The Clientele - Strange Geometry
Il est parfois si délicieux de retrouver le
goût des choses simples. Et en matière de musique, d'oublier les expérimentations
bordéliques et les nouveautés pétaradantes pour revenir auprès des bases les
plus plaisantes.
En ce sens, le Strange Geometry de The Clientele pourrait bien
être le plus beau recueil de chansons pop de l'année. Une simplicité
déconcertante dans la construction des morceaux, basse, guitare, batterie,
quelques fioritures discrètes (des cordes ici ou là, qu'on entend à peine, un
orgue électrique tout aussi humble), couplets et refrains, parfois un brin de
fantaisie comme sur la narration quasi Pulpesque de Losing Haringey, une forme
épurée qui offre la part belle aux mélodies et aux ambiances. D'où un tour de
force exceptionnel en ce sens que ce ne sont que les chansons et rien que les
chansons qui sortent triomphantes de cet album, toutes aussi séduisantes les
unes que les autres elles
débordent d'un charme unique, tout en rondeurs aguichantes, en étrange
géométrie qui rend évidentes les mélodies les plus recherchées.
Tout ici n'est
que pureté et bienveillance, sans jamais tomber dans le niais ni la fadeur, bien
au
contraire. Si de prime abord l'album peut paraître répétitif voire ennuyeux,
dès la deuxième écoute, on se surprend à fredonner, à se repasser certaines
chansons, à folâtrer, à remarquer ce qui nous plaît tant au sein de cet univers,
à noter les aspérités qui renforcent la personnalité de The Clientele (une
guitare qui s'énerve toute seule sur E.M.P.T.Y., une berceuse au bord de la
dissonance (Step Into The Light)).
Esprit du critique oblige, on se demande
comment faire partager un enthousiasme apaisé pour un disque aussi discret, il
ne faut pas faire de bruit, ne pas sortir l'artillerie des superlatifs et des
comparaisons écrasantes, juste essayer de guider le lecteur et la lectrice qui
aiment la pop qui coule de source et dont le groupe favori n'est pas Slipknot.
Il faut les guider vers The Clientele, déjà des amis de la maison, toujours les
bienvenus, qui ne feront jamais la une de la presse, qui ne tourneront pas en
boucle sur MTV ou NRJ, qui ne rempliront pas les stades et qui pourtant
pourraient bien devenir des incontournables de nos futures discothèques idéales. |
Animal Collective - Feels
Chouchous de la critique, Animal Collective
est un groupe qui tient ses promesses, du moins qui est tout à fait à la hauteur
de son patronyme, en ce sens que leur musique donne l'impression d'entrer au
coeur d'une ménagerie en délire où s'empilent grognements, hurlements,
piaillements et autres borborygmes qui feraient passer Bjork pour une adepte de
l'ascétisme vocal.
Dès le premier morceau, Did You See The Words, on retrouve
exactement le même emballage sonore que sur Sung Tongs, leur précédent album, un
flot psychédélique flou, à mi-chemin entre les premiers Mercury Rev et
l'empilage vocal façon Beach Boys. On a l'impression d'assister à un concert
sous-marin des Flaming Lips. Evidemment, c'est très comique et c'est le but,
Animal Collective ne se prenant jamais au sérieux et assumant pleinement son
aspect de cirque magique ayant abusé de toutes les drogues concevables. On pense
à la scène des éléphants roses de Dumbo, c'est un peu effrayant, mais l'on est
fasciné. Malheureusement, comme sur leurs deux premiers opus, la lassitude
triomphe. Une fois que les bases sont connues, la musique du groupe s'avère
extrêmement répétitive et on ne s'émerveille plus de toutes ces imitations de
la basse-cour. Il suffit d'écouter par exemple les 8 minutes de Banshee Beat,
entre poules pondeuses et pigeons roucoulants, juste avant de plonger dans un Daffy Duck totalement soporifique.
Nos amis les bêtes s'agitent davantage sur le
final, en particulier sur la conclusion totalement cartoonesque de Turn Into
Something, joyeux bordel pour fanfare de chimpanzés alcooliques et autres
mouettes rigolardes. Mais si Animal Collective et son panthéisme polymorphe font
revivre les 60's défoncées mieux que n'importe quel autre groupe sniffant
quotidiennement sa ligne de Lennon/McCartney, le résultat a de quoi laisser
perplexe, trop barrée pour être une musique d'ambiance et trop fatigante pour une
écoute attentive, leur oeuvre ne dépassant que rarement le cadre de la performance
aussi vaine qu'intrigante. |
Sufjan Stevens - Come On Feel The Illinoise
Sufjan Stevens est fou, sans doute,
merveilleusement dingue, délicieusement hors du monde. Sufjan Stevens désire
dédier un disque à chaque états des USA, même si cela doit occuper toute sa
carrière, ou peu s'en faut (le monsieur a 30 ans). Peu lui importe, il a une
ambition délirante, même s'il envisage de la revoir un petit peu à la baisse
(certains états n'auront peut-être droit qu'à un single, voire une chanson).
Mais l'objectif donne déjà une bonne idée du personnage, imposant par les thèmes
qu'il aborde et d'une délicatesse, d'un raffinement, d'une intelligence exquise
dans le traitement desdites thématiques. Ce qui surprend dès l'ouverture du
monumental Illinoise (74 minutes, 22 morceaux, des chansons flirtant souvent
avec les 6 minutes), c'est que la richesse des idées, la complexité des
arrangements, s'effacent toujours derrière une émotion à fleur de peau,
principalement véhiculée par la voix fragile de Sufjan, par des coeurs féminins
très présents mais jamais déplacés, et par des sonorités qui charment l'oreille
dès la première écoute. Flûtes, hautbois, trompettes, violons, banjos, la
musique présente sur Illinoise regorge de détails et depuis les plus belles
pages de Eels, on n'avait pas entendu chansons aussi humbles et aussi grandioses
dans le même temps. Se pencher sur l'instrumental The Black Hawk War pour bien
comprendre les bases de l'oeuvre.
Il n'aura pas fallu plus de quatre
minutes pour que Illinoise mérite tous les superlatifs. Pourtant, ce n'est que
le commencement de la première partie. La chanson titre défie la description si
l'on veut essayer, pour une fois, de garder un peu de mesure pour ne pas
dégoûter le futur auditeur par une déferlante d'enthousiasme pourtant totalement
méritée. Un immense refrain de 7 minutes, précis et évident, dansant et
évocateur, regorgeant d'un charme rare. Les trompettes virevoltent, une guitare
électrique limpide s'en mêle et l'on se perd dans une fiesta désenchantée qui
s'accomplit dans une seconde moitié de chanson d'une beauté entêtante ("Are you
writing from the heart ?"). C'est si parfait, si inattendu que l'on se sent prêt
à faire tourner en boucle ce morceau alors qu'il en reste 17 derrière, tous
aussi magiques, voire davantage!
Comment rester dans la retenue
critique en découvrant John Wayne Gacy Jr., évocation aussi troublante que
pleine de pudeur du plus terrible serial-killer de l'histoire contemporaine ?
Une guitare acoustique à la Nick Drake, un piano qui retient ses larmes, cette
voix angélique mais pas trop, et un texte à des lieux de tous les clichés, cela
suffit à Sufjan pour créer une chanson inoubliable. Jacksonville dépoussière 20
ans de "country" pépère, ladite country trouvant une certaine apothéose sur
l'impeccable Decatur dont l'atmosphère permet de se retrouver au temps des
premiers chemins de fer rien qu'en fermant les yeux. Puis vient un
incommensurable chef-d'oeuvre (et je ne veux rien savoir sur mon abus de
louanges), Chicago. Depuis quand la beauté d'une chanson ne vous a-t-elle pas
émue jusqu'aux larmes ? Donnez sa chance à ce Chicago, vous risquez d'en revenir
transfigurés. Cela dure 6 minutes et c'est si court que l'on se sent
physiquement, spirituellement, immédiatement obligé de la repasser dès sa fin.
On cherche vaguement à comprendre comment Sufjan Stevens parvient à composer des
morceaux aussi évidents, aussi accrocheurs, aussi saisissants, et on abandonne
bien vite. On se laisse porter car rarement on sera tombé aussi passionnément
amoureux d'une oeuvre sans même l'avoir encore écoutée en son entier...
Casimir Pulaski day évoque tout autant
Eels que Neil Young, dans son dépouillement un peu bancal, dans sa fragilité qui
n'a pourtant pas froid aux yeux. Et après un petit interlude, Sufjan reprend son
envol pour tutoyer les étoiles avec The Man of Metropolis. Pour ainsi dire, non,
il ne les tutoie pas ces étoiles, il danse avec elles, peut-être même les
raccompagne-t-il dans leur demeure éternellement nocturne une fois l'aube venue,
cet homme a été touché par la grâce, il n'y a pas d'autre explication. Alors,
que vous dire de plus ? Nous sommes à un peu plus de la moitié de Illinoise et
il reste encore tellement de trésors et de moments transcendants : le final
cristalin de The Predatory Wasp of the Palisades, la puissance de They Are Night
Zombies, le lyrisme déchirant de The Seer's Tower, l'apothéose de The Tallest
Man, The Broadest Shoulders...), l'album semble peut-être même trop généreux de
prime abord. Alors on ne cesse d'y revenir, d'en admirer les audaces et les
attraits.
