Jens Lekman est un romantique. Que dis-je ? Un Romantique, avec une belle et grande majuscule, un écorché vif tout entier drapé dans la politesse du désespoir. Parfois, Jens Lekman chante exactement comme Morrissey, les mêmes intonations, la même emphase, le maniérisme un peu distant, tout en alignant des paroles déchirantes, ironiques, élégamment déprimées ou franchement désespérées. Car Jens Lekman n'a pas de petite amie et son Oh You're So Silent (compilation de singles et autres morceaux égarés de son oeuvre) est une vaste lamentation sur le sort des célibataires ultrasensibles. Il y a donc facilement de quoi se moquer dans les textes de ses chansons, en particulier lorsque l'auteur s'épanche dans le lyrisme adolescent ("If you don't take my hand, I'll lose my mind completely, madness will finally defeat me") ou dans la candeur la plus totale ("Oh Julie, meet me by the vending machine. Oh Julie, I'm gonna buy you a wedding ring.").

        L'un des plus remarquables tours de force de cet album est donc de parvenir à transformer des clichés du discours d'amoureux transis en de merveilleuses chansons, d'une douceur, d'une élégance mélodique, d'une beauté à la fois sophistiquée et vaporeuse, que l'on ne peut que succomber à leur créateur. Il peut ainsi tout se permettre, le festif A Sweet Summer's Night On Hammer Hill, des ballades aussi suaves que Sky Phenomenon ou la reprise du Someone To Share My Life With des cultissimes Television Personalities (peut-être le plus discret des plus grands groupes du monde). Lekman invente la machine à remonter le temps parfaite avec l'extraordinaire Maple Leaves et nous revoilà dans les 60's charmeuses ("She said it was all make believe. But I thought she said maple leaves."). Plus tard on le retrouve ludique (avec des accents de Will Oldham dans la voix) sur le vibrant Pocketful Of Money ou dans le quasi silence éthéré du fragile Another Sweet Summer's Night On Hammer Hill (qui va donner des frissons à certains d'entre vous).

        Notre dandy suédois ne semble pouvoir composer que des perles, vu que les cordes de Rocky Dennis' Farewell Song ou la version celtico-folk de Julie sont aussi des sommets admirables. Mais le chef-d'oeuvre du disque serait peut-être le glorieux Black Cab, un récit de solitude dont le verbe coupant ("You don't know anything, so don't ask me any questions. Just turn the music up and keep your mouth shut") se trouve contre-balancé par la classe infinie de la musique. Trop gracieux Oh You're So Silent Jens pourra paraître mièvre à certaines oreilles, peu habituées à une telle affectation musicale. Permettez-moi de plaindre ces conduits auditifs qui ne parviendront pas à apprécier le lyrisme épidermique de Jens Lekman et son talent frappant pour créer des bouquets de mélodies à faire se pâmer le plus endurci des coeurs. Dans un monde idéal, ce disque mériterait le même succès que le Sufjan Stevens de l'année passée, cela semble possible, on va croiser les doigts, doucement, aimablement, le petit suédois nous fera tous fondre.


Dès la première minute de And I Remember Every Kiss on comprend que Jens Lekman vient d’atteindre son plein accomplissement. Il fallait à sa grâce de l’espace, du grandiose, une galaxie sonore pour s’épanouir. En cela, Night Falls Over Kortedala, associe le lyrisme d’une musique immense à l’affection de textes apprêtés et sublimes. Véritable bible pour les garçons hypersensibles du nouveau millénaire, l’album s’assume dans toutes ses exagérations. Bouleversante et ridicule, la beauté selon Jens Lekman ne se chante pas en demi-mesure. Infiniment sincère, bourré d’ironie, l’auteur suit son inspiration en ne reculant jamais devant le concept du « trop ». Piochant dans toute la musique populaire, Lekman amourache Scott Walker avec la Motown, puis y adjoint les Smiths et Buddy Holly, remet une couche de samples et secoue bien fort avec des idées qui lui sont uniques. Le résultat, évident, beau à en crever, drôle, touchant, est sans égal.


 

Jens Lekman au Nouveau Casino

27/02/08

    Quand il monte sur scène, on est tout de suite frappé par sa fragilité. Il a l’air d’avoir 16 ans. Un peu gauche. Avec une chemise blanche où s’étale une broderie de fleur rouge (probablement un coquelicot). Il est là, à 1m50. On voit l’usure de ses chaussures. On l’entend claquer les semelles pour marquer le rythme. Et on se demande comment il fait pour chanter sur la pointe des pieds.

