On attendait énormément de Grandaddy. Il faut l'avouer, leurs deux premiers efforts avaient redonné fois en un rock américain post-Neil Young post-tout. Et du nouveau Grandaddy on attendait qu'ils viennent en remontrer à Mercury Rev et aux Flaming Lips, les deux derniers fleurons ultra luxueux du genre. Et je brise tout de suite le suspens, on n'est pas déçu, loin de là. Ceux qui ont craqué sur Deserter's Songs, vont sortir leur kleenex pour The Sophtware Slump. Un album beau comme un astre nocturne, qui s'ouvre sur l'une des chansons les plus ambitieuses (et les plus réussies) de ce début d'an 2000 : He's Simple, He's Dumb, He's The Pilot. Une fresque de plus de 8 minutes, sans une seule seconde d'ennui ou de redite (rien à voir avec le dernier Cure, quoi), une merveille que n'importe quel autre groupe aurait casé en milieu d'album comme étant son Grand Œuvre. Chez Grandaddy, ce n'est que le début et les dés sont jetés. Ce sera 421 du début à la fin. Hewlett's Daughter, morceau pop plus classique en apparence ne se prive pas pour faire briller le piano désaccordé et les harmonies à se damner jusqu'à la millième génération, c'est aussi faussement léger que le Goddess On The Highway de Mercury Rev ou que le I Like Birds de Eels. Et on enchaîne sévère avec le déjà culte Jed The Humanoid, futur hymne de la post-pop et déjà l'une des chansons les plus marquantes de l'année. On a pu lire dans les Inrocks que Jason Lytle était un Brian Wilson en puissance, la comparaison est aussi écrasante et outrée que parfaitement justifiable. Et oui, c'est aussi beau et émouvant que cela, pour bien nous (me ?) prouver que le rock américain n'a pas dit son dernier mot et que des petits Pixies en puissance s'agitent dans les coulisses d'un village de ploucs yankees. Ensuite nous avons droit au "single", le plus-que-parfait The Crystal Lake, qui se conjugue aussi difficilement qu'il prête à l'admiration béate de l'auditeur. C'est vrai qu'il y a un petit côté Sparklehorse des plus estimables (pas des manches non plus, tiens, les Sparklehorse, qui nous préparent une revanche si je ne m'abuse).
Chartsengrafs, débute dans les mêmes circonvolutions d'électronique obsolète qui créent la majeure partie des ambiances de l'album. Puis c'est à nouveau de la pop à guitares, mais de la pop à guitares pleines de chausses-trappes et de vagues, de la "pop universitaire" qui réussit à maîtriser ses débordements intellectuels pour ne pas oublier l'essentiel : le plaisir de l'auditeur, le plaisir immédiat des mélodies. On peut déjà noter que The Sophtware Slump est un disque qui sait créer son unité, son ambiance à lui et à personne d'autre, et dieu sait que c'est appréciable. Pour preuve ? Après ces deux morceaux toutes guitares en avant, le délicat Underneath The Weeping Willow vient s'inscrire sans la moindre rupture dans la continuité de l'album. Comme Eels, Grandaddy délivre des chansons aussi étrangement familières que fichtrement originales. Il suffit de sonorités bizarres, d'alchimies casse-gueules et la banalité devient extraordinaire. Encore une preuve ? Le fabuleux Household Appliance National Forest dont le refrain et le "break" vont vous envoyer définitivement dans les cordes. Et ce n'est pas fini avec le retour brisé de l'androïde Jed (version redneck de Ghost In The Shell ?) sur Jed's Other Poem, qui nous fait une bonne fois pour toutes quitter le plancher des vaches. Après un interlude instrumental (les instrumentaux déglingués dont on remarquera qu'ils sont devenus les figures obligés des disques post-pop). Une ultime fresque de pop-rock avec Miner At The Dial-A-View, grandiose et fragile. Et enfin le final avec le magique So You'll Aim Toward The Sky, simple et pourtant toujours aussi moderne sans être... euh... chiant. D'ailleurs il faut insister sur ce point, nous sommes là bien loin du trip-hop ou du post-rock "officiel", nous sommes là dans les territoires de la pop, certes de la pop qui pense-pense-pense, mais qui n'a pas laissé son cœur au vestiaire.
