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Kate Bush
Aerial
Comment ne pas décevoir lorsque l'on effectue un retour terriblement attendu ? Plusieurs solutions s'offrent à vous, par exemple vous pouvez verser dans les trompettes et les annonces, la démesure et le bruit, clamer haut et fort que le voilà, il revient Albator, ou Ulysse, peu importe, car c'est un fait avéré, vous allez vous ramasser, comme Michael Jackson, comme les Sex Pistols, comme les Beatles "reformés", vous allez décevoir, voire vous prendre une bonne volée de bois vert, qui certes, justement, ne sera pas forcément volée. Kate Bush, qui nous avait abandonnés en 1994, pour accomplir une vie de famille des plus exemplaires, après un The Red Shoes de très sinistre mémoire, se retrouvait une décennie plus tard dans une situation pour le moins délicate. Ayant connu le succès très jeune et ayant offert quelques uns des disques les plus étranges, envoûtants et admirables des années 80 (en particulier The Dreaming et Hounds of Love), elle n'avait pas été oublié par ses nombreux fans et sa résurrection, sous la forme d'un double album, ne pouvait pas passer totalement inaperçu. Alors, comment ne pas trahir quand tout le monde s'attend à ce que vous ne possédiez plus qu'une valeur nostalgique ? Et bien en ne faisant aucune concession et en ne cédant pas à la tentation de "faire plaisir aux fans", en livrant un album exigeant, totalement en marge de la production actuelle. Kate Bush ne commet aucune erreur, aucune faute de goût, prouve que le temps n'a pas émoussé sa sensibilité ni son talent, et que, tout au contraire, sa vision infiniment poétique et très personnelle du monde s'est affirmée et affinée. Et la superbe pochette de Aerial, au sein de laquelle miss Bush n'apparaît que de manière fantomatique, est un monument de sobriété et d'ambiance audacieuse mais immédiatement évocatrice (les disques sont ornés de photographies de linge séchant au vent). Le premier de ces disques (A Sea of Honey) est un recueil de chansons, plutôt classiques selon les critères de la dame, qui ne renie jamais les sonorités qui ont fait le succès de ses précédentes oeuvres, mais en optant pour la discrétion, la retenue et la maîtrise, indispensables à la crédibilité d'un univers musical extrêmement riche, foisonnant de détails et d'arrière-plans quasi cinématographiques. Si cette première partie de l'oeuvre est aussi celle qui pourra le plus désenchanter certains auditeurs (à mes oreilles, seul le morceau Joanni est vraiment raté), elle réserve des instants de grâce immédiatement dignes des merveilles d'antan (la tension de King of The Mountain (dédiée à Elvis), le mystère de Pi (dédiée aux mathématiques), la tendresse de Bertie (dédiée à son fils), la rêverie sensuelle de Mrs. Bartolozzi (dédiée aux machines à laver et surtout à toutes les femmes ayant parfois du vague à l'âme (à toutes les femmes donc)), la perfection inquiétante de How To Be Invisible (dédiée aux fans de Kate), l'ampleur mélancolique de A Coral Room (qui annonce la seconde partie de Aerial)...) Le deuxième disque compose la description d'une journée, de l'aube jusqu'à la nuit, en une construction savante d'ambiances minimalistes. Du délicat Prelude (où le mélange entre la pureté des sons et la voix du fils de Kate Bush est quasi bouleversant, sans que l'on comprenne bien pourquoi) jusqu'à l'épique Aerial (voisin des grandes heures de The Dreaming), cette ode à la beauté du monde et de l'existence (nommée A Sky of Honey) tient du pur chef-d'oeuvre qui donne fréquemment le frisson. Si ce "ciel de miel" est une idéale musique d'ambiance, son écoute demande une véritable attention et il faut du temps avant d'en apprécier pleinement l'élégance exquise et la complexité de la composition. On pense parfois à de la peinture plutôt qu'à de la musique pop, tant Kate Bush raisonne selon les teintes, les textures, les dégradés, les nuances. Et c'est ainsi, dans cette subtilité qui n'appartient qu'à elle, que la dame peut se permettre des audaces qui chez d'autres seraient immédiatement ridicules, en particulier les nombreuses interventions de chants d'oiseaux au sein de la musique. Aerial se découvre, peu à peu, en tant qu'humble ode aux détails du quotidien, aux plaisirs simples, à l'émerveillement face aux nuages ou aux arbres, à la joie intense d'être heureux auprès de ceux que nous aimons, d'être ravi de passer nos soirées à leurs côtés, de partager ce monde avec eux. Disque de mère, de femme et de poète qui se rêverait invisible pour mieux tout connaître de cet univers qui n'a jamais cessé de l'émerveiller, Aerial s'évade des cadres critiques habituels pour toucher à ce qu'il y a de plus secret en nous et de plus universel dans cette intimité, le petit lien du coeur qui nous rapproche, cette fragile conscience du bonheur, cette impression fugitive de ne parfois faire qu'un avec tout ce qui nous entoure. |