    Mais de ce corps, taillé pour le romantisme exacerbé, surgit une voix d’une puissance et d’une maturité qui n’a rien à envier aux plus grands. Il peut donc se permettre de chanter Shirin quasi a cappella, il n’a pas besoin d’accompagnement. Jens Lekman est le Morrissey de notre génération. En version hétéro.

    Car le monsieur sait s’accompagner, à part un quasi clone à la gestion des samples, il n’y a que des demoiselles dans son groupe. Et si l'on excepte la très convaincante batteuse, on leur donne aussi à toutes 16 ans. On sera juste surpris d’apprendre que la craquante violoncelliste, véritable cliché de la blonde scandinave adorable, est en fait originaire de Detroit, Michigan.

    Mais les surprises sont nombreuses chez Jens Lekman. De l’incident technique (une basse récalcitrante) aux envolées percutantes, il se passe toujours quelque chose. Si l’on prend en compte le fait que le monsieur a joué toutes ses meilleures chansons (oui, oui, même Pocketful of Money et Julie), on ne voit pas l’heure et demie passer. Car le bonhomme est généreux. Quand il offre un rappel, ce n’est pas moins de cinq morceaux qui sont interprétés.

    Il joue souvent seul, avec sa guitare, et surtout sa voix. Mais il cartonne en groupe, poussant des hymnes comme Maple Leaves ou Sipping on the Sweet Nectar vers des sommets pop renversants. Le moment clef est évidemment A Postcard to Nina, transformée en récit tragi-comique de près de 10 minutes. La quasi intégralité de Night Falls Over Kortedala est interprétée. Parfois en fragments (I’m Leaving You et It Was a Strange Time in my Life), souvent en pleine puissance (The Opposite of Hallelujah, Your Arms Around Me…).

    Excellent showman, qui évite en permanence le ridicule par un sens de l’ironie salvateur, Jens Lekman magnétise l’attention. Il captive et émeut, conquérant le public doucement mais sûrement. On le répète depuis bientôt trois ans, mais une étoile est née.


Jens Lekman est notre part de romantisme. L’artiste suédois incarne notre lyrisme enfoui, ce petit quelque chose d’adolescent qu’on appelle fleur bleue. Avec humour et évidence, ses textes expriment les sentiments qu’on croit toujours morts et enterrés depuis la dernière fois qu’on a eu le cœur brisé. Mais voilà : “You don't get over a broken heart You just learn to carry it gracefully”. Une nouvelle fois, Jens Lekman offre une multitude de citations pour souffrir en riant, pour effleurer la nostalgie avec ironie, pour oublier en se remémorant. I Know What Love Isn’t n’est pas le monument Night Falls Over Kortedala. Ici tout se pare de discrétion, la superproduction intime a laissé place à une musique plus classique. Cependant les chansons demeurent magnifiques, avec leurs arrangements luxueux et leurs mélodies entêtantes. Mais après les expériences et le faste de l’album précédent (disque de l’année 2007 sur ce site), la première moitié de ce nouvel opus joue la carte de l’apaisement, de la simplicité. Jens cède juste à la mode du solo de saxophone, décidément incontournable.

Ce n’est qu’à partir de Some Dandruff On Your Shoulder que le disque prend son essor et déploie tous ses trésors sonores et textuels. S’enchaînent alors quelques unes des plus belles chansons de 2012 (The World Moves On, The End of The World Is Bigger Than Love, Every Little Hair Knows Your Name…). Attention cela ne veut pas dire que l’album n'est qu'à moitié réussi, loin de là. Au contraire, c’est un crescendo, une montée en puissance irrésistible. Là où Night Falls Over Kortedala était un sommet uniforme, I Know What Love Isn’t choisit une approche plus mesurée, qui finit par flirter aisément avec les chefs-d’œuvre de l’opus précédent. Le Morrissey des années 2000 nous fait de nouveau fondre. Son mélange de premier et de second degré, cette distance polie entre dérision et douleur, abattent nos murailles de cynisme. Non, nous non plus on ne sait pas ce qu’est l’amour, mais cela doit probablement ressembler à une chanson de Jens Lekman.

 
 
 
 
 
 
 
 
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