Vous ai-je manqué ?
Je veux dire, dans la discussion brutalement indirecte que nous avons engagée il y a 10 ans ou il y a 10 secondes en ces pages.
Vous ai-je manqué ?
Pour la première fois, il s’est écoulé plus d’une année sans nouvel Edwood vous parle.
Vous ai-je manqué ?
Probablement que non. Certainement, non. Après tout, que suis-je pour vous ? Une goutte d’eau parmi les millions d’egos qui s’expriment à présent sur le web. Peut-être ne suis-je d’ailleurs qu’un blogueur de plus à vos yeux. Ne me tentez pas, ne me laissez pas vous asséner encore tout le mal que je pense des blogs et de leurs apôtres ! Je ne reviens pas après tant d’absence pour radoter.
Quoique.
Que s’est-il passé depuis la dernière fois ?
J’ai fait la bienheureuse erreur de transformer un amour (pour le cinéma) en métier (rémunéré). Le licenciement (et la crise) économiques me poussent à présent vers la sortie. La meilleure chose qui soit.
Ne transformez jamais votre amour en argent. Vous risqueriez de tout saloper. Vous en arriveriez, comme moi, à fuir les salles de cinéma (dans l’exemple qui nous concerne aujourd’hui). Cela marcherait encore mieux avec votre amour pour les fourchettes. Ne niez pas, je le sais, mon omniscience me l’a chuchoté hier soir, au moment où la lune entrait dans la grande ourse.
Donc, si vous faisiez des fourchettes votre métier, vous rencontreriez d’autres amateurs de fourchettes dont l’existence ne vibre que pour les fourchettes. Au début c’est merveilleux. Des gens qui vous comprennent, c’est un peu la fête au village des Schtroumpfs. Chic chic chic ! Chouette chouette chouette ! On va parler fourchettes ! Toute la journée. Et la nuit. Et demain. Aussi. Beaucoup, dans tous les sens. Des fourchettes que l’on aime et de celles que l’on déteste. Et surtout des fourchettes du moment, car il n’y a pas besoin de culture de la fourchette pour en faire son métier. L’important c’est d’en parler. Fort de préférence. Asséner la fourchette. Avoir un bon coup (de fourchette). C’est l’essentiel.
Rapidement, cela coince. Car comme en tout, en fourchettes il y a des Églises, des religions, des dissidences, des schismes. L’amour devient passion, la violence surgit, s’insinue. Les embrassades, et les coups de poignard, pardon, de fourchettes dans le dos. Les engueulades et les réconciliations. Mais le cancer ronge. A faire trop grand cas de la fourchette, celle-ci perd paradoxalement de sa saveur. Trop de fourchette tue la fourchette.
Et on va aux expositions de fourchettes comme on va à l’usine. On s’endort sur un fauteuil, on participe au cynisme ambiant. Comme les autres on finit par conchier une fourchette brillante parce qu’on a mal dormi la veille, parce qu’on a mal aux dents, par principe ou par facilité. On suit la masse ou on s’en détourne, en réflexe, en rythme, en routine. On critique les fourchettes comme Charlot serre les boulons dans Les Temps modernes. Par automatisme. Parce que c’est le casse-croûte.
Puis on découvre l’envers du décor, ce qu’il y a derrière la magie des fourchettes. Les créateurs, et leur entourage, la promo des fourchettes et son cortège de joyeusetés qu’il vaut mieux taire. On participe peu à peu à l’omerta de la fourchette, mais aussi à entretenir le mythe. Bref, on est dégoûté des fourchettes, alors, qu’à la base, on aime ça. On adore ça. On s’est dédié aux fourchettes.
Heureusement, un beau jour, la réalité hors des fourchettes prend le dessus. Il n’y a aucun avenir à parler des fourchettes, comme le démontre fort bien le texte que vous êtes (peut-être) encore en train de lire. D’argent, il n’y a point. De gloire, encore moins. On brille seulement par le reflet argenté que les fourchettes portent sur nous quand la lumière tombe sur elles. On gagne petit, on s’aigri, on est prêt à entrer dans la ronde, la joyeuse gigue du ratage dans les grandes largeurs. C’est la faillite. Au bon moment, on est éjecté, en approuvant. C’était finalement ce que l’on désirait le plus. Redevenir l’amateur de fourchettes que l’on a toujours été. Les aimer encore plus, à présent que l’on sait, que l’on a vu. Illuminé, non, mais apaisé, oui.
Aurais-je d’autres choses à ajouter sur les fourchettes et leur milieu encombrant ? Non.
Vous ai-je manqué ?
A moi, non. Pas facile de vivre avec soi-même. Agréable, souvent. Pas facile pour autant.
Mais je suis revenu.
Là.
J’étais bien présent. A côté. Vous savez, où je m’ébats en toute liberté, en parlant zizique et fourchettes.
Je n’étais jamais bien loin.
Mais moins là.
C’est bizarre d’être là. Dans un chez soi qui n’existe pas. Un fragment d’intime complètement biaisé. Et c’est si bon d’être là, bien biaisé. De vous mentir à nouveau. Et de vous dire la vérité. Chers inconnus, chères inconnues.
Vous ai-je manqué ?
Non, ne répondez pas.
C’était, comme toujours, à moi que je posais la question…
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