Réédition 10 ans après.
Le plus beau des albums des années 2000. On me parle sans cesse du OK Computer de Radiohead, grand disque par ailleurs, mais ce Sophtware Slump est mille fois plus cher à mon coeur et à mes oreilles. De l'ouverture surprenante et lyrique de He's Simple, He's Dumb, He's The Pilot, jusqu'à l'envol de So You'll Aim Toward The Sky, l'album est un rêve éveillé. Le concept est voisin de Radiohead, mais aussi des oeuvres d'Oshii (Ghost In The Shell ou Avalon). Avec de surcroît une touche raffinée d'écologie et de nostalgie. Le disque est triste, errant, mélancolique. Grandaddy et son compositeur/chanteur de génie Jason Lytle, n'oublie pourtant pas de servir des chansons pop-rock d'une rare perfection. Soit avec les guitares en avant comme sur les grands classiques Hewlett's Daughter et The Crytal Lake, soit en version torturée et élégiaque comme sur Broken Household et Miner at the Dial-A-View. Et bien sûr il y a les deux récits dédiés à l'humanoïde Jed, personnage fascinant, idéal pour symboliser les préoccupations de notre futur pas si lointain. Aucune fausse note, pas même une chanson un peu plus "faible", rien ne vient empêcher The Sophtware Slump de prétendre et d'accéder au statut de chef-d'oeuvre.
Maintenant que Pulp est mort, il fallait bien que mes cris du cœur s'épanchent vers de nouvelles directions. En attendant que Eels reprennent (peut-être) en main le navire laissé à l'abandon, le titre que j'aime tant décerner de "plus grand groupe de la planète" pourrait se partager entre deux entités très proches et en même temps totalement différentes. D'un côté de l'Atlantique, il y aurait les fous, délicats et poétiques Gorky's Zygotic Mynci et de l'autre côté, on trouverait les poétiques, délicats et fous Grandaddy. Ces dernières années, ces deux groupes se sont répondus, comme aux plus héroïques des temps des Beach Boys répondant aux Beatles, en enchaînant les chefs-d'œuvre. Après le sommet indiscutable de The Sophtware Slump de Grandaddy, les Gorky's n'ont pas hésité à délivrer le plus beau des hommages à Nick Drake avec leur incroyable How I Long To Feel That Summer In My Heart. Sumday est donc la tentative de Grandaddy pour revenir au sommet du monde de la musique pop.
Avouons-le d'emblée, Sumday n'est pas entièrement du niveau du The Sophtware Slump. Moins riche, moins novateur, moins cohérent, Sumday "n'est qu'un" recueil de chansons parfaites. On voit le genre. On rate le sublime "album-concept", mais pour retrouver un immense disque de pop-rock comme plus personne (ou presque) n'en fait. Le principal reproche que l'on pourrait faire à Sumday, c'est la relative inégalité des nouveaux morceaux. Les merveilles telles que Now It's On, Lost On Yer Merry Way ou les trois chansons finales, côtoient des petites choses plus anecdotiques, comme I'm On Standby ou The Group Who Couldn't Say. Mais en même temps l'album est si envoûtant et il grandit avec une telle force au fil des écoutes, qu'il vient prétendre une nouvelle fois au titre de chef-d'œuvre.
Au première écoutes, on se laisse porter, parfois on reste perplexe, souvent on s'abandonne. Mais c'est finalement avec les deux dernières chansons de Sumday que Grandaddy nous prouve, s'il en était encore besoin, qu'ils sont un groupe qui a la grâce. The Warming Sun déchire le coeur avec une délicatesse lacrymale irrésistible. Quant à The Final Push To The Sum, c'est tout simplement l'une des plus belles conclusions d'album de ces dernières années. Et même si je suis loin d'être le seul à le dire, Jason Lytle chante comme un Dieu vivant.
