Edwood Vous Parle
Philosophie
J'étais assis ici, comme d'habitude. Tout pouvait advenir. Même si le plus souvent rien n'arrivait. Le soleil déclinait doucement à l'horizon. Un léger vent frissonnant donnait à l'été des airs d'automne naissant. Un chien urinait contre un arbre. Quelques conducteurs abrutis jouaient du klaxon au loin. Des inconnus passaient. Et ne faisaient vraiment que passer. Donc, ce soir là, j'étais assis là. Et il ne se passait pas grand chose. Je ne demandais pas forcément que la fin du monde revienne (la garce !), je ne demandais pas non plus d'être soudain sous le feu de projecteurs impolis. J'aimais ma tranquillité peinarde. Tout en espérant, forcément, logiquement, inévitablement, un événement fantastique qui aurait transformé le soir d'été en instant inoubliable. Et bien, croyez-le, ou non, il ne se passa rien. Mais l'instant n'en demeurait pas moins mémorable. Mémorable dans sa douce banalité et dans sa gentille vacuité.
Bien sûr je pourrais être plus poétique, plus lyrique, plus enchanteur. Je pourrais vous parler des promenades, main dans la main, sur les bords de la Seine. Je pourrais vous décrire le bonheur d'être dans une salle de cinéma. Je pourrais évoquer la plage désertée, deux jours avant le début de la saison d'été, quand le ciel et l'océan ne font plus qu'un. Bien sûr, je pourrais vous parler de mon monde. Mais finalement, après tout, hein, en quoi est-ce que cela vous concerne ? Car, je sais c'est facile à dire, mais ces moments là, il vaut mieux les vivre que les lire. Voyez-vous. Sinon c'est triste. Oui, c'est bien triste. Alors je vous épargnerais des chagrins inutiles et ne vous raconterez que ce qui n'est pas vrai. Ou pas trop vrai.
Celui qui a inventé les escaliers transparents était forcément un homme. Ou alors une dame qui ne portait que des pantalons. Mes dames, oui, mes demoiselles, oui, avez-vous déjà descendu en jupe un escalier aux marches transparentes ? Dans le cas d'une réponse positive, vous êtes-vous alors demandé : "l'ai-je bien descendu ?" ou plutôt "y avait-il quelque voyou voyeur posté en contrebas ?" Je dis cela en toute innocence, tant l'idée d'espionner sous les marches de l'escalier m'est assez étrangère. Du moins, l'idée existe vraisemblablement en moi, peut-être même comme une idée innée. Mais je ne la mettrais point en pratique. Trop occupé que je suis à occuper les bancs voisins des bouches de métro, celles-là même qui transforment fréquemment la plus humble des passantes en Marilyn ressuscitée. Je sais que ces quelques remarques sont triviales. Et je ne m'en porte pas plus mal pour autant.
Pour passer à un degré supérieur de trivialité, je pourrais vous évoquer la télé réalité. Mais je crois que c'est un sujet bien trop sensible pour ne pas provoquer des infarctus en série parmi les lecteurs et les lectrices. De toute façon c'est l'italienne qui va gagner. Et les rouges sont des pingouins. Marjolaine est une bécasse. Machin chante faux. Et Groland n'est plus drôle. Que de rebondissements ! Oui, je me tiens au courant de la télévision de chez nous. Oui. Car mes soirées devant un écran de taille réduite ne sont pas seulement dédiées à la (re)vision d'Andréi Roublev. Non, monsieur. Non, ma dame. Ni à la (re)vision de Prince des Ténèbres. Non, mon bon. Non, ma bonne. Entre Tarkovski et Carpenter, il y aura toujours une place pour le Bachelor.
