Pourrais-je jeter la pierre à l’étrangement charmante Joanna Newsom sous prétexte que sa voix s’égare parfois, au fil de son épique Ys, vers des sonorités voisines de celles de Bjork ? Si l’islandaise m’a souvent fait grincer des dents, elle n’a jamais approché, du moins pour mes oreilles, la grâce qui habite cet album anachronique et finalement intemporel. Car Ys aurait pu être composé il y a 30 ans, comme il y a peut-être 300. Instruments à cordes, pas de rythmiques, un découpage en cinq longs mouvements de durées inégales, la voix et des textes poétiques plus ou moins mystérieux, c’est ainsi que se présente la grande œuvre de Joanna Newsom. Si on se fie à la pochette, la demoiselle se rêve en dame moyenâgeuse et il y a du trouvère et de la chanson de geste dans Ys. Des bizarreries mélodiques et instrumentales qui semblent surgir d’un très lointain passé. Mais jamais le disque ne tombe dans le décorum d’heroic fantasy ou le poussiéreux complaisant, au contraire, Newsom et sa harpe, ses mandolines, violons, cithares et autres kazoos (si, si) semblent revenir à l’essence du folk, dans ce qu’il aurait de plus précieux (dans tous les sens du terme). Ys n’adopte jamais le schéma classique sous formes de chansons dictées par des refrains et des couplets, la structure n’obéit qu’à des règles fantaisistes, parfois volages, et les instruments sont conduits par la voix, en une progression d’un naturel surprenant. La musique de Joanna Newsom est une source d’eau claire qui s’écoule avec douceur (à part les rares écarts vocaux un peu aigres). Un achèvement artistique original d’où transparaît une beauté des plus inhabituelles.
Gloire au vinyle ! Rendons hommage au format musical suprême. Dans un échange d’excellents procédés, Have one on me, le monument de Joanna Newsom, ne se conçoit qu’en 33 tours, tout en redonnant ses lettres de noblesse aux microsillons. Car si Have one on me se présente comme un triple album, c’est selon les anciens critères. Chaque disque ne dépasse pas les 45 minutes et s’appréhende face par face. C’est, logiquement, la meilleure manière d’aborder plus de deux heures de musique d’une densité rare. Have one on me se picore et se dévore. Quasiment morceau par morceau, qui ne dure presque jamais en dessous de 6 minutes, souvent plus proche des 10.
Coup de tonnerre à l’ère d’iTunes. Joanna Newsom déploie des chansons dont la richesse des arrangements ne peut pas s’écouter sur un iPod. Elle déclame des textes complexes, auxquels on ne comprend parfois pas grand-chose… même en lisant les paroles. Sa musique attire l’oreille par des promesses charmantes, mais demande de la patience, du temps, de l’attention, de l’exigence. Des qualités inattendues, des audaces surgies des âges anciens. Ceux, farouches, de Bob Dylan ou de Leonard Cohen, de Patti Smith ou de Janis Joplin.
Le format pop ? Joanna, ça, elle ne connaît pas. Son tube ? C’est Have one on me, la chanson. 11 minutes de harpe, de cordes et de ruptures, avec des paroles bourrées de séductions anciennes et d'ivresses obsolètes. Si on ne comprend pas bien comment son « There’s a big black spider hanging over my door, can’t go anywhere, anymore » nous accroche davantage que tous les rouleaux compresseurs de Britney Spears, on a le sentiment, profond, indubitable, qu’une beauté unique découle de cette musique. La verve de Joanna, sa sacrée harpe, ses litanies épuisantes, possèdent une grâce qui n’appartient qu’à elle.
Qu’à elle ? C’est vrai que dès la chanson d’ouverture, Easy, on ne peut que penser à Kate Bush. C’est la même voix, la même obsession pour les univers anachroniques, pour la classe qui se moque des modes et des conventions. Comme Kate, Joanna fait son truc, à elle, qui l’aime la suive, peu importe. Elitiste ? Probablement. Et beaucoup s’ennuieront copieusement à l’écoute d’Have one on me. A tel point que l’engouement critique qui accompagne la donzelle paraît presque louche. Ribbon Bows, ce sont 6 minutes d'instruments à corde et de voix aigüe, celle de Kate Bush sur The Kick Inside. On me répondra que Wuthering Heights avait été un tube planétaire en son temps. Oui, mais Wuthering Heights ne durait pas 6 minutes… à la harpe…
Mais pour tous ceux qui s’ennuient avec la musique actuelle, qui ont l’impression d’entendre toujours les mêmes bêtises, que leur bonheur arrive ! Au-delà du folk et en marge de tous les courants, loin des étiquettes, quelque part entre le classique et les comptines campagnardes, par-delà le rock et le gospel. Ailleurs. Entre le Moyen-Âge et la Révolution Industrielle. En 2010. Voilà ce que propose Joanna Newsom. Des instants qui laisse bouche-bée, gentiment coi. Et gloire à la demoiselle d’avoir su détourner le piège de l’album parpaing, de la pièce-montée trop ambitieuse et donc forcément inégale. Have one on me ne s’écoute pas d’une seule traite, Have one on me s’apprivoise par fragments, ce n’est pas un disque de boulimique. Et sa grande intelligence est de ne jamais reposer sur le remplissage et de pouvoir s’appréhender face par face avec le même émerveillement. Et non, on ne pouvait pas faire la même chose avec le Sandinista de The Clash (allez vous enfiler, toute seule, la face 2 du troisième disque) ou avec le White Album des Beatles (je blasphème si je veux, mais la face Revolution 9, hein, excusez du peu…).
Joanna Newsom fait de la musique, et non un produit facile à écouter, facile à zapper, facile à jeter. Ce n’est pas du téléchargeable, du bidouillable à l’envie. Have one on me, comme Ys, son précédent opus, impose dès la première écoute sa splendeur, mais s’apprend, avec le temps, avec bonté, avec générosité. On n’idéalisera pas ici l’Artiste avec un grand A, mais on y trouvera une personnalité comme on les adore. Un peu mode, un peu tendance, loin d’être coupée du monde, mais délivrant une œuvre qui n’appartient qu’à elle. Et à nous, heureux auditeurs, trop contents d’être ainsi choyés par une harpiste à la voix d’elfe. |