Edwood Vous Parle
S'exprimer
S'exprimer.
S'exprimer sans se réprimer.
S'exprimer, et cela semble bien normal quand on le connaît.
Le langage comme critère essentiel de l'humanité, mais aussi comme un privilège à double tranchant, voire comme un don à multiples facettes.
Sans le langage, impossible de venir conter fleurette sous le balcon de votre bien-aimé(e).
Mais sans langage, vous auriez évité ces paroles malheureuses, hier soir, qui vous ont conduit directement à la catastrophe, sans passer par la case départ et sans toucher aux fruits bravement défendus par la vindicte amplement justifiée de votre dernière conquête. Et la conquête, certes, doit donc reprendre à présent pour vous, mais là n'est pas encore notre sujet...
Pourtant, tout débutait si bien. Après la sérénade et les roucoulades, la main dans la main, les yeux sur ses seins, vous l'invitiez pour un dernier verre chez vous. Oh, il n'y avait pas de doutes, ou si peu. Elle vous désirait, elle était à vous, comme la Une, mais pas comme la deux, car il ne faut point aller trop vite en ce genre de besognes. En ce 31 décembre, où l'amour vous tend enfin les bras (entre autres), il serait fort malvenu de placer la charrue avant les voeux.
Alors vous rêvez de sillons, en contemplant votre collection de disques vinyles.
Vous lui offrez un Martini bien frappé, histoire de la rompre davantage, la glace. Et vous lui mettez un doigt de citron au coeur de son verre cristallin aux reflets roses. Parmi votre collection de disques, vous choisissez Marvin Gaye et son Let's Get It On. Car vous êtes un charmeur de la vieille école (et poussiéreux autant que possible), et vous savez que le Closer de Nine Inch Nails ne marche pas à tous les coups. Dans le nez, oui, le coup dans le nez est déjà là. Et au fur et à mesure de la conversation, vous tremblez intérieurement de commettre quelques successions de lapsus inopinés.
Elle vous parle, elle vous parle. Presque autant que Edwood, ce qui n'est pas loin d'être effrayant. C'est bien. Vous l'écoutez, avec un semblant d'intérêt tout à fait crédible. C'est très bien. Pendant qu'elle tient la conversation bien fermement entre ses lèvres, vous ne dites pas de conneries. C'est très très bien. Vous l'écoutez, vous l'écoutez, tout en pensant à d'autres choses... C'est très mauvais!
Mais comment se fait-ce ?!? Oui, hein ?!? Comment se fait-ce ?? Qu'à cet instant vous ne saisissez pas les signaux pourtant explicites qui débordent de sa bouche par l'intermédiaire du miracle du langage, qui est notre thème du jour, je vous le rappelle au passage ? Vous ne saisissez pas, car, comme mes lecteurs et mes lectrices, vous ne suivez rien de ce que l'on vous raconte avec tant d'amour !
Écoutez-la ! Écoutez-la un instant. Écoutez-la vous parler de sa passion pour la lingerie féminine. Et vous décrire dans le détail sa collection de strings hétéroclites. Oh pauvre humain aveugle et surtout sourd! Tout est dit, pourtant! Et vous, vous ne faites que branler du chef, en profitant de chaque instant où elle détourne le regard pour plonger le votre dans son généreux décolleté. Alors, ne venez point vous étonner si, elle-même, plus raffinée, forcément plus raffinée, renverse son verre pour pouvoir profiter de la vision de vos fesses lorsque vous viendrez éponger l'inondation qui s'étend à ses pieds.
Elle en profite pour se lever et, malheureusement pour vous, pathétique mortel, elle ne poursuivra pas son mouvement jusqu'à vous mettre la main au cul. Bien qu'elle en meure d'envie et vous aussi (mais je ne vais pas vous faire l'affront de vous le rappeler, mais en fait, si). L'incompréhension est sans doute le drame de l'Humanité, et elle se dirige (votre conquête, pas l'incompréhension), vers votre collection de DVD.
Collection que vous avez, psychopathe que vous êtes, classée suivant des critères obscurs, abscons, voire purement métaphysiques, qui ne font sens que pour vous. Une telle mise en scène de votre cinéphilie relève d'une forme de langage dont on hésite à dire si elle est très évoluée ou juste pleinement régressive.
Néanmoins votre langue exotique intrigue au plus haut point la demoiselle, surtout lorsqu'elle tombe sur votre cheptel de chefs-d'oeuvre interprétés par Brigitte Lahaie. Bien que ceux-ci soient habilement disposés entre des films nettement moins palpitants signés par les anodins Woody Allen ou Orson Welles, vous allez devoir vous expliquer. Impossible de vous défiler et vous ne pouvez pas cavalièrement sauter Lahaie.
Alors vous vous égarez bien vite dans de maladroites justifications. Et vous vous ridiculisez copieusement devant son regard amusé. Vous expliquez que ces films ont un véritable intérêt cinéphilique, en particulier les immortels La Nuit des Traqués et les Raisins de la Mort de Jean Rollin. Vous lui dites que vous comprenez bien qu'il est délicat d'affranchir Lahaie du genre pornographique où elle a joui d'une notoriété inoubliable, mais que c'est tout à fait possible. Vous lui proposez même de lui montrer un de ses films, ce qui est plutôt un net progrès pour votre dossier. Vous lui parlez aussi d'une autre actrice X des années 70, Eulalie. Et d'un air affecté, vous lui annoncez qu'après sa retraite, personne ne sait ce que Eulalie devint.
