Il n'est plus honteux de couvrir de louanges les Carpenters. Même les critiques les plus sourcilleux, les amateurs de rock expérimental, les amoureux du hardcore qui fait mal et ceux de l'électro qui fait blip-blip, se sont convertis. Il faut expliquer que la compilation hommage If I were a Carpenter, sortie en 1994, a beaucoup contribué à cette réhabilitation. Sur ce disque des artistes plus ou moins indépendants et influents avouaient leur affection pour les compositions des Carpenters. Le point d'orgue étant la reprise de Superstar par Sonic Youth. Superstar c'est la chanson que l'on passe toujours en premier pour essayer de convaincre les sceptiques. Avec ses motifs ténébreux et ses couplets mélancoliques, Superstar aguiche ceux qui pensent que le duo formé par Karen et Richard n'est qu'une émanation kitsch des 70's. Le refrain élégiaque envoie l'auditeur dans la stratosphère, comme avec tous les grands tubes des Carpenters. A ce stade de l'écoute, il faut achever les récalcitrants en évoquant la voix de Karen Carpenter qui, avec les mélodies imparables, assure la postérité vivace de ces morceaux. Karen Carpenter c'est un peu la chanteuse de variétés suprême. Puissante mais nuancée, ne tombant jamais dans le piège du hurlement ou de la démonstration de force, sa voix possède une maîtrise unique. Elle peut ainsi véhiculer, par ses intonations, une très vaste gamme d'émotions qui transcendent des textes souvent assez naïfs. La chanteuse possède en outre une diction parfaite qui offre des moments réjouissants, mais nous y reviendrons.
Quand les Carpenters croisent des auteurs de génie, cela donne des instants de musique populaire inoubliables. On pense à Burt Bacharach ciselant le craquant (They Long to be) Close to You. Mais on revient surtout au We've Only Just Begun composé par Paul Williams, dont les harmonies et les détails dépassent le tout venant radiophonique. Même lorsque la musique s'avère très simple, Karen transporte rien que par la force de sa voix. Écouter pour s'en souvenir Top of the World, un des tubes les plus exaltants, bienheureux et évidents de l'histoire de la pop. C'est aussi l'occasion de rappeler qu'avant d'être une voix d'exception, Karen Carpenter est aussi une batteuse méconnue mais de talent.
Il n'y a donc plus grand-chose de révolutionnaire à défendre ce duo qui a largement contribué à définir l'ambiance sonore des années 70. C'est pour cela que je veux lancer un cri du cœur vers une des chansons de la fin de leur carrière. Les derniers albums des Carpenters sont, à juste titre, assez méprisés. Surproduits, débordants d'arrangements embarrassants, ils ne sont pas sauvés par autant de morceaux mémorables que les premiers opus du groupe. Néanmoins je veux m'arrêter sur Calling Occupants of Interplanetary Crafts tiré de l'album Passage, souvent considéré comme le plus étrange et le plus raté du duo. C'est une pièce montée de 7 minutes, une symphonie pop empruntée au ridicule groupe de space rock Klaatu. Il s'agit ici de « l'hymne officiel du premier contact avec les extraterrestres » et le point d'orgue d'une soirée télévisée entièrement consacrée à ce fameux premier contact (et aux Carpenters). Pour la petite histoire la chanson est sortie avant Rencontres du 3e Type de Spielberg.
Bref, tout cela est déjà assez délirant sur le papier mais le résultat sonore dépasse toutes les espérances (ou les craintes). Imaginez la majeure partie du Random Access Memories de Daft Punk résumé en 7 minutes et vous aurez une petite idée de la folie de la chose. Tout y est, l'orchestre symphonique, les chœurs, le piano à la Paul Williams, le solo de guitare sursaturée qui surgit de nulle part, les effets sonores de science-fiction, les ruptures de tons à tout-va... Si ce monstre sonore tient debout c'est encore une fois grâce à la performance de Karen, dont la prononciation du refrain suffit à désarmer toute critique. Plus que jamais la sincérité de sa voix, ses nuances et sa chaleur, transforment le plomb en or. Calling Occupants est boursouflé, grotesque, symbole des excès d'une époque, décadent en somme, mais tout autant ludique, fastueux et attachant. L'équivalent pour la variété internationale des monuments épiques de Pink Floyd ou de Led Zeppelin. Mépriser cette musique d'un revers de l'oreille c'est se priver de moments délicieux et nostalgiques ainsi que de vraies pépites. Bien sûr, l’œuvre des Carpenters a atteint une autre envergure après le décès de Karen. Sa longue lutte contre l'anorexie, qui finit par l'emporter en 1983 à l'âge de 32 ans, force à réécouter son œuvre d'une oreille différente. On croit à présent déceler dans sa voix des signes de cette fin. Il est indéniable que certains morceaux gagnent en force à la lumière tragique de sa maladie. Cette tension entre l'innocence et l'ombre qui s'étend nous faire revenir à Superstar où tout semble résumé. Il n'y a jamais loin de la joie à la tristesse, tout autant chez les Carpenters que chez leurs voisins scandinaves de Abba. Cette lecture de leur musique est une autre porte d'entrée possible pour qui craint encore de trébucher sur ce qui paraît de prime abord n'être que des sucreries sans âme. On conseillera donc vivement une compilation (69-73 au minimum ou mieux encore 69-81), avant de tenter les albums, plus inégaux (Close to You et A Song For You, à choisir en priorité).
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