Je dois aussi ajouter un mot sur le single, la chanson d'ouverture de l'album, l'hallucinant Now It's On, un monument pop qui prend sa source aussi bien auprès des Pixies que des Clash. C'est tellement efficace que l'on a l'impression, dès la première écoute, d'avoir toujours connu cette mélodie. Impossible de ne pas avoir envie de sauter dans tous les sens en l'écoutant. Avec Now It's On, Grandaddy tient peut-être un grand succès public. Mais rien n'est moins sûr, tant, déjà avec Summer Here Kids et The Crystal Lake, tout aussi efficaces, ils avaient déjà tout pour réussir. Quoi qu'il en soit, les 52 minutes de musique, encadrées par deux chansons magnifiques, de Sumday méritent déjà le titre de disque de l'année. Mais on va me dire qu'il était très prévisible que j'affirme cela. Certes, certes. Mais écoutez donc cet album et venez ensuite me prétendre sérieusement le contraire. Ah oui, vous allez moins faire les malins, là.
Un mois après la première approche de l'album et pour convaincre les quelques réticents, car il doit bien y en avoir, je fais retour, chanson par chanson, sur Sumday.
1. Now It's On : On ne peut pas reprocher à Grandaddy de ne pas savoir comment ouvrir ses albums. Depuis Under The Western Freeway, le groupe n'a jamais commis la moindre faute et parvient sans peine à plonger, en quelques notes, l'auditeur dans l'ambiance du disque. En contre-pied quasi parfait de l'épique, tortueux et divin He's Simple, He's Dumb, He's The Pilot de The Sophtware Slump, Now It's On est un rêve de single pop. Mélodie immédiatement familière, riff accrocheur, paroles lumineuses, progression entraînante. Sur le refrain on ne peut s'empêcher de sauter sur place, emporté par ce déferlement de bonheur harmonieux. La douceur de la voix de Jason Lytle sert parfaitement ce qui aurait pu être autrement un simple single très efficace. Par l'entremise de son chant perpétuellement entre humour et tristesse, Jason Lytle transforme Now It's On en chef-d'œuvre. Thématiquement, Grandaddy en a marre de la déprime et veut retrouver la lumière. Heureuse initiative, s'il en est.
2. I'm On Standby : Ce second morceau ne change pas l'approche rythmique et mélodique entamée avec Now It's On. C'est encore du pop-rock solide, avec joli couplet et refrain très prenant. On reprochera juste des paroles un peu trop prévisibles mais biens dans l'esprit du groupe. Ce qui sauve le morceau, c'est sa légèreté, sa sympathie, la manière dont Lytle aborde ses chansons un peu "déprimées". Pas de lourd auto-apitoiement, pas de chouinement sans trêve. Même lorsque l'on est triste, on est toujours un peu gai chez Grandaddy. Ces gens ont tout compris.
3. The Go In The Go-For-It : Encore une chanson assez similaire aux deux précédentes. Si on ne peut pas remettre en cause la qualité de composition, on remarquera que Grandaddy se révèle sur Sumday moins aventureux que sur les deux premiers albums. On peut le regretter, comme on peut s'extasier devant la puissance mélodique des morceaux et la voix vraiment divine de Jason Lytle.
4. The Group Who Couldn't Say : Oui, même quand ils ont des critiques à formuler, même quand ils cherchent à faire réfléchir, à toucher, les gens de Grandaddy ne perdent rien de leur décontraction, de leur humour, de leur joie de vivre. Une nouvelle fois, pour montrer du doigt les valeurs contemporaines (technologie et déshumanisation en première ligne), ils prennent les chemins de traverse, en perdant leurs protagonistes aseptisés dans la campagne idéalisée. Un superbe morceau de pop narrative, qui vaut de l'or, au même titre que l'inoubliable, mais nettement plus mélancolique, Jed The Humanoid.