Trêve de litanie d'éloges, j'espère
simplement vous donner l'envie de découvrir la musique de Sufjan Stevens, qui
n'en est pas à sa première oeuvre, le tout aussi recommandable Michigan date de
l'année dernière, mais quoi qu'il en soit, le coup de foudre est sans
échappatoire. Sufjan devient d'autorité l'un de mes artistes favoris, avec tout
ce que cela suppose d'émerveillement mais aussi d'exigences, et la suite de son
extravagant projet devra être à la hauteur. Aussi incongru que cela puisse
sembler, je le crois tout à fait capable de maintenir un tel niveau. En
attendant je m'empresse de revenir dans les bras de cet Illinoise, que l'on
savoure sans trêve, que l'on redécouvre à chaque instant, que l'on admire sans
cesse plus intensément. |
Goldfrapp - Supernature
Tchac-boum, tchac-boum, la bombesque
Alison Goldfrapp n'a toujours pas décidé de quitter les pistes de danse et
poursuit son périple dans la veine "electro-clash" du précédent opus. Dès le
morceau d'ouverture, le basique mais efficace Ooh La La, on a tout compris, ce
ne sera pas original, mais ce sera amusant. Le nombre de groupes produisant ce
type de musique est désormais incalculable, écouté de loin, impossible de ne pas
confondre avec du Garbage ou du Add'n To (X). Avouons-le, même si l'ensemble est
plutôt répétitif à la longue, cela demeure relativement jouissif car l'aspect
disco est pleinement assumé. Tous les morceaux ne sont pas inoubliables, la
majorité d'entre eux manquent d'une véritable personnalité ou d'un refrain
vraiment irrésistible, parfois cela sent le remplissage un peu facile. Sur Fly
Me Away, on est carrément chez Kylie Minogue, troublant de la part d'un groupe
qui a débuté en clone de Portishead et il arrive que Alison Goldfrapp dépasse
les limites du supportable et touche les territoires de l'horripilant (le
vrillant Koko). Et vers la fin de l'album, on tourne poliment en rond (Satin
Chic, remake du Ooh La La du début), il demeure même un vestige trip-hop plutôt
réussi (Time Out From The World). Supernature s'écoute aisément mais sans
enthousiasme, parfait pour danser proprement et gentiment. Tout le contraire de
la danse, donc... |
Alain Souchon - La Vie Théodore
La plus grande surprise de ce nouvel
album d'Alain Souchon est son morceau d'ouverture, le très vindicatif Putain Ca
Penche, litanie de marques qui fonde toute son efficacité sur l'accumulation et
le crescendo musical. De la part de Alain le pré-retraité, on ne s'y attendait
pas et on est séduit par une ouverture aussi combattante. Mais dès la chanson
suivante, le mignon J'Aimais Mieux Quand C'était Toi, on retrouve le style
Souchon dans sa simplicité et ses aspects les plus charmants. Simple, voire
simpliste, Souchon se prend immédiatement les pieds dans Françoise Sagan avec le
consternant Bonjour Tristesse qui réserve des lignes de texte désolantes ("Comme
je suis l'homme élégant, pour conduire je mets des gants, dans les bolides
extravagants de Françoise Sagan"). Heureusement, la chanson titre, prévisible
mais touchante, redonne un peu de clinquant au disque. Sur un rythme de reggae
de variétés, En Collant L'Oreille Sur l'Appareil est un remake décevant de Foule
Sentimentale où l'on a l'impression que Souchon radote, même si le propos, lui,
demeure forcément d'actualité. A Cause d'Elle est agréable, mais le morceau
étonnant demeure Et Si En Plus Il n'y a Personne, co-écrit avec l'incontournable
Laurent Voulzy, la musique est kitsch et lyrique mais les paroles font tout le
prix de l'oeuvre, avec leur athéisme sous-jacent et leur critique polie mais
efficace de toutes les dérives religieuses. La dernière partie du disque est
moins impressionnante malgré la très belle conclusion de Lisa. Au final La Vie
Théodore est un bon album, doté d'une poignée de morceaux qui méritent leur
place parmi les meilleurs instants de la carrière d'Alain Souchon. |
Serena Maneesh - Serena Maneesh
Les fantasmes musicaux suscités par My
Bloody Valentine (en pré-retraite depuis 15 ans) et Jesus & Mary Chain (un seul
véritable album révolutionnaire mais un culte jamais démenti) ne cessent de
hanter les jours et les nuits de beaucoup d'aspirants rockstars. Les très
séduisants Serena Maneesh viennent donc puiser leur son et leur inspiration
auprès de ces éminentes figures tutélaires, en clignant aussi de l'oeil aux plus
méconnus, mais non moins brillants Slowdive, ou aux incontournables prophètes de
Sonic Youth. Les connaisseurs auront déjà bien saisi le style de Serena Maneesh,
du bruit mélodieux, entre "shoegazing" et rock expérimental, des murs de
guitares bourrées d'échos, de larsens et de réverbérations, une rythmique
martelée et conquérante, et une voix fragile et envoûtante qui survole
paisiblement ces territoires en fusion. Et même lorsque les cieux deviennent
terriblement tourmentés, comme sur l'agressif Beehiver II, il suffit d'un choeur
féminin lointain pour apporter une touche de grâce qui fait respirer l'auditeur
parfois un peu écrasé par la richesse sonore de l'ensemble. Ce premier album est
donc de très grande classe, mais sombre malheureusement parfois dans la
complaisance (de longues parties atmosphériques légèrement pesantes, des solos
de guitares longuets) et dans le répétitif, voire le prévisible (Her Names Is
Suicide est la plus troublante imitation de My Bloody Valentine depuis la
disparition quasi totale de Kevin Shields). Malgré ces petites réticences,
Serena Maneesh est extrêmement recommandable, voire incontournable en cette fin
d'année, le brio de l'exécution ainsi que le plaisir procuré par cette musique
foisonnante et parfois fascinante de rêveries alambiquées (Sapphire Eyes High, Don't Come Down Here et le tétanisant Your Blood Is Mine) ne cessent d'éblouir. |
Supergrass - Road To Rouen
Supergrass qui se fait vieux, faut
avouer qu'on ne s'y attendait pas, du moins on aurait juré qu'ils seraient les
derniers à atteindre la voie de la sagesse. Pourtant ce très calme et classique Road To Rouen désarçonne immédiatement, avec une belle mais longue intro sur Tales of Endurance, doté d'un riff plus Rolling Stones que jamais. Le single
pépère St Petersburg vient confirmer cette première impression, Supergrass se
prend pour Frank Black (encore et toujours) et fait un tour dans le "laid-back",
dans le rock à papa qui swing gentiment en regardant défiler le paysage de la
campagne française. Sad Girl est tout aussi ronronnant et adorable et ce sont
les 6 minutes de Roxy qui viennent apporter un peu de surprises à l'album, le
seul vrai gag du disque viendra du rigolo mais anodin Coffee In The Pot. La
chanson titre propose un groove insidieux particulièrement plaisant annonçant
une dernière ligne droite légèrement plus passionnante. Kick In The Teeth rock
doucement, Low C folk bravement et le joli Fin s'endort paisiblement. En juste
35 minutes, Supergrass accouche d'une oeuvre aussi élégante que particulièrement
dérisoire, il ne se passe rien et par moments on apprécie ce rien, comme un
paysage dépouillé mais embelli par les lueurs du soir. Exactement comme le
dernier opus de Frank Black, Road To Rouen offre une petite musique de nuit, du
rock câlin pour songes rassurants. |
Robyn - Robyn
Contrairement à Annie en 2004, Robyn
ne peut pas véritablement s'appeler "la nouvelle sensation venue du froid".
Certes la demoiselle est jeune (26 ans) et suédoise, mais cela fait déjà de
nombreuses années qu'elle pose sa voix sur des singles pop souvent fort réussis.
Mais une nouvelle célébrité s'offre à présent à elle avec la sortie de son
meilleur album, intéressant mélange de pop pour "dancefloors", de r'n'b torturé
et d'électronique perverse. L'album débute par une longue intro peu engageante
avant de prendre son essor sur un Who's That Girl pas franchement transcendant.
A partir de Handle Me on se dit que Robyn et sa voix de gamine ont un certain
potentiel. Mais c'est le quasi générique de dessin animé Robotboy qui séduit
enfin, ça sonne bien, ça sonne grand et c'est plein de sous-entendus triviaux.
Et c'est le génial Be Mine qui nous fait tomber tout cuit dans les bras de
l'album, c'est rythmé, nerveux et imprévisible, on adore. Crash & Burn Girl chasse sur les terres de Kylie Minogue avec un certain brio, même si l'ensemble
est bien trop classique pour vraiment enthousiasmer. Heureusement le délirant Konichiwa Bitches, petit chef-d'oeuvre cartoon du disque, vient réveiller notre
attention, et ce juste avant le sommet de l'album, l'adorable ballade bancale Bum Like You. Le reste est moins captivant, en particulier le vilain Should Have
Known, r'n'b formaté pour MTV. Malgré ces quelques fautes de goût et pour une
poignée de chansons fantastique, on recommandera l'écoute de Robyn. |
Wolf Parade - Apologies To The Queen Mary
Parfois l'incompréhension me gagne
face aux éloges offertes à certains nouveaux groupes. En général, je partage (ou
tout du moins je comprends), ces enthousiasmes, mais il m'arrive de demeurer
extrêmement perplexe. C'est le cas avec le premier album de Wolf Parade, loué un
peu partout comme un véritable chef-d'oeuvre, et qui ne m'apparaît que
aimablement sympathique, plutôt routinier dans le paysage sonore actuel et
relativement loin d'être inoubliable. Les chansons, assez similaires les unes
aux autres, sont d'efficaces hymnes punk-pop idéalement inscris dans
l'interminable revival "new wave" qui nous aura offert aussi bien The Arcade
Fire que The Rapture et Franz Ferdinand. Mais en cette année 2005, et après
l'album de Clap Your Hands Say Yeah (autrement plus palpitant sur des bases
quasi identiques), la musique de Wolf Parade sent le réchauffé. Tout y est
prévisible, et même si l'exécution est impeccable, on finit rapidement par
s'ennuyer, en espérant jusqu'au bout croiser le morceau qui parviendra à nous
surprendre, à nous secouer les tympans. En vain, malgré le final épique de This
Heart's On Fire, l'écoute s'effectue avec plaisir, mais aussi avec une
indifférence respectueuse, les Wolf Parade ont d'indéniables qualités, ils
méritent toute notre estime, mais il leur manque la petite étincelle, le petit
quelque chose qui réussirait à les faire sortir du lot, l'aspérité qui viendrait
nous accrocher, l'émotion qui nous saisirait avant que nous ne passions au
disque suivant. Mais il est déjà trop tard... |
Grandaddy
Excerpts From The Diary of Todd Zilla
Avec ce généreux Ep (7 morceaux pour
un peu plus d'une demi-heure), Grandaddy souhaite nous faire patienter jusqu'à
la sortie de leur prochain album. Mais autant l'intention est forcément louable,
autant le résultat, bien loin de rassurer, provoque une immense inquiétude quant
à l'état de l'inspiration du génial Jason Lytle. Photocopies plus ou moins ultra
conformes d'anciens standards du répertoire du groupe, les chansons du Diary of
Todd Zilla s'avèrent bien peu palpitantes même si certaines d'entre elles, comme
le girond At My Post et le rigolo Florida, conservent un éminent capital
sympathie. La routine est omniprésente et ce dès le Crystal Lake du pauvre, Pull
The Curtains qui ouvre le disque, grosses guitares et voix angélique ne
surprennent plus. Et même si At My Post demeure charmant, ses circonvolutions,
ses "aaaah aaaaah" aériens et ses bruitages électroniques sont d'une banalité
attristante. A Valley Son flirte avec l'indigent (selon les critères d'exigence
Grandaddyesque) ; Cinderland est une énième ballade robotique certes fort belle
mais terriblement convenue ; Fuck The Valley Fudge, remake plus ou moins assumé
de The Saddest Vacant Lot In All The World poursuit dans la veine mollassonne ; Florida demeure le moment le plus jouissif du disque (le seul ?) sans être
inoubliable ; enfin, le bien nommé Good Bye achève The Diary of Todd Zilla dans
une indifférence polie, c'est mignon mais peu nous importe. Difficile d'être
tendre quand un groupe dont on attend tellement ne nous livre que des fonds de
tiroir. En même temps, on me répondra que ce disque n'est qu'un "cadeau" pour
mieux épier le futur album. Certes, certes. Mais un tel bonus pourrait bien
avoir l'effet contraire que celui escompté par le groupe... |
T.a.t.u. - Dangerous & Moving
La plupart d'entre vous n'imaginait
certainement pas que mes chouchoutes de l'année 2003 allaient passer l'hiver,
voire même plusieurs, pour mieux nous (me) revenir avec un flamboyant nouvel
album, largement supérieur à leur déjà grandiose premier opus. Rappelons à ceux
qui n'ont rien suivi au feuilleton à multiples rebondissements : T.a.t.u. sont
deux jeunes damoiselles russes, vraies fausses lesbiennes mais phénoménales
provocatrices, véhiculant une imagerie à la limite de la pornographie et d'une
rare agressivité, au rythme d'une musique techno-pop d'un lyrisme grandiloquent.
