C'est toujours quand on pense avoir tout écouté, tout entendu que l'on tombe sur une musique qui réveille notre curiosité, qui titille nos sens, qui s'immisce dans notre discothèque quotidienne sans forcément faire beaucoup de bruit mais avec une flagrante efficacité. Pourtant, lorsque l'on expose le "concept" autour de Silent Shout, il y a de quoi rester perplexe. Un disque d'electro dans son aspect le plus basique, voire le plus daté, où ce qui compte avant tout est la manière dont les rythmiques techno-disco vont s'amouracher des bruitages électroniques et de la voix toujours déformée de la chanteuse Karin Dreijer Andersson. A priori, ça n'a rien de très engageant, même si, précisons-le, comme The Fiery Furnaces, le duo de The Knife est familial, la musique étant composée par Olof Dreijer, le frangin de la première citée. Et oui, un tel détail peut être un gage de qualité, ou du moins intriguer davantage l'auditeur "people".
Et ne l'épargnons point plus longtemps, notre lecteur/auditeur favori et lançons-le au coeur de Silent Shout, par exemple directement sur la piste 4, We Share Our Mother's Health. Des "bips" et des "blips" rebondissent dans les enceintes avant de former une curieuse base rythmique qui s'épanche en une irrésistible mélodie de "GameBoy" schizophrène. Lorsque la voix de Karin surgit, on sait que chez The Knife on a depuis longtemps perdu de vue les bornes du grotesque et que l'on oeuvre définitivement "ailleurs". A tel point que parfois on pourra se croire face à une musique déjantée de film d'horreur très conceptuel ou carrément dans une partouze de morts-vivants, comme sur le génial et purement jubilatoire One Hit ("Oh oh oh oh, wooo wooo wooo wooo"). Ce qui permet d'évoquer le plus grand paradoxe de Silent Shout, celui d'être un disque plutôt sombre, voire glauque, tout en demeurant hautement et volontairement léger et comique.
Le clip du premier single et chanson éponyme, Silent Shout rappelle les expérimentations de Chris Cunningham pour Aphex Twin et c'est bien d'Aphex Twin qu'il s'agit ici car l'on pense plus d'une fois à l'humour aussi sordide que burlesque du créateur de Windowlicker. On oscille donc entre un premier degré pleinement affirmé comme sur ce Silent Shout d'ouverture particulièrement envoûtant, ou un second degré totalement inattendu, comme lorsque la belle errance "ambient" de The Captain se drape d'accents japonisants incongrus. Sur cet album, aucun morceau ne ressemble à celui qui l'a précédé, et la liberté de ton de The Knife ne cesse de ravir. Le duo se permet tout et même franchement n'importe quoi, de la berceuse aux dents aigues de Na Na Na à une chanson presque normale telle que l'entêtant Marble House qui s'effondre doucement sur l'un des refrains les plus accrocheurs de ce début d'année. On croisera même de la sensualité perverse au détour d'un From Off To On et un final digne d'un train fantôme où le frère et la soeur entament un duo aussi terrifiant que touchant.
L'oeuvre de The Knife ne ressemble VRAIMENT à rien d'autre et risque de laisser plus d'un auditeur pour le moins dubitatif. C'est pourtant sur Silent Shout que l'on peut se régaler de la musique la plus bizarre, la plus créative mais aussi peut-être la plus jouissive de ce début d'année ; une bande son idéale pour danser, rire, se faire peur, s'amuser, s'interroger, s'abreuver de sensations extraordinaires.