5. Lost On Yer Merry Way : première mini-fresque de l'album, Lost On Yer Merry Way, provoque la première rupture de rythme de l'album. On se dit que rarement groupe aura aussi bien su gérer les ballades un peu longues, un peu lentes. Car on ne s'ennuie pas une seule seconde sur ce Lost On Yer Merry Way, qui débute dans la douceur pour s'achever dans le déluge sonore et les errances guitaristiques. En cela, la musique accompagne au mieux les paroles et on se sent vraiment perdu, angoissé et désireux de revenir sain et sauf chez soi. Beau.
6. El Camino In The West : Après cette petite symphonie pour guitariste agoraphobe, Grandaddy trouve le génie d'enchaîner avec l'une des chansons les plus légères de son répertoire. El Camino In The West pourrait sembler anodin, c'est un incroyable tour de force de compositeur, qui ne manquera pas de faire dire à nouveau que Jason Lytle est le digne successeur de Brian Wilson, l'âme des Beach Boys ("Here comes my baby, laughing at me in the sun..."). Pas besoin de réfléchir à l'écoute de cette chanson, on se laissera porter et on abordera en douceur la seconde moitié de l'album, plus triste mais plus réussie encore.
7. Yeah Is What We Had : Une chanson de séparation. On se dit : aie aie aie. Et on aura bien raison. L'introduction du morceau avec son lourd riff est en fait un piège à la manière du Velouria des Pixies. Car aussitôt, les harmonies et la voix de Lytle nous emmènent dans les nuages et dans les tréfonds de la tristesse. Le clip, filmé chronologiquement à l'envers (comme un Irréversible poussé à son paroxysme), donne parfaitement le ton. C'est terrible et les textes font mal. "In this life, will I ever see you again ?". On commence à verser une larme.
8. Saddest Vacant Lot In All The World : Et la tristesse durera. Car c'est une nouvelle histoire de séparation, réaliste et douloureuse, qui surgit ici. Contée d'un point de vue féminin, elle évoquera aussi bien les Beatles de She's Leaving Home que les Flaming Lips de The Soft Bulletin (façon Suddenly Everything Has Changed). Car c'est sur une valse au piano que vient se poser la voix de Jason Lytle. C'est gracieux, aérien, et bouleversant.
9. Stray Dog And The Chocolate Shake : Après ces deux moments éprouvants pour notre petite sensibilité, Grandaddy nous offre un petit morceau typique de leur talent. Il y est question de robots et de magie (avec un étrange clin d'œil à... Queen). Le tout sur une petite rythmique amusante et des sons de synthés non moins drôles, à la manière de leur A.M. 180. Léger et agréable, pour entamer la dernière ligne droite qui va transformer l'album en chef-d'œuvre.
10. O.K. With My Decay : une fresque, oui, mais une fresque à la manière de Grandaddy. Et on a beau s'y attendre, on se fait prendre au piège. On commence en douceur, ballade pop impeccable. On s'amuse du refrain avec ses rimes faciles ("I'm OK, with my decay, I have no choice, I have no voice"). Et soudain, vlan, Jason Lytle baisse le masque et s'offre le plus bel hommage aux Beach Boys qui puissent se concevoir. Une minute de "tu tu tu du du" en état de grâce, paradisiaques, gorgés d'une mélancolie folle et d'une douceur émouvante. Ce type est capable de nous écrire un nouveau Surf's Up, là, il faut se méfier ! Et O.K. With My Decay se poursuit sur un rythme vivant, qui nous fait penser que les chansons les plus tristes ont souvent l'air d'être des chansons gaies.
11. The Warming Sun : Peut-être le plus beau morceau de l'album, The Warming Sun est un monument émotionnel douloureux qui nous parle de ce qui aurait pu être mais qui n'a jamais été. Bien, où vais-je trouver des superlatifs convenables ? Vous devriez écouter cette chanson, je ne vois vraiment pas quoi ajouter. C'est absolument et totalement parfait. Vraiment parfait. Une telle écriture vaut tout l'or du monde, ce Jason Lytle a du génie, non, franchement, que peut-on dire de plus ? On pleure, là, voilà, on pleure. Et on sourit en même temps.