L'univers des T.a.t.u. est glamour et décadent, violent et romantique, kitsch et
magnifique. On y parle d'amour avec une sincérité et une simplicité qui
conviennent idéalement à ces véritables cris du coeur, les sentiments
s'expriment sans détour, en raz-de-marée continus. Les voix, puissantes et
parfois tétanisantes (en particulier celle de Yulia, la brune punkette),
excellent tout autant dans le hurlement que dans la caresse, les sommets de
l'album pouvant aussi bien être le monstrueux single All About Us que le plus
apaisé Sacrifice avec son refrain au bord du gouffre ou bien l'insidieux Perfect Enemy.
Bien sûr, cette musique ne s'adresse
pas à tous les auditeurs, il sera très facile de détester les voix, les
arrangements pompiers qui feraient passer Britney Spears pour Georges Brassens,
les textes naïfs, la férocité et la provocation qui font tout le prix de
T.a.t.u. On comprendra fort bien les réticences face à une oeuvre aussi
singulière, à la fois pensée pour le succès commercial mais aussi marginale. Une
sorte de variété alternative, idéale pour les radios et néanmoins combative et
sans concession. Le charme de T.a.t.u. est fait d'énergie et de soufre,
d'érotisme trash et de tourments adolescents, de beauté tendre et repoussante.
Et au coeur de cette musique un peu obsolète, presque déplaisante dans sa
puissance, viennent se poser de superbes mélodies pop et quelques déclarations
enflammées d'une justesse exaltante. |
The Fiery Furnaces - Rehearsing My Choir
Après un premier album inégal mais
follement prometteur, c'est avec Blueberry Boat que les Fiery Furnaces, Eleanor
et Matt Friedberger, se sont imposés comme un duo révolutionnaire, à part,
artisans d'une musique tourbillonnante, inventive, d'une fraîcheur et d'une
richesse sans égales. Leur style ? Difficile à définir, un minimalisme quasi
enfantin dans les mélodies et les sonorités électroniques, doublé d'une facilité
déconcertante à mélanger les genres et donc à oser insérer des guitares
poisseuses au milieu d'une comptine, ou un rythme technoïde dans une sucrerie
pop. Leur fantaisie pourrait égarer l'auditeur s'il n'y avait pas les voix
d'Eleanor et Matt, charmeuses, provocatrices, guides indispensables pour
naviguer dans l'univers imprévisible des Fiery Furnaces. Mais comment succéder à
un tel chef-d'oeuvre, comment aller plus loin, ou à défaut, comment se
réinventer, surprendre à nouveau ?
Rehearsing My Choir est un album
"concept", c'est à dire que tous ses morceaux sont liés par un ou plusieurs
thèmes et qu'ils sont plus ou moins indissociables. Rarement d'ailleurs on aura
croisé un disque aussi impossible à fractionner, car il n'y a pas de chansons au
sens classique du terme au sein de ce disque. En effet, si les Fiery Furnaces
sont une affaire de famille à la base, c'est d'autant plus vrai pour Reheasing
My Choir qui est en fait la mise en musique des souvenirs de jeunesse de leur
grand-mère, Olga Sarantos. L'idée peut inquiéter, cela sent la guimauve,
l'ennui, la poussière, la litanie sénile bien sagement enluminée par des petits
enfants attendris. On ne peut pas plus se tromper, Rehearsing My Choir est une
oeuvre incroyable, singulière, qui déjoue toutes les attentes et qui regorge de
plaisirs jamais entendus auparavant. Olga Sarantos n'abuse jamais de sa voix, à
part quelques touchants chantonnements, elle récite avec volubilité et rythme
les grandes heures de son mariage et de l'échec de celui-ci. Eleanor vient la
soutenir, parfois en échos, parfois en commentant l'action, parfois en incarnant
sa grand-mère jeune. Lorsque les deux femmes se répondent comme sur le final de The Wayfaring Granddaughter ou sur le refrain de We Wrote Letters Every Day, on
se dit que l'on n'a jamais entendu une émotion aussi poignante et en même temps
aussi insolite.
La musique reprend les percées
artistiques de Blueberry Boat pour pousser encore plus loin les
expérimentations, elle tient parfois du bruitage, épaulant les ambiances,
n'hésitant pas à forcer le trait dramatique (les déchirures électriques
menaçantes qui transpercent le morceau titre et l'angoissé Seven Silver Curses ou les envolées libératrices sur piano aérien). Les quelques thèmes sont
toujours très simples, et encore plus que sur l'album précédent, on ne trouvera
nulle part où s'accrocher, les changements étant permanents et l'ensemble
demeurant imprévisible. La première écoute est totalement déconcertante, voire
déplaisante. On essaie de suivre l'histoire, mais on ne cesse d'être perturbé
par la musique qui foisonne jusqu'à l'étourdissement. C'est trop. Quand on pense
pouvoir se reposer sur un refrain, il est balayé par une atmosphère radicalement
différente, quand on pense se soutenir à un rythme comme sur The Wayfaring
Granddaughter, ce n'est qu'une illusion. On est dépassé, bouleversé, on
reconnaît être écrasé par les ambitions des Fiery Furnaces, mais surtout, on est
fasciné. Et on revient auprès de Rehearsing My Choir, immédiatement, encore, et
encore. Peu à peu on s'aperçoit que les morceaux sont construits selon des
critères plus proches de la musique classique que de la pop, le fractionnement
abusif cache en fait une ampleur que l'étrangeté des sons dissimule de prime
abord.
L'intelligence de la construction de
l'album apparaît, toujours davantage, la narration, à la fois celle des voix et
celle des collages harmoniques, se fait envoûtante, c'est un dialogue permanent
entre l'histoire et la musique. Les sentiments deviennent saisissants, on n'a
plus besoin de se concentrer sur les textes, tout fait sens. Et quel sens ! De
tels souvenirs, de telles anecdotes ne peuvent que toucher en plein coeur, plus
besoin de comprendre, il suffit de ressentir, de se laisser porter et le voyage
s'avère ahurissant. Car toutes nos petites habitudes d'auditeur se retrouvent
chamboulées. Je pouvais attendre monts et merveilles des Fiery Furnaces et ils
sont pourtant parvenus à me désarçonner, en demeurant eux-mêmes tout en se
transcendant. |
The New Pornographers - Twin Cinema
Il advient parfois des moments où l'on
est plus sensible aux oeuvres d'art. Des périodes où l'on a besoin, consciemment
ou inconsciemment, d'être transporté, où l'on recherche ce frisson qui
transcende, où l'on voudrait être charmé par une découverte accueillante. On
attend sans attendre, on s'y attend sans être forcément prêt. On laisse couler
les premières mesures entraînantes de Twin Cinema sans voir venir la déferlante.
On se dit que voilà du pop-rock de belle facture, que notre dose d'énergie
sonique va être servie sur un plateau d'argent, c'est déjà bien, c'est déjà
beaucoup. Les deux premiers albums du groupe, solidement formé autour d'A.C.
Newman, aussi créateur d'un excellent album solo en 2004, étaient déjà très
réussis, du moins on y découvrait des perles flamboyantes au sein d'un magma
inégal mais hautement adorable. Bref, on ne pouvait oublier le mirifique The
Laws Have Changed présent sur Electric Version et on espérait croiser une
poignée de perles de ce niveau. Mais on ne voulait pas croire au chef-d'oeuvre,
pas déjà, pas encore.
Dès que A.C. Newman laisse le micro à
la chanteuse de country "alternative" Neko Case, fidèle partenaire des New
Pornographers, sur The Bones Of An Idol, c'est l'extase, la révélation, la
lumière divine qui s'allume au fond du placard où nos oreilles prennent la
poussière. Le groupe a tout compris a ce qui fait le prix d'une grande chanson
immédiatement inoubliable, en particulier au niveau de l'évolution spectaculaire
de la musique au fil du morceau, le plus brillant des exemples étant sans doute The Bleeding Heart Show, plutôt proche d'un certain idéal jouissif, à la droite
du Dreaming de Blondie. Tout débute en douceur avec la voix de Newman, un petit
piano, une rythmique lointaine, la voix de Neko Case qui vient soutenir
discrètement, puis la chanson prend son essor, gonflant ses ailes, les voix
s'entremêlent, et au bout de deux minutes, les guitares prennent l'assaut, les
choeurs se font généreux et le rythme devient compulsif. C'est la déferlante, le
tremblement de terre, le débordement mélodique, Neko Case raconte n'importe quoi ("we have arrived to late to play the bleeding heart show"), mais peu importe,
c'est gigantesque, incommensurable, un final qui dure la moitié de l'oeuvre. The
Bleeding Heart Show est l'équivalent musical d'une demoiselle gironde qui
s'offrirait à danser dans nos bras. Soudain on comprend enfin la véritable
signification de l'intrigant patronyme du groupe...
La magie de Twin Cinema fait durer
cette danse libertine tout au long de l'album, sans temps mort. Avec des slows,
tel le gracieux These Are The Fables, des hymnes rock'n'roll comme le single Use
It, des brutalités presque punk (The Jessica Numbers), des objets inclassables
d'une sensualité voluptueuse (les circonvolutions indécentes de Falling Through
Your Clothes), des cavalcades euphorisantes qui donnent envie d'aimer (Sing Me
Spanish Techno), un funk branlant et titillant (Three or Four), des ballades à
reprendre autour du feu de camp (Streets of Fire), et un final qui voisine avec
le pompeux pour mieux prendre la clef des champs (Stacked Crooked, dotée de la
plus belle gâterie jamais entonnée par Neko Case, un "whooooooooooo" qui donne à
croire que les fées existent). The New Pornographers se moquent des étiquettes,
mettent des cuivres là où il faudrait des cordes, de l'écho quand on s'attend à
de l'acoustique, des ruptures rythmiques enivrantes, de la complaisance pour la
luxure mélodique. On leur pardonne tout, on se prend de passion pour leurs
audaces, pour leurs largesses, pour leur fraîcheur stimulante. Twin Cinema s'installe dans le lecteur de CD, prend ses aises, refuse les habitudes et
s'impose durablement, définitivement, séducteur infaillible de nos radieuses
journées. |
The Books - Lost and Safe
Après les expérimentations
tourbillonnantes de Food For The Thoughts et The Lemon of Pink, The Books
tentent d'investir un format pop plus "traditionnel". Mais les règles n'ont que
peu d'emprise sur le duo qui adore tellement déconstruire les modèles. Ainsi en
reprenant les bases du collage sonore qui rendait les deux premiers disques si
riches et fascinants, les chansons de Lost and Safe se présentent sous l'aspect
de puzzles, très déroutants à la première approche. On retrouve les extraits de
dialogue (dont Vincent Price sur Vogt Dig For Kloppervok), les bruitages très
incongrus (des cris d'animaux, des craquements, des ambiances de la nature ou de
la ville...), les déformations de voix, les jeux sur la stéréo, les échos en
bourrasque, le tout accompagné d'instruments humbles, tels que le banjo, le
piano ou l'orgue électrique. Le miracle de cette musique est qu'elle parvient à
être terriblement belle, captivante, délicate ; la présence de nombreuses
parties chantées aidant sans doute à la rendre plus accessible, mais sans lui
faire perdre sa patine expérimentale qui en fait la plus novatrice de son temps.