Elevons-nous un peu. Pas trop, quand même, car le plafond est bas. Nous sommes au début de l'été, au début des vacances. Le temps de l'insouciance. Mais d'ici peu, partout vont fleurir des phrases du style : "quelle misère ! déjà la rentrée !" ou "putain, ça craint, les vacances sont finies !" ou bien encore "avec le vent de septembre s'enfuit la saison dorée où notre amour se cachait dans les champs délicieux qui s'étendent près du bon Dieu". Bref, là vous êtes en train de faire les malins, mais d'ici peu vous reviendrez pleurer sur mon écran. Ah, oui, je le sais bien. Car je commence à avoir une grande expérience des vacances et de leur fin. On plaisante, on s'amuse, mais on finit toujours par revenir à l'amertume des jours où il faut se lever le matin. Se lever le matin pas pour glandouiller devant les émissions pour la jeunesse des congés scolaires. Non, se lever le matin pour se masser dans un moyen de transport surpeuplé. Et va y avoir des grèves. Je ne vous dis que cela.
Mais déjà il se fait tard, et je n'avais finalement pas prévu de vous parler si longuement. Car voilà, j'ai d'autres choses à faire. Je sais, je sais, peut-être que je ne suis pas suffisamment présent dans le temps de votre existence. Mais je ne veux que passer. Je ne suis pas là pour rester. Vous allez me dire : "oui, mais, si tu restais, nous aurions tellement à faire ensemble !". Je dirais que ces propos n'engagent que vous. Et que vous avez sans doute raison. Mais en attendant que mes clones prennent le relais de mon insuffisance existentielle, je ne peux que m'échapper sans faire trop de bruit.
En conclusion gratuite et parce que cela me fait plaisir, je ne puis résister à vous faire partager l'un des plus brillants monologues de notre cinéma hexagonal. Issu du scénario rédigé par messieurs Arnaud Desplechin et Emmanuel Bourdieu pour ce grand film qu'est Comment Je Me Suis Disputé (Ma Vie Sexuelle) :
"Paul : Tu vois, le plus grand plaisir que je continue à éprouver, - tu sais, même quand je suis malheureux, que je me suis encore foutu dans une impasse, que je ne peux plus bouger - eh bien, il y a un truc qui ne vieillit pas, c'est l'étonnement quand je mets... ma main dans la culotte d'une fille que je ne connais pas, pour la première fois.
A chaque fois, ça fait peur, c'est toujours différent ; et puis c'est tellement... bizarre.
Ce n'est pas du donjuanisme, parce que je n'ai pas couché avec tant de filles que ça, mais c'est ce moment là qui fait que tu sens que tu es en vie. C'est tellement toujours "différent". Les gens te bidonnent, te racontent que c'est toujours pareil, "un con est un con", que les garçons c'est différent mais que les filles c'est pareil, alors que pour les filles, c'est tellement précisément différent là à chaque fois !
C'est pas seulement l'infidélité. Il y a des filles, même si tu les connais hein, à chaque fois que tu mets la main, tu sens que c'est... bizarre, pas gagné.
C'est dur à expliquer. Mais tu vois, si tu parles de ça aux gens, ils te disent euh... : "ça va, tu peux commencer à t'habituer quand même, c'est infantile". Ou ils se moquent : "tu dois pas être une bonne affaire au lit"... ce qui est tragiquement drôle quand on sait comment la plupart des gens baisent, quand même ! Ben tu vois ça, cette réaction des gens, qui font la moue, genre : "mouais, j'espère que tu as mieux dans la vie", alors que tu sais que eux ils n'ont rien de mieux dans leur vie, même pas ça !, eh bien c'est le plus grand plaisir, le moment où je sens que la vie vaut tellement la peine, même si c'est trop cher payé. C'est pas Heidegger qui monte sur sa putain de montagne, ou je sais pas...
Non, c'est le visage de la fille, toi qui as un peu peur, qui repousse l'élastique, le début du ventre... Tu vois ? ... Faut pas croire les gens qui te disent : renonce à ça, il y a mieux. Il n'y aura rien de mieux dans la vie, alors t'as intérêt à t'en satisfaire. Et c'est déjà pas mal."
Tant de philosophie me laisse sans voix. La preuve. Je ne suis plus là.
Edward D. Wood Jr. ("idéal : ce qui donnerait parfaite satisfaction à l'intelligence et au sentiment humains")