12. The Final Push To The Sum : Une autre chose qui devient certaine avec ce groupe, c'est qu'il sait achever ses albums aussi haut qu'il les a ouverts. Il sait se réserver les sommets (le mot est donc juste) pour le final et ne donne ainsi jamais l'impression de s'épuiser en cours de route. Débutant par une énorme explosion harmonique qui le propulse vers des hauteurs admirables, The Final Push To The Sum se poursuit une nouvelle fois dans une ambiance éthérée et rêveuse. Cette ambiance n'empêche pas de ressentir au plus fort l'inquiétude des textes et cette mélancolie toujours omniprésente. Notez la beauté des quelques instants où Jason Lytle nous murmure "Here at the final push to the sum, if my old life is done, what have I become ?". Et après une nouvelle explosion sonore, Sumday va s'achever sur la répétition délicate, inquiète, poétique de ces quelques mots : "what have I become ?" L'introspection s'achève et nous voilà transfiguré.
Grandaddy : Concert le 18 juin 2003 au Café de la Danse à Paris
"I guess they still don't understand, they will never understand, they can never understand", insiste Jason Lytle. Oui, effectivement, ce soir-là une grande partie du public n'a rien compris à ce qui était en train de se passer. Ce soir-là, Jason Lytle venait de perdre un être cher. Et le monsieur aurait souhaité être n'importe où, sauf sur cette scène où malgré tout le spectacle se devait de continuer. Alors Jason Lytle a pleuré. Il a pleuré pendant la grande majorité du concert. Et nous, nous étions là, face à lui, à ne pas savoir trop quoi faire, comment réagir. A plusieurs reprises, le leader de Grandaddy a montré qu'il en voulait au public, que nous étions bel et bien là au plus mauvais des moments. Et à d'autres instants, il essayait de détendre la situation, maladroitement, comme pour se faire pardonner d'avoir décidément trop mal ce soir et de nous emmener malgré lui, malgré nous, dans ses tourments. Et comme pour contrebalancer cette situation proche de l'insoutenable (rester ? partir ? faire silence ? que faire ? que dire ?), le groupe a offert le meilleur des concerts qu'il m'ait été donné de voir.
Car il faut balayer les clichés tenaces, il faut cesser ces vagues continuelles d'insultes qui circulent dans le moindre des articles dédiés à Grandaddy. Ce groupe n'est pas un ramassis de vilains rednecks barbus ploucs et que sais-je encore ? Ce groupe a la classe, ce groupe est beau, sur scène le charisme de Jason Lytle est une tornade. Ces types sont des artistes jusqu'au bout des ongles. Et ceux qui en sont encore à se gausser de leur apparence, ne sont finalement que dégoûtés de voir un gros barbu, qui aime l'écologie, le skate, la bière et son pays, de le voir, lui, lui qui s'éloigne en apparences tant des clichés de "l'Artiste romantique tourmenté", de le voir composer les chansons les plus touchantes et délicates de notre époque. Oui, ces gens sont jaloux, mais ils oublient un peu vite que ce si fameux Brian Wilson n'était finalement qu'un djeun californien amateur de bagnoles, de bimbos et de surf. Et pour en finir avec un autre cliché qui colle aux baskets de Jason Lytle. Désormais on ne le comparera plus aux grands anciens de la pop. Non. Ce sont les nouvelles générations que l'on comparera à Jason Lytle. On dira de ce nouveau petit génie qui surgira dans un futur proche : "Ah ! Il est le fils spirituel de Brian Wilson et de Jason Lytle". Mais, il faut l'avouer, tout cela est bien trivial face à la musique de Grandaddy.