Quand le folk le plus dépouillé se
drape de violoncelles pour mieux basculer dans des samples de discours aux
effets surprenants sur It Never Changes To Stop, l'expérience se révèle unique.
Quand cette douceur se laisse ensuite brutalisée par des rythmiques sauvages sur
le tribal An Animated Description of Mr. Maps, c'est étrangement les Beatles
dans leurs heures les plus aventureuses qui surgissent à notre esprit. Héritiers
des Tomorrow Never Knows et Strawberry Fields Forever, The Books entraînent la
musique populaire dans des territoires vierges, tout aussi bien en piratant les
bases du funk sur None But Shining Hours ou en revenant aux agencements les plus
élémentaires pour mieux empiler et amasser en un équilibre toujours précaire et
d'autant plus aérien. En cherchant à se rendre plus abordable, The Books a sans
doute un peu perdu de sa folie, mais au profit d'une élégance nouvelle, qui
permet d'ouvrir à tous les auditeurs des horizons musicaux insolites, qui
adoptent la logique du rêve pour mieux s'épanouir en chatoiements mélodiques et
en fantaisies des sens. |
Clap Your Hands Say Yeah
Ce groupe de Brooklyn est la nouvelle
sensation du moment, entouré par une montagne d'éloges qui n'est pas sans
rappeler la sortie du Funeral de The Arcade Fire l'année dernière. C'est donc
avec une grande curiosité, voire un certain enthousiasme, que l'on se penche sur
ce premier album auto-produit. Le premier morceau est immédiatement
encourageant, entre Tom Waits et les Talking Heads, Clap Your Hands nous offre
des références qui nous font chaud au coeur et aux oreilles. Dès la deuxième
chanson, Let The Cool Goddess Rust Away, nous revenons à un format plus
classique, mais efficace. Le chanteur hésite entre David Byrne et
Jeff Mangum, pour mieux tracer sa voix, acide et lyrique, et si l'influence des
Talking Heads restera omniprésente au fil du disque, c'est largement pour le
meilleur, tant on aura rarement (voire jamais) trouvé de plus dignes héritiers à
l'un des groupes les plus novateurs de l'histoire du rock. Inutile de chercher à
noyer le poisson de toute façon, le premier album de Clap Your Hands Say Yeah
est un petit chef-d'oeuvre, d'une qualité d'écriture et d'une énergie rares. Il
présente aussi une évolution notable dans le revival new-wave qui commence
doucement à se mordre la queue. Si les guitares rappellent toujours aussi bien
Cure que Joy Division, elles commencent aussi à tendre vers les Smiths, en
abandonnant de plus en plus les derniers oripeaux punks pour pencher vers une
pop sophistiquée et une étrangeté bienveillante comme sur les quelques
instrumentaux brinquebalants.
Sur une ballade telle que Details of
War, on ira même tracer des parallèles avec les Smashing Pumpkins de Adore, dans
cette beauté crépusculaire habitée, voisine, il est vrai, de certains élans des
Arcade Fire. Sur le "tube" de l'album, The Skin of my Yellow Country Teeth, on
approche de l'idéal, c'est sincère, ardent, décomplexé et entêtant ; les
influences innombrables se font oublier pour ne laisser que le plaisir évident.
Sur Is This Love?, c'est bien le fantôme de Neutral Milk Hotel (le plus grand
groupe de tous les temps, je le rappelle pour ceux qui ne suivent vraiment rien)
qui vient hanter l'auditeur. Clap Your Hands peut alors tout se permettre, un
harmonica en introduction de Heavy Metal, un interlude folk avec Blue Turning
Gray, une manière fort inquiétante de demander le sel (Gimme Some Salt), et un
réjouissant final avec l'enchanteur Upon This Tidal Wake of Young Blood. Certes,
nous avons là un disque sous influences, mais les ingrédients sont si plaisants,
accommodés avec une telle maestria, que l'on ne peut pas se permettre de bouder
ce festin, c'est fin et copieux, on se régale, on se délecte, c'est de la haute
cuisine, Clap Your Hands Say Yeah a un goût d'Eden rock. |
The White Stripes - Get Behind Me Satan
Jack White est un petit malin. Génial,
sans le moindre doute, mais un malin quand même. Qui n'en fait qu'à sa tête et
aime fort justement se payer celle des autres. En ouvrant Get Behind Me Satan sur un Blue Orchid, aussi le premier single, répondant strictement aux attentes
des fans et du grand public, il nous offre une belle leçon de marketing vicieux.
Car une fois emballé l'inévitable morceau "façon White Stripes", l'album ne
correspond presque plus à ce que l'auditeur pouvait imaginer. Enregistré en
vitesse, avec des accompagnements essentiellement acoustiques, Get Behind Me
Satan risque de décontenancer les habitués de la vindicte tapageuse du duo.
Comme le prouve très bien The Nurse, la brutalité se retrouve étouffée,
contenue, ne perçant plus que très brièvement, ce qui n'empêche pas The White
Stripes de sonner toujours autant comme les Rolling Stones (My Doorbell, Forever
For Her, The Denial Twist, etc...) ou les Stooges (Instinct Blues).
Mais le travail de Jack White est
particulièrement intéressant lorsqu'il donne l'avantage à la qualité mélodique
étonnante des compositions. On retiendra ainsi en particulier le très beau As
Ugly As I Seem, le lancinant White Moon et le renversant Take, Take, Take. Les
véritables sommets de l'album sont sans nul doute les morceaux à la personnalité
la plus affirmée, à l'image du guilleret Little Ghost, du formidable Red Rain et
du mélancolique I'm Lonely (But I Ain't That Lonely Yet), ces trois chansons
permettant d'apprécier au mieux l'étendue du talent de Jack White, aussi à
l'aise dans la violence que dans la douceur, dans l'humour que dans l'âpreté. Get Behind Me Satan est clairement un album de transition, bourré de défauts et
de remplissages, et pourtant éminemment séduisant et excitant, auprès duquel on
ne cesse de revenir. |
Arcade Fire - Ep
Avec le succès exponentiel de Funeral,
le premier mini-album de Arcade Fire se voit gratifié d'une sortie
officielle en grandes pompes. Si l'on ne peut que se réjouir de ce qui est en
train d'arriver au collectif canadien, on peut tout aussi légitimement
s'inquiéter de sa récupération par les chantres du marketing à outrance. Vendu
quasiment au même prix que l'album, le premier Ep du groupe aurait mérité une
sortie plus humble et nettement plus adéquate à l'écoute de la poignée de
chansons, superbes mais balbutiantes, qui le composent. Si tout ce que l'on aime
chez Arcade Fire est déjà présent, il manque la passion exacerbée qui fait
de Funeral une oeuvre aussi éblouissante. Si Old Flame, No Cars Go et Vampire/Forest Fire sont proches du chef-d'oeuvre, les autres chansons
paraissent parfois un peu en retrait, voire quelques peu brouillonnes (The
Woodland National Anthem) ou inachevées (le prometteur I'm Sleeping in a
Submarine). On pourra raisonnablement tomber amoureux du gracieux My Heart Is An
Apple tout en reconnaissant la maladresse du groupe et sur Headlights Look Like
Diamonds tout est là, en puissance, car réprimé par un son étriqué et une folie
qui n'ose pas encore s'épanouir sans retenue. Ce Ep juvénile est bien sûr
indispensable aux fans des Arcade Fire, ils sont de plus en plus nombreux chaque
jour, et rien que pour le magnifique No Cars Go, on pourra conseiller
l'investissement sans remord ni regret. |
Roisin Murphy - Ruby Blue
Quand la chanteuse de Moloko, souvent
célébrée en ces lieux comme étant la classe incarnée, part batifoler en
solitaire, elle n'hésite pas néanmoins à se faire accompagner par un producteur
de renom, Matthew Herbert dans le cas présent. Si j'aime autant Moloko c'est
pour son côté ludique et raffiné, mélange idéal entre électronique et pop, qui
forge une renaissance disco de bon aloi. Sur le dernier album du duo, Statues,
on découvrait un vague à l'âme aussi étonnant que forcément touchant, cette
mélancolie nouvelle s'offrait des habits musicaux plus alambiqués, se drapant de
rythmes complexes et de sonorités de plus en plus tordues. Pour sa première
oeuvre hautement personnelle, Roisin Murphy a choisi de suivre cette voie. Dès
l'ouverture du disque, le tortueux Leaving The City, on comprend que la danse
sera mise de côté, au profit d'une electronica élastique, riche de détails et de
ruptures plus ou moins imprévisibles.
