Il arrive toujours un moment dans l'existence de l'amateur de musique où il faut affronter le monstrueux Loveless, cet Everest du bruit mélodique, incontournable monument inécoutable qui fait copuler sur 258 pistes et demi, la Pop, le Rock, l'Industriel, le Hard, le Heavy et que sais-je encore. Lorsque l'oreille arrive aux abords de To Here Knows When, on se dit qu'il y a un problème quelque part. Soit c'est la chaîne qui est en train de rendre l'âme, soit ce sont les baffles qui pètent une durite, soit Kevin Shields a bien entassé 300 guitares, 200 basses, 5 machines à laver et un pipeau pour aboutir à ce tsunami sonore qui fait d'étranges vagues dans les conduits auditifs. La délicate voix, perdue en haute mer de larsens, nous montre le chemin. Loveless est un recueil de gentilles chansons pop, avec des mélodies tubesques dedans. No problemo ! Sur Only Shallow, on avait bien reconnu les contours d'un vrai morceau pop-rock "normal". Mais plus le disque avance, moins... enfin... plus... enfin... I Only Said, Come In Alone, Blown A Wish, c'est koidonça ? Du pop rock indus progressif pour brosses à dents électriques ? Loveless est bien tel qu'on a pu le décrire : unique, éprouvant, génial, inécoutable, guilleret, bordélique, parfait, épuisant, grotesque, miraculeux, inégalable, effrayant, indispensable, chiant et divin. Suivant les écoutes on pourra le considérer comme un chef-d'oeuvre pour masochistes ou comme un classique de la musique du 20e siècle. Jugeant, fort justement, qu'il était impossible de surenchérir, le groupe a depuis disparu de notre univers. Leur retour, toujours annoncé, ne devrait se faire que vers 2156, quand les androïdes écouteront Loveless en boucle.
Le nouvel album de My Bloody Valentine n’est même pas sorti depuis une semaine que déjà tout a été écrit à son sujet. Du plus absurde (chez des guignols qui comparent le groupe à Beach House) au plus touchant. Pour résumé brièvement, lisez donc ces trois articles : un sur l’avant, un sur le pendant, et un sur l’après. Pourquoi est-ce un tel événement ? Si vous connaissez un minimum l’histoire du rock, pas la peine de vous faire la leçon. Pour les autres rappelons juste que nous avons attendu mbv pendant 22 ans. Oui, plus de deux décennies pour entendre la suite de Loveless, l’un des albums les plus importants de la musique populaire de la fin du siècle dernier. Kevin Shields, la tête pensante de My Bloody Valentine, avait à l’époque délivré un disque qui ne ressemblait à aucun autre, inventant un son que beaucoup ont essayé d’imiter sans jamais pleinement le comprendre.
L’expérience de Loveless est une chose fort particulière, que l’on peut ressentir à n’importe quel moment, que ce soit la première ou la centième écoute, qu’on soit en 1991 ou en 2013. Pour moi cela se résume en dix secondes. Celles qui ouvrent Only Shallow et donc le disque. En fait, ce sont même quatre secondes. Ce tac-tac-tac-tac de batterie, un son familier des années 80 qui venaient à peine de s’achever. Et soudain la révélation, un instant définitivement unique, quand le maelstrom sonore vient nous percuter. On n’avait jamais entendu cela. Ironiquement, sur mbv, il faut attendre le tout dernier morceau, Wonder 2, pour retrouver cet émerveillement originel.
Alors oui, c’est bien de My Bloody Valentine qu’il s’agit avec cet opus si longtemps espéré. On reconnaît sans mal le son, entre marasme et précision, on retrouve les voix de Shields et de Bilinda Butcher. It’s yesterday once more. Et on aurait tort de souhaiter une extase du même niveau que Loveless. Une suite tout aussi radicalement novatrice était impossible à enregistrer, et on imagine que Kevin Shields a mis 20 ans à l’accepter. C’est donc un « simple » recueil de chansons dans la veine de Isn’t Anything (un peu) et de Loveless (beaucoup). Répétons-le pour être débarrassé, non, rien ici, que ce soit à la première ou à la quinzième écoute, n’est du niveau du chef-d’œuvre passé. Si vous espérez voguer sur les ondes flottantes de To Here Knows When, être aspiré par le vortex de I Only Said, surfer les vagues de mutilation de Blown a Wish ou danser sur la queue de la comète Soon, je ne peux que vous recommander de faire l’acquisition de la version remasterisée de l’album, sortie l’année dernière.
Ce n’est pas pour cela qu’il faut jeter mvb par la fenêtre, comme certains ont pu faire lorsque Bossanova succéda à Doolittle, par exemple. En deux décennies, on s’était préparé à une plus dure déception. Ici ce n’est pas vraiment le cas, c’est un bon disque, et même un très bon disque qui nous est proposé, en particulier dans sa seconde moitié. Les deux longues chansons situées dès l’entame, Only Tomorrow et Who Sees You, désamorcent tout de suite la tension. Il va falloir y aller tranquillement, après tout, on n’a plus 16 ans. C’est à la longue que leur beauté se dévoile, sans passer par la case de l’ébahissement instantané. Sur cette première partie d’album, il faudra revenir certainement pour dépasser le sentiment de confort cotonneux.
C’est avec la rythmique chaloupée de New You qu’on lève un sourcil interrogateur. Voilà autre chose. Une chanson simple, single évident, un rock qui groove, rejeton charmant des 90’s. C’est My Bloody Valentine, pour sûr, mais légèrement différent, suffisamment en tout cas pour justifier l’existence de mbv. C’est sur la trilogie finale que le projet prend tout son sens. Dévoilant les velléité les plus bruitistes du groupe, ces ultimes morceaux rappellent que le Shoegazing n’est pas de la Dream Pop et qu’on est ici plus proche du Noise, voire de l’Industriel. Après cette phrase qui n’amusera que les chantres des étiquettes, disons-le clairement, c’est magnifique et bruyant comme à la grande époque. Avec un instrumental aliénant à souhait qui s’efface au profit de ce fameux Wonder 2 et son réacteur d’avion au décollage.
Pour les quelques inconscients qui iront affronter le groupe sur scène, et auxquels on rappelle l’usage obligatoire des boules Quiès, ils reconnaîtront probablement là le point culminant de leur chemin de croix. Déchaînement infernal de guitares, de claviers, de rythmes issus d’une vieille compilation de Drum’n’Bass, cette conclusion est bien à la hauteur de ce qu’on imaginait. C’est My Bloody Valentine à son zénith, abrasif et mélodique, sculptant dans le chaos une musique futuriste et sublime. Il est temps d’oublier la légende et de revenir à la réalité. Le disque le plus attendu de l’histoire du rock est arrivé, ce n’est ni un chef-d’œuvre, ni un ratage, il s’inscrit avec évidence dans une discographie on ne peut plus brève. Espérons qu’à l’instar de Terrence Malick reprenant du service avec La Ligne Rouge, 20 ans après Les Moissons du Ciel, mbv annonce la seconde carrière de Kevin Shields. Non, ce ne sera jamais plus Loveless, il n’y a qu’un Loveless c’est bien connu, mais le futur n’a rien perdu de ses promesses. |