L’âge adulte du jeu vidéo se situe sans doute au moment où celui-ci a pris
conscience de son statut d’art global, qui n’entretiendrait plus de complexes
face aux autres, en particulier le cinéma. Les jeux vidéo, amibes électroniques,
peuvent bien bouffer des films à foison et les digérer, et les mélanger avec des
ambitions littéraires, musicales, picturales. Tout en nous laissant une part
plus ou moins grande de contrôle dans l’exécution finale de l’œuvre. Décuplant
l’implication émotionnelle du spectateur/lecteur, le jeu vidéo propose ainsi
l’art dont vous êtes le héros.
Le spectre balayé par ses perspectives est immense. L’œuvre pourra être
abstraite et épurée (tel Rez) ou au contraire dirigiste et scénarisée
dans ses moindres détails (tels les Final Fantasy). Mais dans tous les
cas nous sommes la clef de voûte de l’accomplissement. Sans nous, référents
improbables, capables d’entrer en symbiose avec le déroulement du jeu, l’œuvre
n’existe pas. Nos actions font corps avec celles de Niko Bellic (dans GTA IV),
nos silences sont ceux de Link (dans The Legend of Zelda), jusqu’à la
fusion quasi-totale qui nous fait partager les émotions de personnages
absolument virtuels, quasi anonymes, donc prêts à être comblés par notre moi.
Nouveau chef-d’œuvre de l’art balbutiant, mais qui semble déjà atteindre son âge
de raison, Bioshock convoque presque tous les éléments cités plus hauts.
A la fois engoncé dans un scénario précis et ouvert à une certaine liberté,
l’univers de ce jeu repose sur une ambiance écrasante, soigneusement rendue par
un environnement visuel et sonore parfait. La forme impressionne, pour mieux
impliquer dans les choix et le déterminisme du personnage principal.
Questionnements sur le libre arbitre du joueur, qui se retrouve à hésiter devant
les combats, à se refuser à suivre l’inévitable déroulement de l’histoire. A
mi-chemin entre le FPS et le survival horror, Bioshock flirte avec la
complaisance dans la violence, pour mieux se tirer des ornières et des pièges,
en misant sur le rythme, la surprise, l’imagination en toute liberté. Ici on se
permet ce que le cinéma ose à peine envisager, ce que la littérature évoque
parfois. Les messages sont forts, les idées écrasantes, on en oublie que l’on
tient une manette entre les mains, les enjeux dépassent le simple vidéoludisme.
Bioshock est un chef-d’œuvre de science-fiction
philosophique, soigné dans ses moindres détails, s’offrant même le luxe d’être
aussi un grand divertissement. Sa plongée dans l’horreur, toujours plus intense,
conduit vers un dénouement à la fois très logique mais qui nous cueille par son
extraordinaire beauté. C’est le clou de l’expérience, comme si tout prenait un
sens au final, que rien n’avait été gratuit et que l’émotion simple,
saisissante, ne pouvait exister que par les dizaines d’heures qui l’avaient
précédée. Une telle ambition donne le vertige. Bioshock n’est pas du
genre de divertissement que l’on oublie une fois l’écran éteint, il est de ceux
qui restent, qui marquent et qui hantent. De ceux qui semblent dépasser leur
simple statut de « produits culturels » pour atteindre une dimension autre.
Celle des œuvres d’art. |