Big Fish
Deuxième vision
Il fallait bien que cela arrive un jour. Il fallait bien que Tim Burton me déçoive. Pas d'une déception discrète, légère, vite pardonnée, qui le plus souvent s'estompe avec le temps, avec le souvenir. Non, une déception intense, totale, un rejet complet et sans cesse croissant de l'une de ses oeuvres. Oh, cela faisait déjà quelques temps que je m'éloignais, peu à peu, de mon fanatisme burtonien. Un long processus entamé à l'époque de Mars Attacks ! et qui, film après film, ne me laissait plus entretenir ma passion que sur la foi de ces chefs-d'œuvre, qui ont pour la plupart grandement compté dans mon existence (Pee Wee, Beetlejuice, Edward, Batman Returns, Ed Wood..., la liste est bien connue). Et sur ce passé emplie de merveilles, je pouvais me reposer en paix quand les nouveaux Burton me laissaient plus ou moins sur ma faim. Une faim toute relative, comme je l'expliquais dans l'une de mes chroniques dédiées à Sleepy Hollow. En effet, même lorsque au final j'adorais l'œuvre, les films de Tim Burton me bouleversaient rarement dès la première vision (à une poignée d'exceptions près). Mais ils se bonifiaient dès le lendemain et d'autant plus avec les visions successives. Par exemple, mon attachement à Ed Wood n'a non seulement pas diminué avec les années, mais il s'accroît à chaque nouvelle vision. Un principe prouvé de nombreuses fois par l'expérience et qui s'est avéré particulièrement juste depuis Mars Attacks !. Malheureusement. Malheureusement, rien de tout cela n'est arrivé avec Big Fish. Au contraire. Pour l'instant, me direz-vous. Oui. Pour l'instant... Mais cet instant est grave, triste et en même temps m'indiffère de plus en plus. Car, comme je vais l'expliquer un peu, avec deux semaines de maturation et une deuxième vision, Big Fish n'est pas seulement pour moi une catastrophe en tant que film de Tim Burton, c'est surtout un bien médiocre film, tout court.
J'entends déjà les hurlements d'indignation des lectrices et des lecteurs. Oh, pour beaucoup d'entre vous, à présent, ce n'est pas Tim Burton qui déçoit, c'est moi. Moi, le traître à la cause. Moi, qui fut, et qui reste !, l'un des grands fanatiques de monsieur Tim. Moi, qui fut l'un des premiers à épancher cette passion sur internet. Oui, c'est bien moi, à présent, après avoir été l'un des rares défenseurs de la Planète des Singes, et au moment où certains parlent du "grand retour" de Burton, c'est donc moi qui rédige une oraison funèbre. Provisoire, je le souhaite. Mais bien réelle. Et très sincère. Un nouveau cri du cœur, comme autrefois. Mais le cri d'un cœur brisé. Enfin, brisé mais vite consolé, par exemple, dans les bras de May.
Pour tout vous avouer d'emblée, après la première vision de Big Fish, je pouvais au moins reconnaître les qualités esthétiques du film. Après la seconde vision, ce sont ces mêmes qualités que je vais remettre en cause. C'est bien connu, Tim Burton est avant tout un dessinateur, un peintre, un orfèvre de la belle image. La majorité de ses films souffrant par ailleurs de problèmes narratifs plus ou moins conséquents (certains sont avant tout une succession de scènes, voire de sketches, avec un fil conducteur fort mince). Dans Big Fish, je vais y revenir, la narration est toujours aussi chancelante (et même plus qu'avant), mais c'est le visuel qui déçoit terriblement. En effet, le film manque incroyablement de force visuelle, d'impact et paradoxalement "d'identité". Tout se veut magique, touchant, mais n'est finalement qu'anodin, voire grossier (et c'est aussi valable pour ce qui est raconté). Les scènes "réalistes" sont juste dignes d'un téléfilm de l'après-midi sur M6 ("Famille Courage", "le Combat d'une Mère", ce genre de choses). Et les scènes fantastiques sonnent faux, dans la veine, encore, de certains téléfilms à effets spéciaux à la manière du 10e Royaume (excellent et en de très nombreux points supérieur à Big Fish, soit dit en passant). Big Fish semble donc enfermé dans un format carré, télévisuel, vaguement délavé ; se cachant derrière une imagerie devenue clichés et d'éternelles références à l'œuvre antérieure de Burton, pour essayer de masquer le vide esthétique de l'ensemble. Pour preuve, dès que Burton s'éloigne de ses auto-références et s'engage dans des lieux où il n'a jamais posé sa caméra auparavant, le film devient brutalement impersonnel, limite plagiaire (Forrest Gump, bien sûr, et pas seulement). On sent Burton très mal à l'aise avec son gros poisson, essayant un peu toutes les directions sans jamais en choisir véritablement une, à l'image de la réplique finale de Billy Crudup ("c'est cela en gros", à peu près).
Visuellement, et dans son propos (mais je l'ai déjà évoqué dans ma première chronique), Big Fish est un film tiède, inachevé, anodin. La première fois, on pleure, pris en otage par un lourdaud hold-up lacrymal. La deuxième fois, on s'indiffère. Big Fish paraît long, interminable, poussif, faux, parfois énervant, parfois vulgaire. Une vulgarité qui étonne de la part de Tim Burton. Une vulgarité à l'image de gags et d'effets consternants, allant du chat noir surgissant bruyamment à l'écran pour essayer de donner de l'impact à une scène qui se devrait importante mais qui n'est que très creuse, au recours au clin d'œil à la limite du beauf. Tim Burton, créateur de quelques uns des films les plus drôles qui soient (Pee Wee, Beetlejuice, Mars Attacks !, mais aussi Ed Wood, qui est l'un des films les plus parfaits qui soient), se permet des gags immondes et ridicules comme clefs de scènes entières (la mort du rival (deux fois !), le laitier, le lancer de bâton au loup-garou, Dany DeVito à poil, le "combat" de kung fu...). Devant de telles choses, qui parviennent pour certains d'entre elles à faire sourire à la première vision, je me suis retrouvé gêné, très embarrassé, voire consterné. Ce n'est décidément plus du tout le Burton que j'aimais qui tient, maladroitement, les rênes de Big Fish.