Certes, ce n'est pas follement
original, mais toute la différence se situe bien sûr avec la voix de Roisin
Murphy qui n'a jamais aussi divinement chanté que sur cet album. Et sur une
perle electro-jazzy telle que Night of the Dancing Flame, la miss touche
littéralement les étoiles. Virevoltante par endroits, Roisin Murphy sait aussi
se faire charmeuse sur des oeuvres plus apaisées et sensuelles (Through Time,
l'irrésistible If We're In Love, la conclusion superbe de The Closing of the
Doors). Il demeure aussi des passages qui invitent à se jeter sur la piste de
danse, que ce soit avec un Sow Into You un peu fatigant ou un Dear Diary insidieux. En s'approchant de la fin du disque, les chansons se font de plus en
plus délirantes. Ramalama pourra faire penser au Indigo de Moloko, le morceau
Ruby Blue s'enfonce dans la saturation et Off On It largue carrément les amarres
pour tanguer dangereusement dans des eaux troubles et dissonantes. Pas
totalement maîtrisé et passionnant, Ruby Blue vient néanmoins confirmer le
talent de Roisin Murphy et grâce à une poignée de chansons formidables, il
s'impose comme l'un des disques les plus séduisants de 2005. |
Stephen Malkmus - Face The Truth
L'âme de Pavement nous présente son
meilleur album solo et nous de nous extasier, mais raisonnablement. Le disque a
beau débuter avec un vrai petit chef-d'oeuvre, l'ultra-nerveux Pencil Rot et son
riff de synthétiseur aussi jouissif que parfaitement grotesque, il ne tient pas
toujours ses glorieuses promesses. It Kills, par exemple, est une jolie ballade
rock qui traîne malheureusement en longueur, de même que Freeze The Saints ou Loud Cloud Crowd. C'est beau, c'est parfaitement exécuté, mais on s'ennuie un
peu. Paradoxalement ce sont les huit minutes de No More Shoes qui réveillent
ardemment l'auditeur, là encore pas vraiment de surprise dans cette errance très
plaisante, mais suffisamment d'aspérités où accrocher son amour d'un rock impoli
et teigneux. Mais Stephen Malkmus a franchement rangé les armes et Face The
Truth ne sort que rarement des sentiers battus. On se posera avec attention sur
le groove électronique de Kindling For The Master et on retrouvera avec une
certaine nostalgie les grandes heures de Pavement sur le juste impeccable Post-Paint Boy. Si Baby C'mon est revêche comme il le faut et Malediction s'affirme comme un final convenablement bizarre, Face The Truth s'adresse avant
tout au fan de Malkmus, ou aux curieux désireux d'en savoir plus sur les
légendes du rock des années 90. Ne vous inquiétez pas, dans le cas présent, le
mythe a encore de beaux restes. |
Xiu Xiu - La Forêt
Le groupe le plus épidermique de ces
dernières années nous revient après la relative percée de leur oeuvre la plus
abordable, le magistral Fabulous Muscles. Ceux qui craignaient (ou espéraient)
une possible plongée de Jamie Stewart vers des territoires plus "commerciaux",
dans la lignée de chansons mariant aussi adroitement électronique persifleuse,
cold-wave et rock industriel telles que Crank Heart ou I Love The Valley Oh!,
peuvent immédiatement remballer leurs attentes. La Forêt est le quasi
chef-d'oeuvre que Xiu Xiu se devait d'offrir à la suite des promesses des trois
premiers albums. L'atmosphère du disque est juste indescriptible, entre rêve et
cauchemar, n'obéissant à aucune règle et n'hésitant jamais à perturber les
repères les plus évidents. Dès l'ouverture, lointaine, chancelante, follement
délicate de Clover, Xiu Xiu réussit à se libérer de ses influences revendiquées
(Joy Division en tête). Les rythmes électroniques ont disparu, laissant la voix
brisée de Stewart seule et par-delà des silences déconcertants à l'image de
brumes éphémères, quelques arpèges de guitares acoustiques laissent planer les
fantômes d'un folk disparu ; plus loin c'est une contrebasse qui soutient la
fragilité de mélodies bancales pour xylophone mélancolique. Sur Muppet Face, on
retrouve plus facilement ses marques dans l'univers du groupe, pour mieux se
laisser surprendre par des déchirures sonores proprement terrifiantes, qui sont
comme autant de coups de rasoir au sein d'une chanson qui aurait pu être une
adorable ballade electro-pop, dans d'autres mains, en d'autres temps. Mais dès Mousey Toy, nous revenons dans les territoires menaçants, imprévisibles, où la
voix semble nous conduire vers des pièges aussi douloureux qu'irrésistibles.
Entre sensibilité rock émoussée par
l'influence de la musique concrète et déconstructions faisant échos aux
traditions asiatiques, Xiu Xiu possède définitivement un son unique. Sur Pox,
Jamie Stewart, maniant l'humour noir comme jamais, rédige les bases de genres
neufs, là où d'autres n'en sont encore qu'à recopier les années 80. Le groupe
n'est jamais aussi touchant que lorsqu'il peuple les silences par des bruits
blancs, comme dans Baby Captain, ou se fend du plus sublime morceau industriel
depuis des lustres avec le monstrueux Saturn, électrochoc aussi déplaisant que
débordant d'une émotion saisissante. Sur Rose of Sharon, l'épure ne laisse de
place que pour l'intensité la plus absolue, où chaque crissement, chaque
vibration, chaque envolée lyrique minimaliste vient déchirer le coeur. Mais
c'est avec Ale que Xiu Xiu rejoint le plus clairement les terres de la musique
concrète, avant de revenir à cet inclassable rock électrocuté sur un Bog People qui trace un paysage sonore comme autant de jets de peinture décochés au hasard
sur une toile blanche. Si Dangerous You Shoudn't Be Here n'apporte que peu à
l'ensemble du disque, la conclusion tortueuse de Yellow Raspberry suffit à nous
abandonner conquis, et à nous rappeler que ce que nous avions perdu avec la
désintégration de Nine Inch Nails est bel et bien là, dans la violence
aventureusement endiguée par Jamie Stewart. En n'hésitant jamais à se noyer dans
les ténèbres, à se mettre à nu avec une sincérité incandescente, Xiu Xiu redonne
toute sa splendeur à la souffrance mise en musique. |
Frank Black - Honeycomb
Lorsqu'un nouvel album de Frank Black
surgit, on sait déjà que la première approche se révélera trompeuse. En effet,
l'entrée dans Honeycomb est tout sauf réellement transcendante. La musique de
Charles Thompson n'a jamais été aussi mélancolique et délicatement calme. Plus
le moindre hurlement, l'électricité se fait oublier, les rythmes sont lents et
les accompagnateurs en présence sont tous des légendes du country rock. On
pourrait alors croire qu'en enregistrant à Nashville et en s'offrant un énième
gros plaisir égocentrique, Frank Black soit cette fois allé trop loin. Trop loin
dans la complaisance et sa fascination largement poussiéreuse pour le "bon vieux
rock à papa". Pourtant, au fil des écoutes, Honeycomb dévoile sa nostalgie
insondable, encore plus présente que dans Black Letter Days et Show Me Your
Tears. Malheureusement, l'instrumentation résolument pépère et l'interprétation
souvent fort mollassonne risquent d'en rebuter plus d'un. Même si cela est
justifié par le thème du morceau, on pourrait jurer que Frank Black va
s'endormir sur son micro avant la fin de Another Velvet Nightmare.
Mais cette désinvolture désenchantée
sied aussi merveilleusement à d'autres passages comme la remarquable reprise de Dark End of the Street ou sur la charmante chanson éponyme. Parmi les sommets de Honeycomb, on trouvera aussi la nervosité de Go Find Your Saint, le duo fêlé
entre Black et son ex femme sur Strange Goodbye, la version définitive de
l'amusant Sunday Sunny Mill Valley Groove Day, la tristesse enjouée de I Burn
Today. Mais le véritable chef-d'oeuvre de l'album se découvre peut-être dans son
ultime morceau, le franchement sublime Sing For Joy. Comme je le lisais
ailleurs, on ne peut pas reprocher à Charles Thompson son manque d'éclectisme.
En à peine une année, il a ravivé sur scène la vieille énergie punk des Pixies,
il a dynamité ladite énergie avec les expérimentations du second disque du Frank
Black Francis et il prend le temps de ciseler une adorable errance country.
Certes, Honeycomb risque de désarçonner certains auditeurs, Frank Black n'a
jamais été aussi éloigné des Pixies, et l'ensemble est quand même très
répétitif, aussi bien dans les arrangements que dans les thèmes abordés. C'est
un disque pour les soirées d'été, à la campagne. A écouter quand la lumière du
soleil couchant vient baigner le monde de teintes aussi tendres que
crépusculaires. |
Shining
In The Kingdom of Kitsch
You Will be a Monster
Un album peut-il être considéré comme
réussi par la seule présence d'un morceau définitivement génial ? La réponse
n'est pas aussi évidente qu'il n'y paraît ("Sortez ledit morceau en single et
qu'on n'en parle plus"). En particulier avec Goretex Weather, l'ouverture du
premier album de Shining. Shining, en référence bien sûr au film de Kubrick
davantage qu'au roman de Stephen King, n'est pas à proprement parler un groupe
de rock, mais plutôt un collectif instrumental, sous la très haute et très
présente influence de John Zorn. Ceux qui connaissent l'oeuvre conséquente du
bonhomme savent déjà à quoi s'attendre : un free jazz agressif copulant
amoureusement avec la musique concrète, pour mieux conclure sauvagement dans les
bras du rock, avant de se déverser au creux des courbes de l'ambient la plus
tourmentée. D'un moment à l'autre on pensera donc à un bande originale perdue de
Twin Peaks (Romani), à un inédit décomposé de Slint (Perdurabo) ou un
instrumental typique de Tom Waits (Where Death Comes To Cry).
Mais si l'ensemble du disque est pétri
d'influences et pèche parfois un peu dans la répétition (malgré la courte et
fort plaisante durée des morceaux), c'est Goretex Weather qui rend l'écoute de In The Kingdom of Kitsch rigoureusement indispensable. En effet, nous tenons là
l'ouverture la plus impressionnante de l'année 2005, plus encore que le The Fox de Sleater-Kinney qui propulsait déjà brutalement l'auditeur dans les cordes.
Une introduction flutée lointaine, une rythmique menaçante à la guitare et au
claquement de mains, puis le saxophone s'immisce, serpentin, envoûtant,
maléfique. Au bout d'une minute de charme vénéneux, le morceau explose
littéralement, en nous écrasant sous une déflagration sonore qui fait reprendre
le rythme par toute une armada de percussions et de cuivres. Mais dans son
déluge, la musique ne perd rien de sa beauté terrifiante. Et lorsque les
guitares électriques se déchaînent pour mieux s'évanouir en un souffle lointain
reposant sur une basse et à nouveau une flûte attirantes, on reste sur nos
gardes. Goretex Weather est un piège, un poison sonore. Car avec des effets
simples, un thème des plus basiques, l'attention de l'auditeur est vampirisée,
l'esprit est fasciné. La contrepartie d'une ouverture aussi sublime est qu'il
faut plus de temps pour apprécier les méandres de la suite, qui, pourtant,
méritent tout autant les éloges. In The Kingdom of Kitsch You Will be a Monster est une oeuvre exigeante, parfois déplaisante, toujours surprenante, qui se
dilue lentement dans nos veines mais qui risque, peu à peu, patiemment,
perfidement, de se rendre vitale à nos oreilles. |
Kraftwerk - Minimum Maximum
Que reste-t-il de Kraftwerk en 2005 ?
Après avoir été cité comme l'influence essentielle de toute la musique plus ou
moins électronique des années 80 et surtout 90, le collectif allemand, qui n'a
rien enregistré de vraiment neuf depuis 20 ans, ne survit-il que sur sa légende.
Et ladite légende, n'est-elle pas démesurée ? Si l'on prête foi aux critiques,
tout vient de Kraftwerk et tout y retourne. N'accorde-t-on pas un peu trop à ces
indéniable inventeurs ?
Le double-disque live, Minimum
Maximum, compte-rendu de la dernière tournée mondiale du groupe, apporte toutes
les réponses attendues. Pour la première fois, l'expérience sonore de Kraftwerk
en concert est reconstituée idéalement. Certes il manque l'aspect visuel,
primordial, mais on attendra l'inévitable DVD pour cela. Non, ce qui compte ici
c'est de découvrir le meilleur best-of de la carrière des allemands, des
morceaux connus par coeur, pillés par tout le monde et à peu près n'importe qui,
présentés ici dans des versions optimisées par des techniciens maniaques.
