Affirmer que cet album est une légende est un gentil euphémisme. Zaireeka est un mythe, un mythe en devenir, tout le monde en parle, et bien peu ont réussi à l'écouter. Alors c'est quoi donc ce Zaireeka ? Et bien c'est un album qui tient sur quatre disques. Quatre disques qu'il faut jouer en même temps, et synchro. Chaque disque comportant des pistes différentes. Vous pouvez jouer un seul disque, deux, trois, quatre... De toute façon, ils ne seront jamais parfaitement synchro et cela fait partie du concept vraiment conceptuel. Hein ? Comment fait-on pour faire tourner tous les disques en même temps ? Et bien c'est encore un aspect du coup de génie des Flaming Lips, il faut inviter des amis qui amènent chacun leur lecteur de CD, et ça devient une soirée épique dont on ne sort pas déçu, loin de là. Ainsi, les Lips veulent lutter contre la passivité qui accompagne l'écoute d'un album, et réintroduire de la convivialité dans un domaine préformaté de partout. Comment ça c'est n'importe quoi ? Oh mais vous êtes loin d'avoir tout vu (du moins, tout entendu).
Car la musique est aussi dingue que sublime, c'est dire ! Typique des Flaming Lips, elle mélange tous les genres, déconstruit les structures classiques. Elle est imprévisible, bourrée de fulgurances clouantes, riche en émotions et en émerveillements. Avec l'expérience sonore inédite de Zaireeka, la folie des Lips atteint une nouvelle dimension. On peut avoir été (logiquement) tétanisé par l'inventivité et la beauté de Transmissions From The Satellite Heart, Clouds Taste Metallic et The Soft Bulletin, rien ne peut préparer à Zaireeka. Dès le premier morceau on est transporté dans un univers musical inépuisable. Un son de batterie hénaurme, un riff de basse de folie, des instruments classiques qui rebondissent dans tous les coins, la voix en décalage total, des chœurs malades, et une montée sonique effrayante qui laisse rêveur. On n'a jamais entendu cela, on se retrouve face aux chocs que furent les écoutes du premier Velvet Underground, du premier Suicide, du Dreaming de Kate Bush, du Tilt de Scott Walker. On est aussi terrorisé que fasciné, aussi dépassé qu'émerveillé.
Le second morceau est le vrai point de départ de l'album. Riding To Work In The Year 2025 (You're Invisible Now). Accrochez-vous, rien ne vous a préparé à cela. Rien. 7 minutes qui vont changer votre vie d'auditeur. Mille et une mélodies s'imbriquent, des instruments à foison qui n'ont jamais sonné de façon si impressionnante, c'est sublime, totalement sublime. On se sent écrasé, sur le "refrain" on sent tout son corps et ses conduits auditifs vibrer sous le poids d'infrabasses divines. Et tout cela reste beau, touchant, passionnant, agréable. Car ce Riding To Work est avant tout une chanson de toute beauté, proche de la perfection. Wayne Coyne, le chanteur-démiurge, Brian Wilson des années 2000, repousse toutes les limites du connu et de l'inconnu : "You're invisible now, and I know that is hard to get used to." Trop grand, trop fort, trop inédit, Zaireeka ne galvaude pas le terme de révolutionnaire. Choc de tous les instants, cet album n'a pas de limites, il est là pour tout faire disparaître et reconstruire un univers entièrement nouveau. Impossible de fuir, comme le lapin pris dans les phares du 35 tonnes, on reste là, impuissant, fasciné, heureux d'être transporté par-delà tous les territoires connus, de découvrir des choses que l'on n'avait jamais entendu, de se dire qu'il est encore possible d'inventer tout en restant abordable.
Sur Thirty-Five Thousand Feet Of Despair, c'est un crash aérien qui nous est conté. En 5 minutes, nous allons vivre la chute d'un avion, vécue de l'intérieur. Claustrophobie, terreur palpable, une expérience qui dépasse le domaine de la musique, on est happé, terrifié, transporté dans des sensations trop fortes, trop difficiles à affronter. On est désorienté (mais vraiment désorienté, les sons sont fait pour), on est au cœur d'une expérience impossible. On ressent la peur et en même temps on est délicieusement engourdi, cotonneux. "Why is it so high ? Why is it so much ?" Oubliez tout ce que vous avez pu écouter, rien ne ressemble à Zaireeka, rien n'est aussi fort. Fermez les yeux. Laissez vous submerger par un orchestre symphonique noyé dans les mugissements d'un avion supersonique en chute libre, la voix si fragile du chanteur vous guidant vers un infini d'émotions contradictoires. Tout vibre, tout tremble, on hésite entre fondre en larmes et sourire béatement. Il est déconseillé d'écouter cet album trop fort et en boucles. Il est extrêmement difficile de résister et de ne pas mettre le potentiomètre à 11 pendant toute la soirée.