Malgré la souffrance, et sans doute aussi grâce à elle, Jason Lytle et ses camarades ont tout donné avec une sincérité et une intensité incroyable. Voir un groupe avec un tel répertoire au bout d'à peine trois albums (et une poignée de Ep), c'est renversant, presque inhumain. Surtout que, si Grandaddy est un merveilleux groupe "à albums", c'est aussi un fantastique groupe "de scène". Le choix des morceaux interprétés est à ce titre d'une intelligence affolante. Pas (ou presque) de pièces lentes et complexes, mais essentiellement les bombes pop-rock qui rendent leurs disques si peu ennuyeux à écouter et à réécouter. Grandaddy sur scène, c'est l'association entre une énergie presque punk et une sophistication mélodique rare. Tous les "tubes" ont ainsi été joué. Accompagnés par des petits clips ou des images projetés en fond de la scène. Cela allait du documentaire sur la vie des insectes, aux extraits de vieux films, en passant par les aventures pittoresques des gens de Grandaddy murgés. Mais finalement, ce visuel n'était qu'une petite gâterie supplémentaire et ne venait jamais voler la vedette à la musique.
Vous allez me dire : comment Jason Lytle parvient-il à recréer ses compositions pleines de pièges, de sons bizarres et de breaks assassins sur scène ? Et bien, oui, il y arrive. Avec l'aide de tout son petit monde, certes, mais aussi avec l'aide d'un matériel du plus compliqué au plus trivial (dont par exemple la révélation du mystère du son couinant qui ouvre Now It's On, en fait un appeau à canard...). En "vrai", toutes ces chansons que l'on connaît désormais par cœur et qui font partie de notre existence comme les amis les plus proches, prennent une toute autre dimension. On se laisserait emporter totalement par cette musique venue des cieux, mais la souffrance de Jason Lytle vient nous rappeler que ce moment est aussi délicieux qu'insoutenable.
Pour mémoire je vais rappeler le "set listing" du concert. Ouverture avec Hewlett's Daughter, très efficace et légèrement inattendue pour lancer un live. Enchaînement avec le déchirant Yeah Is What We Had, à la fois léger par le chant aérien au possible de Lytle et lourd de regrets par son riff de guitare. Poursuite avec le monstrueux Summer Here Kids, terrible hurlement d'une énergie qui nous explose à la figure à chaque écoute. Vous ne pouvez même pas imaginer ce que cela donne sur scène (clip hilarant par ailleurs). Le méconnu (car sur The Broken Down Comforter Collection) Levitz est joué ensuite. On apprend alors la raison de la tristesse insondable qui ravage le leader de Grandaddy ce soir. Le clip, dessin animé déprimant qui montre la séparation involontaire de deux chats qui partaient en voyage de noces dans l'espace, achève de rendre le moment bien trop douloureux. Heureusement (?), Levitz est aussitôt contrebalancé par le missile Chartsengrafs. Ensuite c'est The Go and The Go-For-It, que Jason Lytle présente comme une chanson sur le thème de "parfois il faut mieux fermer sa gueule". Certes, aie aie aie. Puis, un gag, récurrent, sur l'insuccès chronique de ce qui reste leur plus sublime single, The Crystal Lake. Bien, rien à ajouter, tout le monde doit savoir désormais que c'est LA chanson pop-rock parfaite. Surprise en milieu de concert avec une version tétanisante de Laughing Stock, le coeur palpitant de leur premier album. Alors que pourrais-je dire ? Une bêtise du style : "instant féérique" ? Non. Je vais plutôt me taire et souhaiter à tous ceux qui n'étaient pas là ce soir-là, de ne pas rater la prochaine tournée du mois de novembre 2003.