Et le premier choc est de réaliser
que, dans son minimalisme, cette musique a divinement bien vieilli. Dépouillée,
fondée sur des rythmes simples, peuplée d'effets rares et toujours marquants,
soutenue par des mélodies fréquemment inoubliables et des paroles très amusantes
("It's more fun to compute", "I'm the operator with my pocket calculator") ou
évoquant une déshumanisation aussi fascinante que délicatement angoissante
(l'ouverture frappante de The Man-Machine), la musique de Kraftwerk pourrait
très bien avoir été conçue en 2005 et être toujours aussi révolutionnaire. Le
second choc est de (re)découvrir à quel point l'univers de Kraftwerk n'est pas
aussi froid qu'on le prétend. Au contraire, on ressent une grande jouissance, un
immense plaisir de jouer avec les sons et les rythmes. Et les 2h30 de concert
sont souvent drôles et donnent clairement envie de danser ou du moins d'afficher
un sourire ravi.
Cette joie avait finalement quelque
peu été effacée par l'aspect mythique de Krafwerk. Elle resurgit sur Minimum
Maximum avec d'autant plus de prestance. On retrouve alors un groupe rieur (sur
les extraits de Tour de France, sur Pocket Calculator), parfois jonglant avec
des rythmes "hardcore" (sur l'inquiétant Radioactivity, sur le brutal Numbers),
flirtant avec la "dance" la plus décomplexée (une version de The Robots à
écouter en club), et aussi rêveur sur les perles éternelles que sont Autobahn ou Neon Lights.
En alliant simplicité électronique,
immédiateté pop, richesse thématique évidente et efficacité ludique, Kraftwerk
prouve que la légende n'est définitivement pas usurpée. Non seulement ils ont
presque tout inventé en leur temps, mais ils ont traversé les époques sans
jamais effleurer la ringardise, sans jamais rien perdre de leur actualité. Car
derrière les "bip" et les "plonk" se cachaient de grandes chansons, de celles
qui restent gravées dans les mémoires et les coeurs. Plus que jamais le 21e
siècle musical semble se construire auprès de l'ombre bienveillante de
Kraftwerk. |
Sleater-Kinney - The Woods
En 2005, encore plus qu'en 2004, il
aura fallu attendre bien longtemps pour qu'un disque déclenche en moi un
enthousiasme spontané et relativement sans mesure. Les premiers mois se
déroulaient sur les rythmes charmants de quelques albums fort réussis, mais ne
parvenant pas à déclencher la passion la plus exaltante. A part la découverte
tardive du Futureheads de 2004, il manquait vraiment un coup de coeur à la
nouvelle année de moins en moins neuve. C'est pour cela que la terrifiante
déflagration sonore qui entame The Fox, la chanson d'ouverture de The Woods,
décroche d'autant plus aisément la mâchoire de l'auditeur en manque de
sensations. Un parfum d'apocalypse accompagne le flamboyant septième opus de
Sleater-Kinney. Les trois diablesses du rock, à l'origine de cette lave en
fusion, auront mis une décennie à atteindre la perfection, mais à présent bien
au-delà du 7e ciel, on peut affirmer que l'Enfer est à elles.
Sur The Fox, donc, le mur de guitares,
terriblement puissant dès le début du morceau, donne l'impression de se relancer
sans cesse, toujours plus violent, toujours plus lourd. Une rage toute primitive
se dégage de cette ouverture, qui se veut (in)digne héritière du hard-rock
épique de Led Zeppelin autant que de la spontanéité la plus punk. Après une
telle décharge électrique, on peut déjà remarquer que la chanteuse imite très
bien PJ Harvey imitant Siouxsie Sioux imitant Patti Smith. Ce qui n'est pas
déplaisant, tout au contraire. Sur le second morceau, Wilderness, la violence
s'apaise et la musique se fait plus bondissante, plus charmeuse, avec un refrain
primesautier immédiatement accrocheur et des gimmicks par camions entiers. Sur What's Mine Is Yours, la guitare joue avec la stéréo, pour mieux se fondre dans
une rythmique toujours aussi brutale qui ferait presque passer la Meg White des
White Stripes pour une grand-mère arthritique. Très entraînant, le morceau se
trouve coupé en son milieu par un solo de guitare totalement distordu et
inattendu. La reprise du thème, martiale et conquérante, fera immédiatement
penser aux Banshees. Et peu avant la fin, on revient à la légèreté rock du
début. Palpitant.
Mais le sommet de l'album nous attend
au tournant, avec le magnifique Jumpers, la plus belle chanson de The Woods.
Sleater-Kinney touche les étoiles avec une histoire de suicide immédiatement
déchirante. Avec en prime, pile au coeur du morceau, le plus franc et décomplexé
solo de guitare que l'on puisse concevoir (mais à ce niveau le meilleur est
encore à venir...). Vient ensuite Modern Girl, une sautillante comptine qui se
désintègre peu à peu dans l'amertume et les larsens. Entertain, c'est le single.
Un bon gros rock très efficace, un peu en deçà des premiers titres de l'album,
la chanson pêchant par un excès de classicisme. Néanmoins on se laisse toujours
prendre au piège de la rythmique bulldozer. Tout aussi classique apparaît Rollercoaster, qui mise une nouvelle fois sur une énergie tonitruante. L'effet
de surprise étant un peu éventé, on demeure sous le charme, tout en craignant
une possible lassitude. Heureusement, le "down-beat" Steep Air apporte une
touche lancinante bienvenue, même si un peu pesante sur la fin de l'album. Il
nous faut un bon coup de fouet, c'est bien tout ce que l'on mérite.
Et il arrive, au-delà de toutes les
espérances, avec le sublime Let's Call It Love, un morceau de bravoure, quelque
part entre Patti Smith et Sonic Youth. Un véritable poème épique qui prend
solidement ses bases avant d'accélérer, encore et encore, pour culminer sur plus
de 5 minutes de solo de guitare qui s'évade dans tous les sens sans jamais
ennuyer l'auditeur. Onze minutes débordantes de passion, parmi les plus
excitantes qui aient percuté nos oreilles consentantes ces dernières années. Le
torrent sonore se décante doucement sur la coda de Night Light, qui laisse
apparaître la fragilité du groupe, qui réinvente à chaque instant un lyrisme
hard-rock aussi paradoxal qu'enivrant. Certes, l'amour que l'on porte à
Sleater-Kinney est sans doute essentiellement physique, mais loin de moi l'idée
de déprécier ce frisson orgasmique, ce flot épidermique, cette sensualité qui
griffe et qui gifle. Non, loin de moi l'envie de refuser le sexe brutal et
peut-être sans lendemain. The Woods ? Meilleure baise musicale de l'année. |
Nine Inch Nails - With Teeth
Je vous parle d'un temps que les moins
de 20 ans ne peuvent pas connaître. Je vous parle d'une autre décennie, d'un
autre siècle. Ces fameuses années 90, si proches et déjà si lointaines. Quand,
sur les cendres de Nirvana, Nine Inch Nails était le plus grand groupe du monde.
Telle la bande son idéale du suicide de Kurt Cobain et de la génération
dépressive qui venait prendre sa source dans ce drame fondateur, The Downward
Spiral synthétisait toute la violence, toute l'absence d'espoir de cette
période. Un cri adolescent d'une brutalité et d'une noirceur rarement égalées.
Entre métal et électronique, Trent Reznor déroulait son labyrinthe mental, en
révolutionnant tout sur son passage. L'esthétique gothique SM des clips, la
froideur sensuelle de la musique allaient faire école. Peu de temps après, le
protégé du maître, le petit Brian Warner (plus connu sous le nom de Marilyn
Manson) se chargerait de la grande braderie. Et Reznor en profiterait pour
s'enfoncer définitivement dans une autarcie artistique délirante.
Il aura fallu cinq années pour donner
une suite à The Downward Spiral. A sa sortie, le monumental The Fragile,
double-album gargantuesque et complaisant, fut un événement à la hauteur de la
déception. Si Nine Inch Nails n'avait rien perdu de son pouvoir de fascination,
il était aussi vrai que rien ne semblait avoir changé pour Trent Reznor durant
cette moitié de décennie. Bloqué en 1994, il revenait hurler les mêmes thèmes,
les mêmes slogans, sur les mêmes rythmes, les mêmes sonorités. The Fragile se
présentait comme une excroissance disproportionnée de son oeuvre passée, entre
caricature et autisme. Même si le temps a permis d'apprécier certaines nuances
de l'album, le fan demeurait dans le doute. Ce coup dans l'eau, aussi fougueux
soit-il, avait fait surgir des questions qui, auparavant, n'avaient pas lieu
d'être. Trent Reznor était-il capable de se renouveler ? D'évoluer ? De nous
dire de nouvelles choses ? De ruer dans les brancards ?
Six ans après The Fragile,
l'impatience est moindre à l'annonce de son successeur, With Teeth. Pourtant
toutes les réponses aux questions précédentes sont là. Quasiment dès le premier
morceau, All The Love In The World. Non. Non. Trent Reznor n'a pas survécu aux
années 90. Plus encore que Cure, le groupe clef d'une décennie n'aura pas réussi
à négocier la fuite du temps. A presque quarante ans, Reznor revient nous parler
de haine de soi, de haine des autres, de misanthropie adolescente qui sonne
faux. Certes, la rage semble intacte, elle garde son magnétisme, voire son
érotisme (Reznor est toujours l'icône SM que l'on aime). Car elle est enluminée
par un son toujours aussi prodigieux. Bourré de détails, de puissance larvée,
prête à vous exploser à la gueule.
Mais comme le proclame fort bien une
chanson, chez monsieur Trent, Every Day is Exactly The Same. With Teeth aurait
pu être le successeur de The Donward Spiral. Si l'album était sorti, en
transition, vers 1997, le prestige de Nine Inch Nails n'en aurait que peu
souffert. Mais à présent, plus de dix ans après, constater que cette révolution,
si épidermique, si essentielle, n'est plus qu'un gentil brasier où l'on vient
raviver la flamme des souvenirs, c'est sans doute l'aspect le plus déprimant de
cet album. Ce n'est quasiment que par nostalgie que l'on trouve des qualités à
des chansons comme "Only" ou "Sunspots". Et pour un morceau indus-dance un peu
risqué tel que l'excellent The Hand That Feeds ou pour une errance flamboyante
telle que Beside You In Time (que l'on croirait presque sortie du dernier M83),
il faut subir au moins une moitié d'album très laborieuse.
