3 Women
de Robert Altman
Peu de films ont approché avec autant de réussite la sensation du rêve. Ce n’est guère étonnant d’apprendre que Robert Altman a puisé l’idée de 3 Women dans un songe. Fidèle à ses habitudes, le metteur en scène en a tiré une œuvre en grande partie improvisée et majoritairement tournée sans script. Il s’est pour cela grandement reposé sur ses actrices, en particulier Shelley Duvall qui trouve là le rôle de sa vie, couronné par le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 1977. A juste titre car, au-delà de la performance évidente, la comédienne créa elle-même la majorité de ses dialogues.
Altman affirmait ne pas savoir lui-même exactement ce que racontait son film. Ce n’est pas l’aveu d’une impuissance à maîtriser son œuvre, mais plutôt l’abandon à cette logique du rêve. Au cœur du récit, il y a un échange de personnalités entre les deux personnages principaux, un peu à la manière du Persona de Bergman. Mais dans le contexte, radicalement différent et cher de réalisateur, d’une Amérique un peu marginale où la normalité nous semble excentrique.
A l’écran cette étrangeté s’incarne dans des personnages dont les interactions sonnent toujours un peu faux. Une des héroïnes ne cesse de monologuer comme si le monde extérieur était en permanence à son écoute, alors qu’elle ne semble exister qu'au sein d'une bulle. Une autre ne vit que par imitation et même vampirisation. Une autre est enfermée dans le mutisme, ne s’exprimant que par des peintures torturées. Un étrange lien fusionnel lie ces trois femmes.
Plus représentatifs de ce qu’on peut qualifier de « style Altman », M.A.S.H., Nashville et Short Cuts auront toujours les préférences des cinéphiles. Mais 3 Women est probablement l’œuvre la plus étrange du réalisateur et aussi la plus attachante. C’est en partie du à la prestation de Shelley Duvall, d’une richesse rare, et aussi à cette sensation persistante d’avoir voyagé au sein d’un autre monde : un univers voisin du notre, presque identique, mais soumis à des lois légèrement différentes.
Voyage à Tokyo
de Yasujiro Ozu
C’est un débat de cinéphiles qui, comme à peu près tous les débats de cinéphiles, ne passionne que 0,000001% de la population mondiale, et encore, en étant large. Comprenez bien, les « vrais » fans d’Ozu n’aiment pas, enfin, pas trop, Voyage à Tokyo. Pourquoi ? Parce qu’étant le premier film du maître japonais à avoir été distribué correctement en occident (tourné en 1953, sorti en 1978 !), il est encore aujourd’hui le plus connu et celui qui se retrouve régulièrement dans le top 10 des meilleurs films de l’histoire du cinéma publié par Sight and Sound (le classement de référence qui a tant fait pour la réputation de Citizen Kane et Vertigo). Oui mais, répondront les fans, ce n’est pas parce que c’est le plus célèbre que c’est le meilleur. Certes, bien sûr. Mais ce n’est pas non plus parce que c’est le plus fameux et, peut-être le plus accessible, qu’il faut le cacher un peu honteusement dans un coin de l’étagère.
Ozu a signé des œuvres plus légères, plus subtiles, plus austères, plus belles, mais il n’est pas évident qu’il ait délivré un film aussi équilibré que Voyage à Tokyo, qui, outre son accessibilité pour les néophytes (ce qui n’est pas rien au sein d’une filmographie réputée pour son élitisme), résume ses grands thèmes humains et esthétiques. Voyage à Tokyo fait partie des derniers travaux d’Ozu, précédé par Le Goût du Riz au Thé Vert et suivi par Printemps Précoce, il s’inscrit au cœur d’une succession de chefs-d’œuvre. C’est aussi un de ses derniers films en noir et blanc avant la période en couleurs et la radicalisation de son style, de plus en plus épuré aussi bien au niveau de la dramaturgie que de la forme. C’est d’ailleurs un reproche, fort injuste, que certains émettent envers Voyage à Tokyo, l’histoire en serait « trop dramatique », trop explicite au niveau des émotions. Tout est relatif, croyez-moi, et on est à des années lumières des excès du cinéma contemporain en matière de lacrymal, de coïncidences improbables et de rebondissements outranciers. C’est, au contraire, traité avec tellement de subtilité, de douceur, et avec un tel équilibre entre tendresse, mélancolie et lucidité qu’il est bien difficile d’accuser Ozu de manipuler le spectateur.