Après l’opéra rock, voici l’opéra électronique. Ce n’est pas vraiment une nouveauté, mais Tomorrow, in a year est le plus bel étendard du genre. Ceux qui trouvaient déjà les atmosphères de Silent Shout un peu trop bizarres ou dérangeantes feraient mieux de s’éloigner. Avec cette œuvre conceptuelle, The Knife largue définitivement les amarres et vogue dans les hautes mers de la musique expérimentale la plus ardue. Ecoutez donc les 6 minutes de Variation of birds et vous comprendrez sans avoir besoin d’en passer par l’introduction composée de 4 minutes de plic-ploc à la manière d’un robinet mal fermé. Par-dessus les nuages synthétiques, parfois vient se poser le chant d’une soprano, qui nous conte la théorie de l’évolution selon Darwin. Bref, vous l’aurez compris, ce n’est pas Metal Machine Music de Lou Reed, mais ce n’est pas le disque le plus accessible à ranger dans votre discothèque. Si vous souhaitez le passer en fond sonore ou tout simplement ne pas vous enfourner les 92 minutes d’une traite, laissez tomber. Encore plus que Joanna Newsom, il s’agit là d’une œuvre ambitieuse qui ne se découpe pas en tranches.
Reprenons l’exemple de Variation of birds. Si vous parvenez à dépasser la moitié du morceau, vous découvrirez un univers sonore unique, renversant d’invention et même de beauté. Mais ses délices se méritent, la majorité des auditeurs sera perdue dans le brouillard bien avant d’atteindre le sublime Annie’s box ou de goûter au "tube" sauvage, Colouring of pigeons. Karin et Olof Dreijer poussent l’ironie jusqu’à caler la seule véritable chanson, The Height of Summer, à la toute fin du disque. On jurerait une chute de leur Deep Cuts, et ce n’est pas une provocation, mais une manière de démontrer qu’ils peuvent vraiment tout faire et que l’expérimentation n’est qu’une étape, qu’ils ont toujours sous le coude un sens de l’efficacité pop hors du commun. Ah les galopins, ils fanfaronnent, comme les Fiery Furnaces. Agaçants et géniaux. Comment ne pas les adorer ? Même si, il faut le rappeler, ils se sont fait ici aider par Mt. Sims (DJ Berlinois) et Planningtorock (artiste touche à tout de la scène Berlinoise itou).
Tous les abandonnés en cours de route qui liront les avis souvent enthousiastes sur Tomorrow, in a year, auront de quoi rester dubitatifs. On vous répétera : une fois entré, il s’agit d’une musique unique, d’une expérience transcendante. C’est vrai, mais ne vous ne vous laissez pas intimider, ce grand œuvre n’est logiquement pas pour tout le monde. Votre serviteur en premier aura eu bien du mal à pénétrer les arcanes de cette cathédrale dont le seul défaut est aussi le plus terrible. Difficile d’accès, Tomorrow, in a year, réclame un investissement que nous ne pouvons pas toujours lui offrir. Mais la récompense est à la hauteur du défi à relever. C’est un disque univers, un choc esthétique, imparfait mais fulgurant, long à apprivoiser, toujours intrigant, et qui peut vous chavirer comme jamais. Aller, on (re)plonge.
L’indifférenciation des genres n’est pas un thème nouveau chez The Knife, du sublime clip de Pass This On au traitement de la voix de Karin Dreijer Andersson, tantôt féminine tantôt masculine, leur univers est fondé sur ce flou sexuel. On peut même aller plus loin en rappelant leur opéra électronique, Tomorrow, In A Year, dédié à la vie et à l’œuvre de Charles Darwin. Obsédés par l’évolution naturelle, sociale, technologique et musicale, The Knife n’ont jamais été aussi directs que dans les paroles et le clip du premier extrait de leur nouvel album. Durant les sept années qui séparent Silent Shout, chef-d’œuvre absolu et peut-être disque le plus important de ce début de siècle, de Shaking The Habitual, il y aura donc eu cette collaboration consacrée à Darwin, ainsi que le projet solo de Karin, le presque aussi essentiel Fever Ray. Mais le retour en bonne et due forme de The Knife en avril prochain, au fil d’un double album de près de deux heures, est un événement qui dépasse le cadre de la musique. De sa pochette à son titre en passant par les notes d’intention, Shaking The Habitual intègre une dimension politique et revendicatrice nettement plus évidente que par le passé. En adoptant une esthétique punk, en proposant comme premier single le morceau le plus musicalement agressif de leur carrière, le duo ne laisse aucune ambigüité. Ca va faire mal.
