plaire à tout le monde. Malgré tout, nous cherchons à séduire, au maximum. Impossible. Autant se faire une raison. Autant que ce soit clair. Mettons les cartes sur la table et passons à autre chose. Déplaire peut être aussi important que plaire. Et décevoir, aussi, hein, je vous le dis depuis plus d’une décennie, magnifique expérience que celle de la déception. Celle qui forge les plus grandes amitiés et les plus grands amours. Finies les gamineries, enfin être adultes, dans un monde qui ne sacralise que l’enfance éternelle. Irresponsables et non coupables. C’est pas moi, c’est Facebook. Oups, mon tweet a dérapé. Tout a été déversé, trop vite. Parce qu’il faut aller vite. Ne plus réfléchir. Après tout ce n’est qu’un jeu.

 


L’entends-tu ce chant qui vient de l’océan ?


Il n’a pas besoin de ton avis, il n’a pas besoin d’être furieusement tendance.


Il existe depuis toujours et peu lui importe toi, moi, eux.


La brume monte entre les rochers. Elle traverse les chemins. Et vient à frapper à ta porte.


Viens t’asseoir, la brume.


Cela fait longtemps qu’il n’y a plus ni feu, ni cheminée dans nos demeures. Assieds-toi quand même, la brume.
On fera comme si, comme si c’était un autre temps.


La brume fume la pipe, elle la bourre métaphoriquement.
La brume ne parle pas.


Tu la regardes et tu ne comprends pas.
Tu aimerais l’écouter, mais elle n’a rien à te dire.


Que me veux-tu, la brume ?


La brume est là, elle t’a déjà oublié.


Mais pourquoi, alors, la brume ?


Bientôt. Elle aura tout emporté.

 

Edward D. Wood Jr

("cruel, cruel, cruel nature has won again")

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