Beaucoup de « chroniqueurs familiaux » auraient des leçons à prendre chez Ozu, cinéaste qui n’avait nullement besoin d’en faire des montagnes pour exprimer les sentiments les plus profonds. Il en faut parfois très peu pour obtenir des émotions immenses et chaque œuvre d’Ozu réserve au moins une scène, une réplique, un plan inoubliable. On retrouve dans Voyage à Tokyo ce qui est peut-être mon moment favori de sa filmographie. Il s’agit de la discussion entre Kyoko, la petite fille du couple âgé dont nous avons suivi le périple, et Noriko, la belle-fille de ces derniers. Un échange, à peine deux répliques, suffisent à incarner tout le cinéma d’Ozu et sa philosophie. « La vie n’est-elle pas décevante ? », demande, au bord de l’affirmation, Noriko. Et dans un contre-champ typique du réalisateur, le sourire rayonnant et inimitable de Setsuko Hara accompagne la réponse : « Bien sûr qu’elle l’est. ».
Ce contraste entre un constat sans œillère et ce sourire, ainsi que cette acceptation bienveillante, qu’on pourrait rapprocher du stoïcisme occidental, forment la quintessence d’Ozu, poète du tragique du quotidien aussi bien que des petits bonheurs, des minuscules plaisirs qui aident à transcender les déceptions affectives, familiales et sociales. C’est presque rien et cela paraîtra dérisoire à ceux qui ne sont pas réceptifs aux idées qu’il exprime avec pudeur. Pourtant c’est bouleversant, empli d’une sagesse évidente, simple, humble, immense. Si vous ne connaissez pas Ozu, commencez par ce Voyage à Tokyo, de nouveaux horizons cinématographiques risquent de s’ouvrir à vous. Pour ceux qui seraient passés à côté de ce film ou du réalisateur, il est important de lui redonner sa chance ; il est possible qu’un jour, au fil de votre existence, vous ayez besoin d’Ozu. Son œuvre vous attendra, discrète et bienveillante, toujours prête à vous accueillir.
Kuroneko
de Kaneto Shindo
Kuroneko (« le chat noir ») est un sommet du cinéma fantastique japonais et l’un des meilleurs points de départ pour qui veut s’initier à l’inquiétante et merveilleuse étrangeté du genre. En 1968, son metteur en scène et scénariste, Kaneto Shindo, n’en était pas à son coup d’essai en matière d’ambiances oppressantes. Il venait de signer L’Île Nue et Onibaba, deux classiques du cinéma expérimental des années 60. En comparaison avec L’Île Nue (tourné sans dialogue) et Onibaba (et ses parfums scandaleux), Kuroneko semble plus classique. L’histoire de femmes fantômes vengeresses, assassinées par des samouraïs errants, s’avère traditionnelle. On ne compte plus les récits de ce genre au sein de tous les arts japonais. Grand admirateur de Mizoguchi, Shindo a clairement Les Contes de la Lune Vague Après la Pluie à l’esprit lorsqu’il rédige l’histoire de Kuroneko.
C’est donc une nouvelle fois par la mise en scène que l’auteur va transcender son sujet. En faisant durer les séquences pour mieux installer le malaise, en créant des images d’une poésie indicible, en jouant des ellipses et des répétitions, le réalisateur déploie une atmosphère envoûtante. S’il s’agit bien d’un film d’horreur réservant des instants de suspens et de choc, il se dessine avec subtilité. Tout ce qui pourrait n’être que clichés et passages obligés (de la nudité à quelques plans gores) s’inscrit dans l’onirisme.