Secouer les habitudes. A tous les niveaux. D’où ce clip mis en scène par une esthète du queer, où les hommes et les femmes s’habillent de la même manière, où les corps portent leur androgynie comme un étendard. Dans une société parfaitement réglée, le petit déclic qui bouleverse n’est jamais loin. Tout peut basculer grâce à un détail, une personne, une parole. Et derrière résonnent les slogans de Full of Fire :
« Sometimes I get problems that are hard to solve
What’s your story?
That’s my opinion
Questions and the answers can take very long
Here’s a story
What’s your opinion? »
Politiquement, la chanson semble s’adresser aux partis libéraux Suédois.
« Liberals giving me a nerve itch »
Mais le thème principal revient vers les bouleversements des cadres sexuels
« Not a vagina,
it's an option
The cock
had it coming »
« Let’s talk about gender, baby,
let’s talk about you and me »
Et un cri du cœur à reprendre en chœur :
« When you’re full of fire,
what’s the object of your desire? »
Le monde de The Knife est peuplé de masques, de monstres, de corps mouvants et indistinct. Le désir glacé ou brûlant fait tourner cette planète en un grand maelstrom des êtres, échappant à toutes les règles et à toutes les conventions. Plus proche du fantastique sur Silent Shout, leur univers revient percuter notre réalité avec toute sa puissance évocatrice. La musique est à l’image des revendications, avec une house brutale et acide, qui cogne et crisse dans les enceintes, les basses sont profondes, les mélodies stridentes, les paroles scandées. Pourtant, grâce à la voix de Karin et aux arrangements nettement plus subtils qu’il n’y paraît, Full of Fire se fait accessible, obsédant, hypnotisant, puis indispensable. Une manière d’annoncer un album coup de tonnerre qui en laissera plus d’un K.O. debout. Une révolution est en marche.
C'est un disque de punk électronique. Pour le comprendre il faut dépasser l'idée que la musique punk ne consiste qu'en trois accords joués très vite pendant trois minutes maximum. Le punk c'est aussi une esthétique, une politique et surtout une provocation. De sa pochette hideuse à sa musique aliénante, Shaking the Habitual est un grand disque punk. Les slogans s'affichent, se hurlent, se dissimulent dans les grincements, les sifflements et l'accumulation de sons parfois horribles. A chaque morceau son univers et ses revendications, presque tous les thèmes majeurs qui secouent nos sociétés occidentales sont passés en revue. Avant d'être un album fleuve, le nouvel opus de The Knife est un manifeste, un peu situationniste sur les bords, franchement énervé, et en même temps doucement accueillant, profondément onirique, ou plutôt cauchemardesque.
C'est aussi une synthèse de leur parcours, pas vraiment un aboutissement, le côté fourre-tout rappelant parfois Sandinista! de The Clash et son abondance pas toujours maîtrisée. On retrouve ici les rythmes (sur percussions live) de Deep Cuts, les atmosphères ténèbreuses et iconoclastes de Silent Shout et surtout les expérimentations ambient de Tomorrow, In A Year. On sait que le duo a hésité à changer de nom devant cette évolution que certains jugeront radicale, voire rédhibitoire, avant de bien vite se raviser et d'admettre que tous les artistes ont le droit, et peut-être même le devoir, d'évoluer avec le temps, avec leurs envies, avec leurs préoccupations.
Bien sûr, ceux qui aimaient le The Knife pop et dansant, celui des "tubes", vont probablement tomber de très haut. Pour beaucoup, même les fans, les 19 minutes de dark ambient de Old Dreams Waiting To Be Realized, pile au milieu du disque, seront insoutenables. Il faut avouer que l'attention de l'auditeur est mise à rude épreuve, surtout si on n'a pas l'habitude du genre. Un peu avant la conclusion, les 10 minutes de bruit sifflant de Fracking Fluid Injection resteront aussi dans les annales des morceaux zappés par presque tout le monde (rejoignant ici le Revolution 9 de l'album blanc des Beatles).