Et là, l'impossible se produit.
Votre conquête rit.
Oui, elle rit.
Elle rit de vos calembours éculés.
Et vous en restez pour le moins dubitatif...
Certes, la sagesse populaire le clame : femme qui rit, femme qui jouit dans votre lit (ou à peu près). Mais vous n'êtes guère convaincu. Cela se comprend. Vous n'avez pas l'habitude que l'on s'amuse de vos tentatives maladroites d'humour perçants (ou abyssins, suivant les jours). Mais vous retrouvez rapidement toute votre semblant de contenance. Elle rit, elle vous sourit, elle a dans les yeux le bleu qui manque à son regard (ils sont marrons, ou plutôt noisettes, vous venez de vous en rendre compte, il n'est jamais trop tard).
Si le terrain de l'humour vous semble tout acquis, il n'est pas sûr du tout qu'il en soit de même de celui de l'attirance physique sauvage. Pas que vous soyez en pleine circonspection, mais presque (et ça doit faire mal). Vous tournez et retournez la situation en tout sens, et ce n'est pas vraiment l'objectif premier. La prochaine étape serait plutôt d'introduire votre désir dans l'esprit de la demoiselle. Vous ne savez pas si vous devez insister pour lui montrer un film diantrement instructif (et qui ne soit ni en noir et blanc, ni muet). Vous comptez, de manière fort présomptueuse, qu'elle va revenir à l'étude de votre dvdthèque et s'extasier devant votre charmante collection d'Andrew Blake et de Michael Ninn. Il est certain que si elle choisit de regarder Latex en votre compagnie, cette soirée va définitivement entrer dans les annales.
Pour l'instant, malgré l'évidence des signes, vous ne savez toujours pas si vous pénétrez dans la zone amicale ou la zone érogène. A vous voir ainsi rougir et rire bêtement à vos blagues les plus embarrassantes, on en viendrait à douter de votre appartenance à la zone hétérogène. Alors, pour essayer de vous remettre, tant bien que mal, sur les rails du train de l'Amour, vous recommencez à parler de vous. Ce qui est sans doute le sujet le plus glamour que vous puissiez trouver. Gaillardement inspiré par la lecture d'un fameux Edwood Vous Parle, vous vous lancez dans des jugements de valeur sur tout et n'importe quoi et autres extases poétiques sur votre intériorité admirable. Le bon philosophe avait raison, au final tous les sens du langage reviennent à Moi (il vous en prie). Tout est à Moi (et surtout vous, et vous, et vous aussi dans le fond qui essayez de vous cacher derrière le radiateur). Mais le miroir de votre Moi peine à renvoyer une image plaisante de votre gironde conquête. En désespoir de cause vous lui donnez le choix entre un thé et une sodomie, ce qui la laisse plutôt perplexe. Elle n'aime pas le thé.
La conversation, autour d'une tasse de café, se fait encore plus détendue, contrairement à vous. Elle vous reparle d'elle. Elle vous dit qu'elle est belle et qu'elle est celle juste faite pour vos bras. Implicitement. Voyez-vous. C'est sous-entendu. Et presque évident, quand le sujet de la lingerie revient au galop. Car elle porte-jarretelles, la Belle, et ses bas s'tiennent. Mais justement, tout reste en suspend. Cela tombe bien, vous aimez le suspens. Même si tant de retenue pourrait finir par paraître suspecte.
Mais à force de laisser s'exprimer le désir tout en le tenant à l'écart des endroits étroits, il se fait tard. Elle doit partir et vous voilà au bord de l'explosion du sens. Interdit de chuter à cet instant, quand il est à présent indispensable de révéler votre concupiscence. Très intelligemment vous décidez de la raccompagner jusqu'en bas de la rue, histoire de l'aider à trouver un taxi. Clairement, c'est la méthode la plus idéale pour la faire tomber à plat ventre sur votre lit. Vous lui tendez son manteau en arborant votre sourire de séducteur un peu coincé du Q.I. Elle franchit la porte en vous remerciant encore de votre gentillesse. Inutile d'approfondir. Vous êtes un garçon gentil. Et vous aurez beau claquer la porte de votre appartement avec une virilité indéniablement maladroite, vous êtes gentil. Et vous pouvez vous la mettre bien au chaud derrière l'oreille pour les prochains mois (soyons optimistes).
Vous trouvez facilement un taxi et vous la biser avec enthousiasme. Quelque chose, au coeur de vous-même, résonne comme une Apocalypse miniature. Quelque chose de totalement inexprimable, même avec l'usage des sens et des langages les plus complexes. Vous restez-là, au bord du trottoir, regardant le taxi s'éloigner. Le grand désarroi de votre esprit s'éclaire soudain. Le grand vide de votre coeur se sent comblé. Vous espérez. Et vous souriez.
Edward D. Wood Jr. (Cyprine m'était contée...)