Rêve ou cauchemar ? Rêve et cauchemar. Kuroneko suit la logique du songe en ne cherchant jamais à trop expliquer. D’où ce sentiment de fatalité, indissociable des contes fantastiques. Les chattes noires, variantes des renardes, sont soumises à la malédiction tout autant que les samouraïs qu’elles séduisent et dévorent. Dans l’ombre, hors champ, de plus grands démons tirent les ficelles. C’est du théâtre, bien sûr, mais aussi du marionnettisme.
Il faut y revenir, la principale qualité de Kuroneko demeure sa beauté formelle. Des plans plongés dans les ténèbres d’où surgissent les visages et les tenues immaculés des fantômes. Une maison spectrale où flottent les tentures et où les paravents sont autant de toiles prêtent à recevoir les traînées ensanglantées. Des sons sinistres se mêlent à la musique et au détour du montage une vision horrifique vient rappeler l’inexorable approche de la tragédie. Un reflet dans un ruisseau, les bonds des spectres, une patte de chat coupée, des ruines sous la neige, autant d’images qui donnent à Kuroneko des atours inoubliables.
La Charrette Fantôme
de Victor Sjöström
C'est un peu comme être le témoin de la naissance d'un monde. Bien sûr, on pourrait remonter encore plus loin. Le cinéma fantastique existait avant 1921, il y avait Murnau, Méliès et d'autres noms que la postérité a plus ou moins gâtés. On pourrait même revenir aux images originelles pour affirmer que le procédé cinématographique et toute image en mouvement capturée relèvent du fantastique. Les premiers films du genre sont ceux qui figent pour l'éternité l'existence des ouvriers sortant des usines Lumière ou qui nous font croire qu'un train s'apprête à traverser l'écran pour nous percuter.
Ce que montre La Charrette Fantôme au travers de ses effets spéciaux avait déjà été exploité par Georges Méliès. Le principe de surimpression, permettant de créer des visions fantomatiques, est presque aussi vieux que le 7e art. Pourtant, on redécouvre ces images avec le même émerveillement que celui qu’on éprouve devant un coffre au trésor. Cet effet est renforcé par le choc anachronique que constitue la récente édition haute définition du film chez Criterion. Que peut encore offrir la technologie à des œuvres abîmées par presque un siècle d'usure ? Et bien, des miracles, ou peu s'en faut. Oui, le film accuse son âge, certains photogrammes ne sont plus qu'un mélange de flous et de pulsations lumineuses ; pourtant l'ensemble a fière allure et se déguste dans des conditions inespérées. L’œuvre est aussi fameuse pour avoir inspiré le goût du cinéma chez le jeune Ingmar Bergman, et on comprend sans mal qu'à l'époque où le génie suédois a découvert ces images, elles devaient être très impressionnantes.
Mais le principal intérêt de cette édition s'avère la piste musicale conçue par le duo KTL, orfèvres d'un post-rock aux parfums industriels. Tour à tour bruitiste ou cristalline, la vaste composition, aux motifs récurrents, confère un aspect hypnotique et extrêmement moderne à La Charrette Fantôme. Ce mélange, grand écart chronologique, renforce aussi bien les instants horrifiques que les instants poétiques. L'œuvre a beau progresser selon le rythme de l'époque, fort éloigné des habitudes actuelles, elle ne semble plus désuète ; elle revêt, au contraire, des parures contemporaines, un peu expérimentales. Bref, le film est transcendé, tout en préservant ses qualités initiales.
On pourrait même affirmer que La Charrette Fantôme est un "meilleur" film grâce à l'ajout d'une bande son aussi radicale. Aujourd'hui, l'apport d'une musique intense, en phase avec l'époque, n'est pas une trahison. Au contraire, c'est dans l'esprit, à la fois choquant et édifiant, du travail de Victor Sjöström que ce dépoussiérage s'effectue. Une manière de rendre plus accessible un cinéma qu’on aurait trop vite fait de ranger au fond des tiroirs en tant que simple curiosité pour cinéphiles maniaques.