Pourtant l'or et les diamants sont partout et pas forcément dans leurs oripeaux les plus complexes. Il faudra dépasser le stade de quelques premières écoutes exigeantes. Mais il est difficile de résister à la splendeur de Wrap Your Arms Around Me ou à l'intensité de A Cherry On Top, sans parler de l'hymne sans concession qu'est Full of Fire. Direct au cœur, direct aux tripes. Avant même de réfléchir au(x) message(s), avant de s'extasier sur les arrangements, sur la complexité folle de la production, sur la fausse simplicité d'une musique mûrie durant sept années. C'est le jardin du bruit et des délices, fusion de mille et un genres dans un son néanmoins immédiatement reconnaissable (ces fameuses percussions, les voix multiples de Karin).
Oui, c’est un disque volontairement déplaisant, qui cherche la confrontation, oui c’est le fameux « magnum opus » que presque tous les artistes majeurs et novateurs se doivent de signer. Ce n’est probablement pas celui qu’on écoutera le plus, mais c’est peut-être celui vers lequel on reviendra le plus souvent avec curiosité. On ne cessera de le redécouvrir, de l’aimer et de le haïr. Mais on ne sera jamais indifférent et c’est déjà bien davantage que ce que la majorité de la musique actuelle nous propose.
Le rythme tribal qui entame A Tooth For An Eye, et par là-même les 98 minutes de Shaking The Habitual, s'avère familier. Pour avoir dans la première partie de ma critique longuement insisté sur l'aspect déstabilisant et agressif du nouvel album de The Knife, je vais à présent essayer de vous démontrer l'inverse, en partie du moins. Pas question de renier la profession de foi du duo qui répète à longueur d'interviews, de communiqués de presse ou même de Comics, que leur dernier bébé est bien une déclaration de guerre aux aspects les plus inégalitaires des sociétés occidentales. Le manifeste punk est indéniable, le coup de poing auditif ne sera pas mis en question, il est évident, il est incontestable, il est, tout simplement.
Néanmoins, pour tous ces avis à chaud qui ont souligné l'austérité de la démarche, il faut à présent nuancer. Comme les œuvres précédentes de The Knife, Shaking The Habitual s'apprivoise et, malgré la complexité de l'approche, ne cache jamais sa bienveillance. Ce n'est pas un album si difficile pour qui veut bien saisir la main qu'il tend à presque tous les morceaux. Premier exemple, dès l'ouverture donc, avec le rythme entre jungle obscure et Asie fantasmée qui porte A Tooth For An Eye. Sur celui-ci viennent se poser les signes distinctifs du duo, que ce soit le chant inimitable de Karin que les excentricités d'Olof. Et toujours, toujours, ce sens de la mélodie improbable, du gimmick sorti de nulle part, et ce qui est un peu la marque de fabrique de The Knife : de la laideur surgit la beauté.
J'ai déjà évoqué Full of Fire, pulsion de vie mise en musique. Mais il y aurait matière à en rajouter. Que ce soit au sujet de rythme diabolique, obsessionnel, quasi parfait, ou sur les innombrables détails qui ponctuent ces dix minutes de danse si denses. Sans parler de cet étrange hoquet qui fait rater une mesure aux percussions pile au milieu du morceau. Une fraction de seconde dont on se demande toujours si on l'a vraiment entendue, comme une imperfection volontaire ; soulignée sur scène en devenant le moment où les danseurs, immobiles durant la première partie de la chanson, se mettent en mouvement.
Jusqu'ici il faut avoir peu cohabité avec la musique électronique dans son existence pour considérer Shaking The Habitual comme « inécoutable ». Les morceaux sont longs, mais accessibles sans effort. A partir de A Cherry On Top, nous laisserons probablement les auditeurs inattentifs sur le bas-côté. On est pourtant loin de l'élitisme des avants-gardes les plus aliénantes. Oui, c'est proche de l'Ambient et les structures classiques sont balayées, nous ne sommes pas dans la pop, mais dans l'atmosphérique. Avec en final un hommage direct à Ligeti et aux voix qui parcourent l'espace infini du 2001 de Kubrick.