Le plus attristant est sans doute que With Teeth n'est même pas vraiment une déception. Pour ma part, j'avais de
grandes et légitimes attentes, mais je m'étais déjà préparé à un nouveau The
Fragile. Cet album est digne de Nine Inch Nails, Trent Reznor accomplissant avec
panache ce qu'il a toujours fait depuis 1989. Toujours la même chose, à peu près
toujours aussi bien. Mais sans l'urgence, sans le risque, sans ce sentiment de
brûler au rythme de la musique, quand chaque détonation déchirait le coeur et
l'âme, quand chaque déclaration d'amour était érotisme en fusion. Des instants
impossibles à faire revivre à présent. Et si With Teeth est un superbe objet,
techniquement sublime, ce n'est finalement rien de plus qu'un bon disque. Et de
la part de Nine Inch Nails, c'est sans doute une trahison. Et le plus dommage
est que nous ne trouvons même plus l'intérêt de nous en révolter. |
The Futureheads - The Futureheads
Le parcours de l'amateur de musique
est parfois traversé d'éclairs. D'éclairs sonores. De fulgurances auditives. De
moments inattendus qui rappellent soudainement pourquoi on aime, on adore, on ne
jure que par la pop la plus pop et que peu nous importe si c'est un genre pour
ados attardés, on veut une guitare, une basse, une batterie et une voix. Et tout
cela à 200 à l'heure. Dans les descentes et dans les montées. On veut les
montagnes russes, on veut sentir le vent du rock nous fouetter la figure, on
veut céder aux clichés. On veut s'abandonner au ravissement immédiat, aux 2
minutes et 30 secondes qui peuvent contenir la quintessence de ce plaisir si
exaltant.
Mais le temps nous aura permis
d'apprendre par coeur les Évangiles des Buzzcocks, de Wire, des Ramones, de
Supergrass, de Blondie, des Pixies... Bref, on connaît la pop, dans ses méandres
les plus énergiques, voire les plus punks. Le tour de charme de l'efficacité
irrésistible, on nous l'a fait et refait. Oh, on a craqué, plus d'une fois,
presque à chaque fois, pour tout avouer. On est frivole dès qu'il s'agit de
danser seul, de sauter dans tous les sens en évinçant toute retenue pour
s'abandonner aux décharges électriques qui donnent des fourmis dans les pieds et
des ondulations dans le bas du dos. Mais de connaître les assauts des plus
talentueux orfèvres du rock rend définitivement exigeant. On ne se jette plus
sur le premier rythme venu, on ne vibre pas pour les guitares grossières qui
nous font leur numéro de séduction vulgaire. Il faut nous surprendre, comme au
premier jour. Et il n'est rien de dire que la mission est complexe. Impossible ?
Possible...
Et comme toujours, c'est quand on s'y
attend le moins que l'on se fait cueillir comme une nymphe. L'album des
Futureheads avait pris ses quartiers depuis plusieurs mois dans ma longue liste
des "disques à écouter à l'occasion". La liste noire, la liste maudite, celle où
il ne faut vraiment pas résider trop longtemps, sous peine de se perdre dans les
limbes de mon oubli avant même d'avoir eu la chance d'accoster mes humbles
oreilles. Mais les Futureheads s'accrochaient. Leur nom revenait régulièrement
devant mes yeux. Des louanges et encore des louanges. Et des louanges propres à
éveiller mon intérêt. Ce que l'on disait de ce groupe avait tout pour me plaire.
Ces gens portent bien haut le flambeau du pop-rock aussi direct que sophistiqué,
celui qui réjouit immédiatement mais qui aspire aussi à la pérennité. Bref, on
me promettait des mélodies foudroyantes, des chansons brèves mais riches de
trucs et d'astuces, une vitalité sans faille et une attention toute particulière
dédiée aux harmonies vocales. Bref, la symbiose entre Wire et les Beach Boys.
Avec une telle publicité, j'aurais du me précipiter, l'orgasme imminent, sur le
premier album des Futureheads. Mais non, je n'y croyais pas vraiment. Après
tout, des groupes miraculeux, on nous en fabrique toutes les semaines, et les
déceptions sont innombrables.
Mais voilà. Ai-je besoin de vous
parler de la musique des Futureheads ? Car tout est vrai. Oui. La grâce du rock
a touché ces chansons. L'ouverture du disque se nomme "Le Garage" et cela
s'emballe en moins de deux minutes. Et tout est dit. C'est l'éclair, le coup de
foudre. Comme au premier jour, quand on écoutait The Blitzkrieg Bop et Trompe Le
Monde pour la première fois. La parole est tenue. Les harmonies vocales sont à
tomber en béatitude, The Futureheads se permettant même une chanson a cappella
que n'aurait pas reniée les Zombies (Danger of the Water). L'énergie confine à
la boule d'électrons sous amphétamines. L'accélération délirante de First Day reprend les choses là où le Koka Kola des Clash nous avait laissé en 1979. Et
partout, sur les quinze chansons et la très courte demi-heure de l'album, une
perfection mélodique étonnante. Car emballer un single pop imparable du calibre
de Carnival Kids, c'est rare, mais cela arrive, certes. L'entourer de quelques
perles, comme A to B ou The City Is Here For You To Use, c'est déjà une classe
particulière. Mais tenir la distance, sans le moindre temps mort, en donnant de
la personnalité à chaque morceau, toujours ou presque en moins de trois minutes,
là, c'est un coup de maître.
Et en fin d'album, lorsque l'on est
déjà bouffé par cette passion nouvelle pour un groupe que l'on connaissait à
peine il y a une heure de cela, The Futureheads ose le sacrilège. Reprendre Kate
Bush. Reprendre la chanson Hounds of Love. En la transformant en hymne punk avec
une intelligence et une justesse émouvantes. Le groupe a compris ce qui faisait
la force de l'original (la passion contenue dans la voix) et s'abandonne
totalement à un déluge de choeurs, construisant le remake autour des organes
vocaux plutôt que sur le pourtant magistral accompagnement. A présent plus moyen
de revenir en arrière, on se dit qu'il va falloir passer le disque en boucle. Et
rédiger une énième chronique dithyrambique. Se faire traiter de futile et
d'inconstant. Parce que l'on est encore amoureux. Que l'on s'est encore fait
avoir au grand jeu du rock et du hasard. Mais on s'en moque bien, le sourire est
béat, le bonheur est là. |
Eels - Blinking Lights and Other Revelations
Il y a quelques années de cela, Eels
(et son chanteur/compositeur/démiurge E) fut le groupe fétiche de The Web's
Worst Page. En particulier au moment de la sortie de Daisies of the Galaxy, ce
chef-d'oeuvre céleste qui succédait à l'insoutenable Electro-Shock Blues, qui
demeure, 7 ans plus tard, l'un des disques les plus tristes de l'histoire du
rock. En l'an 2000, tout ce qui portait le nom de Eels était synonyme d'extase
et de diamants. Mais après la sortie du brutal et sensuel (et très sous-estimé) Souljacker, le groupe de monsieur E s'est peu à peu laissé aller. Jusqu'à sortir
un très routinier et peu intéressant Shootenanny passé quasiment inaperçu. De
Eels, il ne nous restait que des souvenirs. Des souvenirs de mélodies enfantines
accompagnant une mélancolie déchirante.
Le grand retour du groupe se fait sous
la forme d'un très ambitieux double-album, une fresque dédié à la vie moderne
sous tous ses aspects. En insistant sur la solitude et l'ironie issues de
l'incommunicabilité des êtres. Les thèmes sont les mêmes. La fragilité de la
vie, marcher au bord du gouffre de la folie, se sentir étranger au monde, offrir
un regard aussi acerbe et innocent sur le quotidien. Fractionner la routine en
comptines. Murmurer les vérités qui font mal sur des cliquetis de boîte à
musique. Transformer la déprime en un opéra minimal. Les chansons de Blinking
Lights font en moyenne 2 minutes 30. Les pauses instrumentales gracieuses sont
nombreuses. On aura rarement croisé un concept-album aussi discret, aussi
humble. Mr. E ne veut pas faire de bruit et nous conquérir avec la délicatesse.
Dès le premier disque le compositeur
revient aux ballades chancelantes et délicates de Daisies of the Galaxy. Entre
folk et pop, sur des rythmiques rêveuses ou sautillantes, enluminées par les
samples inimitables et la voix fêlée de E, les chansons déroulent leur
désenchantement chronique. Parfois le rock s'invite encore, sous ses oripeaux
les plus délirants. A grand renfort d'orgue électrique sur un Mother Mary, dans
son évidence primitive sur A Magic World (véritable carte de visite du style
Eels), dans le ludisme aussi scintillant qu'inquiétant de Trouble With Dreams, dans des échos de grands espaces fantasmés pour mieux décrire les westerns du
trottoir en bas de la rue (The Other Shoe), et même sous la forme d'un hymne
irrésistible à reprendre en choeur en une clameur paranoïaque (Going Fetal).
Mais comme je le disais, ce sont les
ballades et les instrumentaux qui touchent le plus profondément l'auditeur. A
l'image des deux petites minutes d'élégance poétique de Marie Floating Over The
Backyard, qui dans leur simplicité sont plus évocatrices que toutes les
interminables errances du rock progressif. Un peu plus tard sur ce même disque,
c'est un Theme For a Pretty Girl That Makes You Believe That God Exists qui
vient nous transcender. Non, la forme n'est pas révolutionnaire. C'est Eels,
juste Eels, identique à ce que nous avons toujours connu du groupe. Mais le
style atteint ici une telle perfection, une telle force émotionnelle, que l'on
se laisse conquérir, transporter. Blinking Lights tient tout autant de
l'expérience musicale que cinématographique.
Sur le deuxième disque, l'atmosphère
ne change pas d'une once. Les murmures affectés s'enchaînent aux diamants
pop-rock. Toujours sous le même schéma. Ni la technique, ni les histoires n'ont
évolué depuis le tout premier album solo de E. Et pourtant on est ravi. Parce
que c'est Eels. Et que l'on ressent une sincérité unique, une mélancolie si
attachante que l'on se sent chez soi dans Blinking Lights. Même quand E nous
refait un énième remake de la Bamba sur Losing Streak, on ne lui en veut pas, au
contraire, on est si enchanté de le retrouver qu'on est prêt à clamer que ce
nouvel album est un très grand disque. Ce qui n'est peut-être pas le cas... Tout
à la joie de nos retrouvailles, on se laisse aller à l'indulgence totalement
coupable. Mais vous n'irez sans doute pas me reprocher d'écouter Blinking Lights
and Others Revelations, comme on passe une soirée inoubliable auprès d'un ami
que l'on avait depuis longtemps perdu de vue. Et quand monte la conclusion aussi
évidente que bouleversante de Things The Grandchildren Should Know, on ne sait
comment exprimer la joie d'avoir retrouvé Mr. E. |
Bloc Party - Silent Alarm
Dès les premières mesures de Like
Eating Glass, l'amateur de musique se dit : "Oh diantre! Encore un groupe qui a
dépoussiéré les vieux vinyles familiaux de The Cure et de Gang of Four!". Quand
la voix du chanteur surgit, cela ne fait plus aucun doute, voici encore un
imitateur talentueux de Robert Smith. Bref, on tremble quelque peu, car Silent
Alarm s'annonce déjà comme un "The Rapture 2, la revanche". The Rapture,
rappelons-le pour ceux qui les auraient déjà oubliés (ce qui semble bien normal)
fut, le temps d'une saison, le groupe de rock ultra tendance, qui mariait
invitation à la danse et new wave dans une tambouille relativement indigeste.