Dernière ligne droite avec l'impeccable The Group Who Couldn't Say ("are you happy with what you're doing ?"). Le toujours très populaire et doté d'un clip littéralement renversant A.M. 180. Une pause (c'est le cas de le dire) avec le très chargé de sens I'm On Standby. Jason Lytle, cela se voit, n'en peut plus. Mais il ira jusqu'au bout quand même. Immense. Il jouera même l'hilarant Our Dying Brains (face B du Crystal Lake), qui plaît tant à ces potes déjantés. Puis c'est le bouquet final avec le fantastique Now It's On (essayez juste une seconde de résister au refrain). Et une conclusion à la fois surprenante et finalement tout à fait logique sur Lost On Yer Merry Ways. Conclusion triste et pleine d'espoir qui culmine sur une monstrueuse montée de guitares en folie où toute la rage de Jason Lytle a pu s'exprimer. Le génial compositeur était littéralement tordu de douleur et c'était pour nous aussi sublime qu'atroce. Finalement, on pouvait ne pas s'attendre à un rappel. Le groupe ayant déjà tellement donné, au-delà de ce qui était permis d'espérer d'un tel soir.
Mais non, Jason Lytle remonte sur scène. Et c'est par l'intermédiaire de la plus belle chanson du groupe (et aussi, avouons-le, de la plus belle chanson de ces dernières années), qu'il va nous faire passer son ultime message. He's Simple, He's Dumb, He's The Pilot. Perdu, oui, Jason Lytle était perdu, seul, seul face à une foule qui ne comprenait pas, qui ne pouvait pas comprendre ce qu'il pouvait ressentir à cet instant. Mais, bigger than life, il n'allait pas abandonner, il allait partir debout (mais à bout de forces), il allait tout donner au spectacle une dernière fois, au péril de ses sentiments. On aimerait être ailleurs, comme lui. On aimerait que cela soit différent. Et en même temps on sait que l'on vit quelque chose d'unique, de littéralement extraordinaire. Et cette musique est la plus belle qui soit. Touchée par la grâce, oui, et même plus. On ne cherche plus à comprendre, on s'incline, on est en face d'un type qui nous dépasse totalement, de la lignée de la poignée des véritables artistes qui ont marqué la musique populaire. On se dit que même si cet instant est souffrance, on n'échangerait sa place pour rien au monde, on assiste à la confirmation (car il ne s'agit plus là de naissance), d'un talent hors normes. Qu'à partir de ce jour, chaque concert de Grandaddy sera un moment historique et que dans bien des années, on nous enviera à crever d'avoir été là à cet instant. Oui on a raté les Beatles, oui on a raté les Clash, oui on a même raté les Pixies, mais on ne passera jamais à côté de Grandaddy.
Jason Lytle quitte la scène au ralenti, en chancelant, il remercie encore le public, et on ne sait pas s'il réalise lui-même ce qu'il nous a donné ce soir. On aimerait pouvoir lui dire que l'on comprend, que l'on sait, qu'on ne l'obligeait pas à monter sur scène ce 18 juin 2003, qu'on aurait tout pardonné. On reste alors sur un sentiment angoissant. Partagé entre ce malaise qui ne nous a finalement toujours pas quitté et cette joie transcendante d'avoir assisté à un moment qui dépasse les mots. On rêve alors de la meilleure des conclusions possibles : les revoir. Le plus vite possible, le plus tôt possible.
Avant ce concert, j'aimais déjà ce groupe à la folie, comme on peut le lire juste au-dessus sur cette même page. Mais après ce soir-là, c'est une admiration sans bornes que je ressens. Non seulement Grandaddy est le groupe actuel que je chéris le plus, mais cette affection ne cesse de grandir de jour en jour. Oui, il y a d'autres gens talentueux et d'autres groupes qui méritent bien des éloges dans nos années 2000, mais Jason Lytle est ailleurs, définitivement ailleurs. Plus humain, plus vivant, il dépasse le cadre de l'achat de disques, il dépasse le cadre d'une file d'attente devant une salle, il dépasse ces gens qui n'avaient vraiment rien compris ce soir-là et qui sont restés assis comme des ploucs devant un concert de Serge Lama. Jason Lytle s'en fout, Jason Lytle s'en fout de mes mots. Jason Lytle est ailleurs, au sommet, dans cette sagesse folle qui nourrit ceux dont le destin est d'apporter la lumière aux hommes. |