On pourrait, comme mon amie, avancer la théorie que Tim Burton était vraiment perturbé, voire très mal lorsqu'il a mis en scène Big Fish. Et que, finalement, certains thèmes se sont avérés trop personnels à cet instant de son existence. On voit alors Burton essayer de faire quelque chose de nouveau, de dire des choses qui le touchent particulièrement, mais sans y parvenir. Ce qui est terrible. Il faut avouer qu'il n'est pas très bien secondé dans sa tâche. Des personnes souvent talentueuses sont ici en toute petite forme. A l'image de Danny Elfman, qui sonne comme une mauvaise imitation de Danny Elfman. Ou de Philippe Rousselot, qui ne parvient décidément pas à faire oublier Stefan Czapsky. J'ai déjà évoqué le problème des acteurs. Ewan McGregor, tout sourire et accent du Sud, compose un Edward Bloom exaspérant d'entrain et de convictions. Albert Finney prend le relais en Edward Bloom âgé, borné jusqu'à l'antipathie. Billy Crudup est d'une fadeur désarmante. Jessica Lange fait de la figuration. Dany DeVito fait le Pingouin. Steve Buscemi fait toujours la même chose et, certes, il le fait bien. Et Helena Bonham Carter a l'air bien triste.
Et c'est bien avec Jenny que réside mon seul espoir en Big Fish. En effet, étant incarnée par la propre femme de Burton, on peut se dire que le metteur en scène porte une affection toute particulière à cette "Catwoman" éternellement solitaire. Jenny est, du début à la fin du métrage, le "vestige" du Tim Burton d'antan. Très symboliquement, Burton essaiera de repeindre la vieille maison aux normes de cet Edward Bloom triomphant. Mais cette normalisation sera un échec. Morte-vivante, femme libre et adultère, Jenny n'entre pas dans les cadres du mélo politiquement plus que correct qu'est Big Fish. Elle s'en échappe et reste seule, avec ses chats, comme tant d'autres héros burtoniens avant elle. Sauf que, pour la première fois, ou presque, le héros burtonien est remisé au fond du décor. Il est juste une péripétie au milieu de nombreuses autres. Il fait partie des meubles, presque, effectivement, comme un simple élément décoratif, un peu obligatoire, pour plaire aux "vieux fans". Constatation douloureuse qui renforce l'impression de voir en Big Fish une antithèse des précédents grands films de Burton.
Alors, comme je ne cesse de le répéter, je ne refuse pas à Burton le droit de changer, d'évoluer. Au contraire, j'étais le premier (et parfois presque le seul) à applaudire aux révolutions d'Ed Wood et de la Planète des Singes. Et rétrospectivement, les changements plus radicaux et plus passionnants de la cette fameuse Planète des Singes, font de l'ombre à la tiédeur lacrymale de Big Fish. Mais je persiste à voir, dissimulé derrière tout le décorum consensuel, Big Fish comme une oeuvre malade. La douleur de la perte du père était sans doute trop fort pour permettre à Burton de s'approprier pleinement Big Fish. De même, l'histoire d'amour niaise et banale d'Edward et Sandra ne convenait tellement pas à sa relation avec Helena Bonham Carter, qu'on le sent bien plus charmé par Jenny (ou même par la Sirène, voire les sœurs siamoises). Bref, après une seconde vision et du temps, je ne dirais plus que Big Fish présente un Burton "heureux et normal", mais plutôt un Burton étouffé (volontairement ?) par la norme et Hollywood, mille fois plus que dans la Planète des Singes. Que Burton se soit abandonné à cette norme, c'est indéniable. Qu'il en soit véritablement heureux, c'est déjà plus discutable. L'échec artistique cuisant de Big Fish laisse beaucoup de questions en suspend. Heureusement.
Pour finir, j'évoquerais rapidement la réflexion sur les "histoires" et le statut du conteur que semble contenir Big Fish. Avouons-le, ce thème qui pourrait être central, ne fait qu'être effleuré à intervalles très irréguliers (Big Fish est rythmé odieusement). Burton n'approfondit rien, laisse tout en suspend, mise sur le mélo à tout prix comme seule porte de sortie. Le père et le fils se réconcilient-ils vraiment au final ? Y a-t-il vraiment transmission entre générations de conteurs ? Est-ce qu'on s'en soucie ? Les réponses à ces questions sont expéditives, voire totalement artificielle. Et celui qui s'extasie devant le "discours" de Burton sur les histoires et ceux qui les racontent dans Big Fish, ferait bien de revoir immédiatement Edward Aux Mains d'Argent et Ed Wood. Mais je ne vais pas pleurer plus longtemps sur Big Fish et Tim Burton. Ces dernières années ont vu apparaître devant mes yeux et dans mon cœur, des oeuvres telles que The Frighteners, Yi Yi, May et surtout les sublimes Dolls et l'immense Voyage de Chihiro. Le cinéma ne cesse de me ravir et les élans enthousiastes, exaltatns qui m'accompagnaient devant Batman Returns et Ed Wood sont toujours bien vivant. Big Fish fait déjà pour moi partie du passé.