Heureusement The Machine To India, nous offre 10 minutes de "pause". Une longue ballade vraiment désenchantée, toute en pièges délicats et en sonorités inédites. Ici, il faut tendre l'oreille, écouter religieusement le faste indescriptible des arrangements. Toujours une débauche d'instruments classiques et d'harmonies se contrariant. Une musique concrète qui reste toujours agréable, facile à suivre, mais dont la richesse fascine en permanence. Montez le son, là vous avez le droit. La voix et la guitare acoustique décrivent une merveille pop belle à mourir, pendant qu'en fond sonore se déroule des millions de petites perceptions. Il fallait oser une débauche instrumentale aussi luxueuse et discrète. Oui cela ne ressemble à rien. Quand la guitare acoustique se tait, on se laisse emporter sans résister. Les Flaming Lips parvenant à recréer le chant des sirènes qui fit tant souffrir Ulysse. Cette musique, qui pourrait être inécoutable, nous touche si intensément, qu'elle en devient vitale, essentielle.
The Train Runs Over The Camel But Is Derailed By The Gnat. Notez les titres, typiques des Lips. Retour de la débauche sonique unique. Ce concept des 4 disques permet de faire sonner une batterie comme jamais, la production folle (de David Fridman) nous enferme dans une cathédrale qui vibre entièrement au moindre son. On se sent tout petit, on se sent minuscule, comme au cœur d'une tornade, d'un ouragan. Oui, bon, les enfants, hein, promis, vous n'allez pas faire les malins en écoutant cela trop fort et trop longtemps, après je m'en vais m'en vouloir parce que vous allez avoir des problèmes. De toute façon, je sais par expérience, que même si vous voulez vous la jouer en mettant à fond, il vous sera physiquement (!!!) impossible de tenir. Vous allez vous lever et baisser le son, en réflexe. Mais écouter Zaireeka, tout simplement, c'est déjà l'écouter trop fort. A un volume tout à fait raisonnable, on est déjà enveloppé dans cet univers musical entièrement nouveau. Aux premières écoutes on pourra se sentir perdu dans le brouillard, mais rapidement on reconnaîtra toutes les qualités mélodiques des Lips, et c'est là que l'on atteint le 7e Ciel. Ce Train Runs Over The Camel est l'exemple parfait. Dans ce délire sonore, on reste bouche bée devant la beauté essentielle de la musique, toujours délicate même dans ses pires excès.
How Will We Know (Futuristic Crashendos). Bon, là, on baisse. C'est le fameux morceau avec les basses et très hautes fréquences. Ne doit pas être écouté par les femmes enceintes ou en conduisant (comme disait avec l'humour de circonstance le gars du NME : quelle catastrophe si une femme enceinte l'écoute en conduisant !). Eloignez aussi les enfants et les animaux, hein, je vous dis ça comme ça. Ce morceau provoque des désorientations très désagréables, et pour les personnes les plus sensibles cela peut aller jusqu'à la nausée. Heureusement c'est très court, et en plus c'est génial. Mais jusqu'où iront-ils ?
Et bien jusqu'à l'instrumental rigolo, March Of The Rotten Vegetables, conçu comme la BO d'un Disney déjanté. Ah ça, pour être déjanté, ça l'est. Là encore, vous n'avez jamais entendu des sons comme ceux-là. Et c'est magnifique, vraiment splendide. Le début, là, avec son thème lyrique, foulala... indescriptible... Une musique aussi exigeante et novatrice qui reste néanmoins belle et délicieuse à écouter, et bien oui, c'est possible, la preuve. Vous n'avez jamais entendu une batterie sonner ainsi (mais vous en avez sans doute rêvé). Un goût d'apocalypse, la bande son de la fin du monde, d'un univers qui s'effondre au ralenti, d'une chute aussi angoissante qu'apaisante. Le magma sonore s'accélère, se ralentit, rebondit, dépasse le point de non retour, siffle, mugit, rugit, feule, murmure, repart dans un lyrisme bouleversant, hésite, se fait tout mignon, se reflète et se répond...
Et c'est déjà la fin avec The Big Ol' Bug Is The New Baby Now. Et les Lips parviennent encore à nous surprendre avec un morceau qui synthètise déjà tout leur Soft Bulletin (qui a mis tout le monde d'accord en adaptant ces avancées sonores à une pop plus "abordable"). Et donc ce final est une chanson aimable, douce et grandiose, un parfait "au revoir", plein d'ironie et de folie. Cela commence par un long monologue parlé, avec en fond sonore des petites harmonies faussement gentilles et des bruitages étranges (mais au point où nous en sommes...). Et en plein milieu, les Lips s'envolent sur une grande chorale dont ils ont le secret. Un final aussi génial que ce qui a précédé.