Comme pour compenser cette incartade, The Knife enchaîne avec deux morceaux on ne peut plus directs. Soit un vrai tube electro-pop, Without You My Life Will Be Boring, et une cathédrale sonique sublime, Wrap Your Arms Around Me. Le premier bondit d'un refrain irrésistible à des pipeaux synthétiques dissonants, sans jamais se départir d'une joie communicative. Le second est l'héritier de Colouring of Pigeons, le monument de Tomorrow, In A Year. C'est un tour de force élégiaque, gorgé d'échos et de percussions qui font trembler les étoiles.
Un bref instrumental bruyant nous conduit vers le point pivot de Shaking The Habitual, les 19 minutes de Old Dreams Waiting To Be Realized, qui ont, à elles-seules, éclipsé le reste de l'album auprès de nombreux auditeurs peu scrupuleux. C'est en effet une transition audacieuse et il semble difficile de justifier le fait qu'elle soit aussi longue, tant son centre n'est qu'un vague ronronnement industriel dénué de toute forme de mélodie ou même de réelle consistance. Pour qui se laisse porter, c'est une petite merveille de Dark Ambient ultra minimaliste, avec un dosage méticuleux du moindre effet. Old Dreams permet de digérer la première partie de l'album et de nous conduire vers son second mouvement. En ce sens, la comparaison avec 2001 s'impose à nouveau. L'auditeur se retrouvant dans la même situation que le spectateur du film de Stanley Kubrick lors des longues séquences de sortie dans l'espace, où seuls le souffle de l'astronaute et le sifflement de l'oxygène occupent la bande-son, fragiles signes vitaux face au silence absolu de l'espace. Des moments introspectifs, qui permettent de réfléchir sur l'oeuvre avant sa conclusion, mais aussi de nous laisser face à nous-mêmes, à nos émotions, nos attentes, nos peurs, notre impatience ou notre méditation. C'est bien là le genre Ambient dans toute sa splendeur, qui reflète notre esprit et nos pensées, nos rêves et nos cauchemars.
C'est donc avec d'autant plus d'intensité que nous abordons le retour des percussions avec Raging Lung. Grâce à son refrain magnifique emprunté à Fugazi (« What a difference a little difference could make »), la chanson crée une émotion réelle et sans fard. Networking propose un remarquable travail sonore avec ses fragments vocaux cousus en une frénétique évocation du web et de la communication contemporaine. Un chaos musical étourdissant qui finit par tout emporter sur son passage. Après une nouvelle minute d'interruption stridente, Shaking The Habitual entame sa dernière ligne droite.
Stay Out Of Here est un autre hymne militant qui accomplit le lien avec Full of Fire. Lui aussi héritier de Colouring Of Pigeons, décidément le moment clef de la nouvelle orientation du groupe, le morceau s'équilibre entre les performances vocales de ses trois interprètes et de longs passages instrumentaux qui ne cessent de relancer la chanson, la conduisant au-delà des dix minutes. Tout cela est mené avec une telle maestria que lorsque la conclusion survient on ne peut s'empêcher de ressentir une pointe de frustration.
Fracking Fluid Injection est certainement l'autre morceau qui aura focalisé l'ire des critiques superficielles. Il faut bien reconnaître que pour l'oreille inattentive, c'est un chemin de croix. Mais pour celui qui accepte de s'y plonger, il y a ici un formidable travail sur la spatialité de la musique. La répercussion des sons créant un champ auditif de plus en plus vaste et hypnotique. Encore de l'ambient exigeante mais miraculeuse. Comme The Height of Summer concluait Tomorrow, In A Year avec la chanson la plus « normale » de tout le disque, Ready To Lose est le moment le plus classique de Shaking The Habitual. C'est un morceau simple et attachant, qui pourrait surgir de n'importe quel album précédent de The Knife. Il ne possède pas la même beauté extatique que The Height of Summer, qui demeure le sommet pop méconnu du duo, mais c'est une manière de terminer sur une note à la fois accessible mais toujours revendicatrice.
