Si 2001 avait le mérite de donner à la Science-Fiction cinématographique les lettres de noblesse métaphysique qu'elle méritait depuis au moins Metropolis, Barry Lyndon reste d'après moi le chef-d'œuvre de Stanley Kubrick. C'est son film le plus touchant, le plus parfait, le plus riche et surtout le plus humain. Humain, oui, dans la caractérisation de ses personnages, humain dans sa photographie en lumière naturelle, humain dans son récit d'apprentissage digne des plus grandes œuvres littéraires (on flirte parfois avec Stendhal). A l'époque de la sortie du film, tout le monde s'y est trompé, et beaucoup s'y trompe encore. On a qualifié Barry Lyndon d'œuvre cynique alors qu'elle est profondément humaniste et surtout on s'est focalisé sur des détails aussi triviaux (tout en étant essentiels) que la performance du Di Caprio de l'époque, Ryan O'Neal, ou l'utilisation de la pellicule extra-sensible de la NASA pour les scènes éclairées à la bougie. 

        Barry Lyndon impressionne, car c'est peut-être le film qui se rapproche le plus de cette fameuse synthèse rêvée entre toutes les formes d'art (ou du moins le plus grand nombre d'entre elles). Il y a le cinéma, le mouvement, magnifiquement rendu dans quelques scènes de violence ou de déplacement dans l'espace (avec des travellings arrières, certes). Il y a la peinture, chaque plan étant conçu comme une œuvre picturale d'une grande sophistication. On peut évoquer l'emploi du zoom arrière, justifié ainsi par Kubrick : quand on découvre une peinture on s'attache d'abord à un détail avant d'en découvrir l'ensemble et de saisir le sens de l'image. On peut parler aussi de l'abandon du Cinémascope, qui donne aux plans de Barry Lyndon une douceur, une proximité, une humanité troublantes. Il y a le théâtre, dans le jeu parfois caricatural des acteurs, en état de grâce dans leur grande majorité. Et bien sûr il y a la musique, magnifique musique, sublime musique, peut-être encore plus finement utilisée ici que dans 2001 ou dans Orange Mécanique. La très mythique scène de séduction de Lady Lyndon par Redmond Barry (citée en référence par Scorsese à tout bout de champ) est tout simplement, je le clame haut et fort, ce que Kubrick a tourné de plus parfait, de plus beau et de plus bouleversant. Et c'est aussi son utilisation la plus splendide de la musique, grand merci à Schubert et à son piano trio. 

        Si on ajoute à tout cela un sens du rythme à la fois ample mais jamais ennuyeux, une construction dramatique qui évite tout pathos (grâce à la voix off qui anticipe les grands retournements narratifs, supprimant ainsi les vilains "suspens" larmoyants) tout en préservant l'émotion, la richesse du personnage de Redmond Barry et un épilogue qui est aussi ce que Kubrick nous a offert de plus fort et de plus marquant (plus encore que le fœtus de 2001, l'apocalypse de Docteur Folamour ou la photographie terrifiante de Shining). Beau à crever sur place, Barry Lyndon n'est pas seulement mon Kubrick favori (sans doute à égalité avec 2001), je pense qu'il peut prétendre à la position de meilleur film en costumes (un genre en soi) de l'histoire du cinéma. Justement parce que, comme toujours avec Kubrick, il explose les limites de son genre, tout en le magnifiant à chaque instant. Impossible depuis de mettre en scène un film en costumes sans avoir Barry Lyndon en référence.

        A aucun instant dans Barry Lyndon la maîtrise kubrickienne ne vient noyer la puissance dramatique de son histoire, au contraire. Chaque son, chaque geste, chaque positionnement dans le cadre, chaque mouvement d'appareil, chaque longueur ou chaque ellipse, possède une résonance qui ne doit rien au hasard. Ces trois heures pourraient être étouffantes, elles interrogent au contraire les sens et l'esprit, elles éclairent et tourmentent avant, au final, de nous apaiser après une telle succession de duels et de rebondissements, de souffrances et de voyages (géographiques ou spirituels). Les scènes de bataille révèlent l'absurdité de la guerre avec encore plus de force que tout Full Metal Jacket et les scènes en haute société en disent plus long que tout Eyes Wide Shut. On pourrait aussi dire, que le point de vue sur la famille évoquée dans Barry Lyndon est aussi puissant que celui de Shining. La critique bouda l'oeuvre, le public passa logiquement à côté et on remercia Kubrick d'avoir mis en scène l'un des plus grands films de tous les temps en le snobant comme toujours à la cérémonie des Oscars, où le film reçut des récompenses techniques dont l'évidence pouvait difficilement être niée. Comme s'il n'était pas évident que Barry Lyndon était au moins le meilleur film de l'année 1975 et que Kubrick était toujours le plus talentueux metteur en scène de son temps.

        Certains ont eu du mal à cerner la psychologie de Redmond Barry. Souvent émouvant, parfois cruel, opportuniste et violent, Redmond Barry n'est pas un "héros" hollywoodien. C'est au contraire une figure humaine (décidément), avec toutes ses contradictions. Barry a ses grandeurs et ses faiblesses, ses ambitions et ses passions. Barry Lyndon n'est pas un film cynique, bien au contraire, c'est un film gorgé de la complexité humaine, des ses imperfections et de ses instants héroïques. Ainsi Kubrick pourra enchaîner des scènes d'adultères froides et des scènes déchirantes de rapports père/fils. Et cette émotion jamais gratuite, jamais mielleuse, en est d'autant plus foudroyante.

        Comme avec 2001, Kubrick a dompté la technique la plus sophistiquée pour la mettre au service de son histoire, des ses idées, de ses caractères. Et il y réussit encore mieux que dans l'Odyssée de l'Espace. Car dans Barry Lyndon, si l'on reste subjugué d'un bout à l'autre par l'incroyable perfection esthétique, il ne faut pas plus de dix minutes pour s'immerger totalement dans les enjeux de cette biographie qui ne se veut pas exemplaire. 

        Souvent oublié dans la filmographie de Stanley Kubrick au profit d'œuvres plus polémiques (Orange Mécanique, Eyes Wide Shut, Les Sentiers de la Gloire, Dr. Folamour, Lolita...) ou plus directement percutantes (2001, Shining, Full Metal Jacket...), Barry Lyndon est le grand film de sagesse de son auteur. C'est dans cette œuvre qu'il va le plus loin dans sa vision du monde, de la vie, de la famille, de la société. Et aux allégories de 2001, répond ici une richesse encore plus grande et peut-être pas moins métaphysique, quand un plan digne d'un tableau de maître se transforme en concept philosophique. C'est pour ces raisons et bien d'autres, que je n'ai ni le temps ni le courage d'évoquer pour l'instant, que Barry Lyndon est devenu peu à peu l'égal de 2001 dans mon idéal de 7e art et avec les années qui passent il finit par être le film de Kubrick le plus cher à mon cœur. Et peut-être est-ce le plus beau film du monde, mais là je m'emporte...

 
 
 
 
 
 
 
 
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