Et si Tilt était finalement le disque le plus mythique des années 90 ? L'affirmation peut paraître audacieuse, incongrue, surtout si l'on pense à de sérieux prétendants au même titre tels que Nevermind, Grace, Loveless, Blue Lines ou bien encore OK Computer. Mais Tilt répond à toutes les caractéristiques de l'oeuvre "culte" telle que la culture populaire aime à la définir. Adoré par un tout petit nombre d'adeptes névrosés, remisé au placard par tous ceux qui ont été rebutés par son hermétisme et ignoré par la majorité, Tilt est un disque comme il en existe bien peu dans le monde de la musique rock/pop. On le rapprochera peut-être, vaguement, des oeuvres austères et tranchantes de Nico (The Marble Index en tête), voisines par leurs errances dans des territoires proches de la musique concrète. Mais finalement rien ne ressemble à Tilt. Pour pouvoir entrer dans cet album, et tout le monde vous dira que c'est très difficile, il faut le vouloir, il faut s'en donner les moyens. Il faut attendre le soir, éteindre toutes les lumières, être seul bien sûr et mettre le son très fort. Très très fort. Tilt est un disque qui s'apprécie à plein régime et finalement bien plus dans "l'espace" que lors d'une écoute au casque.
Pour preuve, la baroque ouverture sur le sublime Farmer In The City et sa puissance de cathédrale gothique. La voix de Scott Walker, mille fois imitée (Bowie, Jarvis Cocker, Iggy Pop, et j'en passe...) nous saisit immédiatement à la gorge, elle nous travaille au physique, à la décharge émotionnelle directe. Ceux qui trouvent Ian Curtis "grandiloquent" ne s'en remettront pas. Scott Walker déclame, toujours au bord de la folie, au bord de la rupture, personne ne chante comme lui. Et pour accompagner sa voix et ses textes auxquels on ne comprend rien ("est-ce que j'ai entendu 21 ?"), il choisit une musique incroyablement maîtrisée mais qui n'offre jamais la moindre prise, la moindre accroche, la moindre petite concession qui nous permettrait de nous y accrocher dans le confort et la facilité. Tout est extrêmement exigeant. Mais cette exigeance est à la hauteur de la beauté du disque : infinie. On peut difficilement évoquer Tilt, car c'est expérience que chacun se doit de tenter, au moins une fois, même si en général il faut des mois, voire des années pour s'imprégner de ce disque. Mais une fois que l'on vit à travers la musique de Scott Walker, on ne peut plus s'en passer, elle nous fascine, elle nous obsède, on y revient toujours, halluciné que de tels sons, que de tels choses puissent exister. Tilt est unique et c'est sans doute l'album pop le plus novateur et l'un des plus beaux de ces 20 dernières années.
Il est bien loin le temps où Scott Walker avec ses « faux » frères était un des minets crooners les plus populaires des années 60. Elle est bien loin aussi l’époque où le monsieur popularisait Jacques Brel auprès des anglo-saxons et délivrait des albums élégants et juste un tout petit peu bizarres. Depuis son « retour » en 95 avec le fondamental Tilt, Scott Walker a définitivement largué les amarres et n’évolue plus qu’au sein de son petit monde à lui. Un univers unique, un genre à lui tout seul, qui se résume à l’écoute de The Drift à une tentative de renouveler les musiques de films d’horreur.
En effet, la « musique » présente sur cet album est un vaste montage de nappes atmosphériques, de rythmes fantômes, de bruits blancs et d’incantations du chanteur, qui déclame des textes abscons, tel un prêtre vaudou en pleine transe mystique. L’écoute est rapidement aussi fascinante que souvent terrifiante, en particulier lorsque l’on jurerait qu’une créature invisible et rigoureusement maléfique tente de traverser la structure des enceintes pour s’extirper de la « chanson » Psoriatic, ou qu’une voix grotesque, directement empruntée au black métal, s’immisce dans la conclusion de The Escape. Le rejet peut être massif et évident, et on se demande comment un fou furieux ayant dépassé l’âge de la retraite peut trouver une force créatrice suffisamment puissante pour contenir musicalement de tels démons. Dans son ensemble, l’album semble plus accessible que Tilt, plus « rythmé », plus directement agressif, plus clair dans ses intentions terroristes.
A la lecture de ces lignes, on peut évidement se demander quelle inconscience peut nous pousser à nous infliger cette « pop concrète, atonale et hideuse », mais justement c’est parce que d’effets de surprise effroyables à de longues atmosphères lancinantes chargées de menaces que l’on n’ose point nommer, The Drifttravaille l’auditeur au niveau de l’inconscient que l’on n’a cesse d’y revenir. On est envoûté, vampirisé, on s’y noie, on s’y perd, des abîmes sans équivalent dans la musique actuelle s’ouvrent sous nos oreilles, l’expérience devient exaltante et dévoile une beauté malsaine digne des plus immenses œuvres d’art. Et surtout, bien sûr, surtout, The Drift est le meilleur film d’épouvante (sans images, mais qu’importe) de ces dernières années… |