Car, si je n'ai pas à nouveau insisté sur la portée politique de la démarche musicale et surtout des paroles, il ne faut jamais la perdre de vue (ou plutôt d'ouïe). Elle s'accompagne de slogans évidents, comme le déjà fameux « End extreme wealth now », qui appelle à une répartition plus juste des richesses. The Knife multiplie les chevaux de bataille, de la théorie du genre où les sexes sont indifférenciés, en passant par le droit au logement, tout pourrait se résumer à un désir d'égalité à tous les niveaux de la société. Égalité des orientations sexuelles, égalité des possessions, égalité des droits, égalité des possibles, surtout l'égalité des choix. A chacun son histoire, son parcours, sa place dans le monde, sans les entraves sociales habituelles. De l'utopie sans niaiserie à mi-chemin entre l'art contemporain et la musique pop.
C'est un album qui réclame de l'attention et du temps, ce que le public et la critique actuels ne semblent pas prêts à lui accorder, un événement (musical ou non) chassant l'autre parfois en moins d'une journée. Le web bruisse déjà pour bien d'autres choses plus ou moins insignifiantes (le plan marketing de Daft Punk, le vrai-faux album de Jai Paul, le groupe tendance de la semaine oublié celle d'après, les festivals estivaux...). C'est à l'histoire de faire le tri. Silent Shout, aujourd'hui considéré comme un classique, passa aussi un peu inaperçu au moment de sa sortie.
Concert - Paris - Cité de la Musique - 4 mai 2013
Pour illustrer un tel disque et amplifier les revendications, il fallait des concerts à la hauteur. Ils le sont largement, proposant un happening situationniste drôle et engagé. Une manière de questionner la nature du spectacle tout en faisant danser le public. Ici, le playback est surjoué, avant d'être totalement admis, pas d'hypocrisie et un large tonneau d'ironie déversé sur toutes les stars qui prétendent danser et chanter en même temps. Les clichés d'un concert pop sont déconstruits, transformant l'expérience en réflexion ludique qui invite autant à réfléchir qu'à bouger nos corps comme bon nous semble. Avec ses chorégraphies amateurs, ses ruptures de tons et son énergie communicative, le groupe secoue effectivement nos habitudes scéniques. C'est définitivement punk, gentiment élitiste et provocateur, tout en restant unique en son genre.
Quelques parties vocales sont interprétées en direct, comme pour Wrapped Your Arms Around Me, d'autres morceaux sont adaptés pour le concert, tel le final dantesque sur Silent Shout, une majorité d'entre eux sont repris à l'identique depuis l'album, avec un son qui défrise. Quand il s'agit de la rythmique de Full of Fire, qui devrait être classée au patrimoine de l'UNESCO, cela ne présente vraiment aucun problème. Et même lorsque le groupe quitte totalement la scène pour Networking, il laisse des jeux de lumières accompagner une musique de toute façon impossible à reproduire en live. On se retrouve si décontenancé qu'on finit par se demander si Karin et Olof sont bel et bien présents et s'il ne se cachent pas derrière les tables de mixage à l'arrière de la salle. Une possibilité hautement envisageable. C'est aussi une manière de prendre à contre-pied ceux qui viennent aux concerts pour entendre les chansons jouées de façon identique au disque.
On peut regretter que la démarche ne soit peut-être pas mieux explicitée, que des slogans ou des paroles ne soient pas projetés, histoire d'aider la compréhension de ceux qui ne connaissent pas bien les manifestes joints à Shaking The Habitual. The Knife suppose probablement que les spectateurs prêts à acheter des places pour leurs concerts sont au courant des moindres détails de leur parcours et de leurs discours. Au vu des hauts cris poussés par certains, le groupe a sans doute été un peu présomptueux. Ou pas. Car le duo se doute bien qu'on ne rue pas impunément dans les brancards. Bousculer les habitudes ne se fait pas sans casse. Pour une majorité conquise, il y aura toujours des déçus. On invite ceux-ci à repenser leur rapport à l'industrie musicale et à son expression scénique. Le show offert par The Knife leur paraîtra nettement plus clair et appréciable. Dommage, simplement, de ne pas savoir goûter l'immédiateté d'une musique qui donne envie de danser, quel que soit le contexte.
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