Et l'on reste muet. Les premières écoutes tarissent les commentaires. On ne sait plus quoi faire, on ne sait plus comment réagir. Zaireeka existe. Du moins, en théorie. En pratique, cet album a été tiré à 5000 exemplaires, il est totalement épuisé aujourd'hui (et c'est un disque Warner !!), et son mode d'écoute n'est pas des plus pratiques (il suppose que vous ayez déjà trois amis ouverts d'esprit avec des lecteurs de CD facilement transportables). Comment faire alors ? Soit vous vous ruinez pour obtenir une copie de l'original. Soit vous passez par le web, là vous pouvez facilement télécharger une version de l'album avec les 4 CD synchro. Ah oui, tout devient plus simple. Même si cela n'est qu'un palliatif. Car chaque écoute de Zaireeka est censée être différente, unique. Enfin, je vous parle en connaissance de cause (pour avoir connu ma "première fois" avec une copie synchro, avant de faire l'acquisition de l'un des 5000 exemplaires (et oui, on est fan ou on ne l'est pas)), même avec une version "simple" de cet album, chaque écoute est une expérience inoubliable. En conclusion ? Zaireeka est l'une des œuvres les plus novatrices et magistrales de l'histoire de la musique populaire. Pour tout auditeur, il y a un avant et un après Zaireeka.
Est-ce donc vraiment dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes ? C’est ce qu’on peut logiquement se demander lorsqu’un artiste dont on n’attendait plus grand-chose, à part une certaine constance, sort un monument. L’événement est d’autant plus inattendu qu’on entre dans une telle œuvre comme dans une paire de chaussons. Prenez Embryonic des Flaming Lips. Les ingrédients on les connaît, ils ont le goût des madeleines de M. Proust. La voix de Wayne Coyne, les éléments psychédéliques, le mur du son qui se bâtit soudain avec ses énormes percussions électriques, les comptines vicieuses, les échos et les effets. Finalement, on sait tout cela, on y mange régulièrement et avec plaisir depuis notre adolescence. On y a même festoyé comme rarement, à l’écoute des vrais chefs-d’œuvre que sont Zaireeka ou The Soft Bulletin.
Mais depuis une décennie tout juste, on faisait de la roue libre avec les Flaming Lips. Sans jamais leur jeter la pierre tant leurs efforts demeuraient honorables et même parfois très plaisants (Yoshimi et ses robots roses). Mais de là à imaginer que le groupe pourrait trouver de nouvelles recettes à partir de formules si familières, on n’y croyait pas vraiment. Bref, on s’en moquait légèrement, très poliment, du nouvel album des Flaming Lips.
C’était à la fois une erreur et une bonne chose. Si on l’avait attendu avec impatience, sans doute qu’on l’aurait adoré. Mais moins. Mais moins bien. Retomber amoureux d’artistes qu’on avait perdu de vue, c’est comme un bain de jouvence. Comme si le temps avait passé, mais pour le meilleur. On est plus vieux, eux aussi. Et on est heureux ainsi, prêt pour les amours profonds et intenses. Embryonic dure 70 minutes, c’est un pavé sonore, d’une richesse délirante. Embryonic se veut best of des Flaming Lips, mais en repeint à neuf. Les bases sont toujours les mêmes, l’identité du groupe est intacte, mais les chansons, oh, fichtre, quelles chansons !
18 morceaux d’anthologie, à la fois acerbes et accrocheurs. Des tubes imparfaits, des hits dégénérés, des trucs expérimentaux qu’on peut fredonner sous la douche. Bref, du rock des années 2000, du vrai, du comme on l’aime. Le tour de force est du niveau de The Soft Bulletin, rien de moins. En plus barbare, sans doute, en moins aimable, avec une joliesse plus tristounette, plus sombre. Mais cette beauté n’en est que plus éclatante, noire et brillante. Il suffit pour cela d’écouter le rouleau-compresseur qu’est Watching the Planets, mutant pop qui semble accoucher à chaque mesure de la prochaine décennie. Un truc pour danser, pour chantonner bêtement, et en même temps une construction virtuose dans son chaos.
Du bruit, il y en a à revendre dans Embryonic. Certains morceaux cognent comme des sourds damnés (Worm Mountain en tête). Mais il y a aussi la comptine la plus fragilement déglinguée depuis Birdie Brain des Fiery Furnaces (I can be a frog). Litanies (Powerless), violence (See the leaves), poésie électrocutée (Evil), Embryonic se veut ouvrage total. Mais toujours cohérent. Follement ambitieux, l’album s’offre généreusement dès la première écoute mais ne se dévoile qu’après de longues journées passionnées. Un coup de foudre et un amour pour la vie ? Trop beau pour être vrai. Et pourtant on y croit, innocent, comme au premier jour du monde.
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