Dans la même veine, les désopilants Franz Ferdinand se sont offerts un carton
quasi planétaire l'année dernière. Toutes ces précisions pour vous exposer les
craintes légitimes qui m'ont assailli lors des premières minutes de l'album de
Bloc Party.
On nous vend Bloc Party comme la
dernière sensation du rock anglais le plus décomplexé, qui aime à se laisser
porter par l'air du temps. Mais qu'importe l'air, il faut avoir les chansons. Et
c'est justement à ce niveau que Bloc Party va transcender nos attentes et nos
appréhensions. Car une fois passé la forme très classique, l'ouverture sur Like
Eating Glass se révèle très accrocheuse. Et on a rapidement envie de bondir un
peu partout dans la pièce, en un pogo solitaire des plus spontanés. Si la suite, Helicopter, est moins efficace, peinant à trouver les accents sensuels et
rageurs des toujours indépassés Les Savy Fav, c'est le vicieux et admirable Positive Tension (sans doute en hommage au New Kind of Tension des Buzzcocks)
qui nous conquiert sans coup férir. Et la rythmique joyeuse et irrésistible de Banquet parachève le hold-up. On se lève. On pousse les meubles (enfin, le
fauteuil). M'accorderez-vous cette danse ?
Les circonvolutions de Bloc Party
travaillent au corps. Et peu importe que l'originalité ne soit pas au
rendez-vous, chaque nouvelle chanson nous séduit davantage. Certes, toujours
avec la même recette. La voix si familière, le rythme qui invite au
déhanchement, les guitares qui miaulent et quelques petits effets sonores
intrigants. Avec tout cela, et juste cela, on fait un album. Un excellent album.
Et au détour d'une chanson comme This Modern Love on peut même trouver cela
beau, voire touchant. Mais n'exagérons rien, Bloc Party emballe une musique
festive avant tout. Sur Price of Gas on est là pour se dégourdir les oreilles et
les pieds, pas pour s'ébaudir devant la sophistication des ambiances. Mais avec So Here We Are, Bloc Party s'offre une jolie perle toute en délicatesse qui
donne un peu plus d'éclat à Silent Alarm. Oui, certes, bien sûr, on a déjà
entendu cela, et le jeu de guitare rappelle évidemment celui de The Edge de U2,
mais on laisse couler et on est enchanté.
La dernière chanson de Silent Alarm porte pour le moins fort bien son nom : Compliments. Même si le morceau,
lancinant et très prévisible, n'est pas à la hauteur des meilleurs instants de
l'album, il nous permet de quitter Bloc Party avec un immense sourire. Oui, ce
groupe ne sera peut-être là que le temps d'une saison, le temps de quelques
tours de danse et de quelques soirées inoubliables, et c'est ce que l'on pouvait
souhaiter de plus plaisant. |
Antony and the Johnsons - I Am a Bird Now
La voix monte lentement. Douce et
fragile. Une voix créée pour chanter le blues le plus angélique ou les
complaintes les plus déchirantes. Une voix hors du monde, dont chaque modulation
donne le frisson. Sur Hope There's Someone, l'ouverture de I Am a Bird Now, la
voix d'Antony, chanteur gay et androgyne, atteint des sommets émotionnels
rarement explorés. Quelques notes de piano en accompagnement, et toute la
souffrance d'un être qui prie pour ne pas être seul nous saisit. Sur le final,
le tremblement inquiet du clavier, accompagné par les choeurs fantomatiques,
nous émerveillent autant qu'ils nous mettent mal à l'aise. On pense au sublime I
See a Darkness, le chef-d'oeuvre de Bonnie 'Prince' Billy.
I Am a Bird Now est un album
épidermique. Et même les chansons les plus joyeuses débordent d'une émotion
évidente. Le son est simple, direct, un peu rustique, tel qu'il a déjà pu nous
envoûter chez Tom Waits ou chez Neil Young. On oublie presque les innombrables
barrières qui nous séparent de l'interprète et de ses musiciens. Ils sont là,
dans la même pièce que nous. A nous murmurer des hymnes à l'amour, des hymnes à
l'amitié, des hymnes à la famille, à la vie toute entière. A l'image de l'une des plus belles chansons que l'on puisse imaginer : You are my sister, un duo avec... Boy George ! Et la quasi
conclusion instrumentale de Free At Last révèle l'âme de ce court album. Une
libération par la musique. |
The Fiery Furnaces - Ep
Le meilleur groupe du monde (mais si,
mais si) compile ses singles (à peine deux) et offre une chanson flambant neuve
en bonus (l'épique Sullivan's Social Club). Au vu de la rareté desdits singles,
on ne peut que saluer l'initiative, en sautant dans tous les sens et en hurlant
son bonheur à la face du monde enneigé. On retrouve donc, dans l'ordre, les Ep
"Single Again" (période Blueberry Boat, mais chanson absente de l'album) et
"Tropical Iceland". En tout, 9 morceaux (10 en comptant le copieux cadeau) et 41
minutes de bonheur. Les chansons de cette anthologie adoptent presque toutes un
format "pop", bien loin des fresques de Blueberry Boat. Mais le son des Fiery
Furnaces est reconnaissable dès les premiers instants. Ce mélange entre
électronique délirant, rock énergique et légèreté en demi-teinte est inimitable.
La chanson Single Again navigue au
bord du chaos entre un thème sérieux (une femme battue) et une musique
extrêmement ludique. L'ambiguïté est surprenante. Mais c'est la première face B,
le bonheur incarné Here Comes The Summer qui vient nous rappeler pourquoi nous
aimons The Fiery Furnaces avec une passion si déraisonnable. C'est gai,
délicieux, aussitôt inoubliable, c'est un vaste refrain de trois minutes et
trente secondes. On y parle de l'attente de l'été, de l'attente de quelque chose
d'extraordinaire, avec des images évocatrices et une fraîcheur affriolante. Here
Comes The Summer rend heureux, tout simplement. A n'importe quel moment du jour
ou de la nuit. En plein hiver ou en plein été. Et l'enchaînement avec la ballade
idéale qu'est Evergreen fait battre le coeur encore plus vite. Trop de plaisir
évident qui surgit pour nous transporter.
Après viendront l'élégant Sing For Me,
la version ultra bondissante et diaboliquement sucrée de Tropical-Iceland, un Duffer St. George foutraque, l'impressionnant Smelling Cigarettes dans la veine
des histoires bizarres de Blueberry Boat, le brinquebalant Cousin Chris toujours
au bord de s'effondrer dans le ravin, le virevoltant et vindicatif Sweet Spots et la conclusion de Sullivan's Social Club qui nous offre les Fiery Furnaces au
sommet de leur créativité débridée, entre l'immédiateté de la pop, la puissance
du rock et la répétitivité hypnotique de l'électronique. Cette collection de
chansons nous rappelle à quel point les expérimentations et les ruptures de tons
du groupe demeurent toujours accessibles et instantanément appréciables. Cette
musique ne cesse de divertir, de surprendre, d'amuser, d'intriguer et révèle un
plaisir permanent de jouer et de créer. Vous pouvez ne pas aimer les Fiery
Furnaces, mais il est certain que les Fiery Furnaces, eux, nous adorent. |
Juliette - Mutatis Mutandis
Qui a dit que la chanson française se
portait mal ? Certes, abreuvé de Star Ac' et de vieilles peaux cent fois sur le
retour, on pourrait croire qu'il ne se passe plus grand chose d'intéressant dans
le monde de la variété hexagonale. Mais il suffit de poser son oreille sur la
chanson d'ouverture du nouvel album de Juliette, le Sort de Circé, pour ravaler
bien vite ses préjugés. Reptiliennes et menaçantes, la voix et la musique se
mettent au service du texte ciselé. Séduisante et maléfique, la chanson se donne
les atours du sortilège pour mieux fasciner, avant de lentement s'épanouir en
une litanie presque effrayante et d'une grande puissance évocatrice. Cette
entrée en matière donne le ton d'un album ambitieux, flirtant avec de nombreux
styles musicaux, de la bossanova au cabaret en passant par la chanson réaliste.
Un album qui navigue entre humour et noirceur, et qui n'hésite pas à créer des
ambiances oppressantes comme sur l'étouffant Il S'Est Passé Quelque Chose ou sur
le conte final de Fantaisie Héroïque.
Bien sûr, la personnalité de Juliette,
la virtuosité de ses textes et de son chant, et une malice omniprésente,
désamorcent souvent les aspects les plus sombres des thèmes abordés. Et
certaines chansons brillent par leur génie comique, comme l'irrésistible Congrès
des Chérubins ou Mémère Dans les Orties, concours d'insultes pittoresques en duo
avec François Morel. Mais il est agréable de voir Juliette céder à l'émotion la
plus évidente, comme sur la splendide description des Garçons de Mon Quartier ou
sur La Lettre Oubliée. La grande force de la chanteuse est de parvenir à créer
des personnages ou des décors inoubliables en quelques minutes (Maudite
Clochette ou L'Ivresse d'Abhu-Nawas). Et le mélange entre le ludisme du texte et
la soudaine explosion de violence de Maudite Clochette, en font la chanson la
plus emblématique de Mutatis Mutandis. Autour d'un thème des plus classiques,
Juliette parvient à en donner une interprétation quasi définitive, débordante,
inquiétante et délicieuse. Au final, un album doux-amer, mélancolique et
divertissant, follement attachant. |
Mercury Rev - The Secret Migration
Cela devait finir par arriver. A force
de flirter avec le rock progressif, il fallait bien que l'un des groupes
emblématiques du "post-rock" se prennent les pieds dans le new-age et s'offre un
album entièrement mou du genou, ode niaise aux petits oiseaux et aux arbres tout
verts. Ne jetons pas totalement la pierre à Mercury Rev, au sein de The Secret
Migration il y a de beaux restes. Des vestiges d'un songwriting d'une qualité
rare et quelques moments de grâce qui rappellent que le groupe a un jour composé Chasing a Bee ou Tonite It Shows. Mais malheureusement The Secret Migration tombe souvent dans une certaine platitude, de la musique, des textes, des
ambiances. Et il révèle une stagnation désolante, en somnolant sur Deserter's
Songs et surtout sur All Is Dream, déjà bien soporifique.
Mais avouons-le, si The Secret
Migration reçoit actuellement une telle volée de bois vert de la part de la
critique c'est essentiellement parce que l'on attendait beaucoup, trop, bien
sûr, de Mercury Rev. Si on écoute l'album avec suffisamment d'ouverture
d'esprit, on y trouve une agréable collection de chansons, pour la plupart
charmantes à défaut d'être transcendantes. Et il est finalement dommage de
bouder le plaisir immédiat. The Secret Migration est donc une plaisante
déception, et peut-être même un petit classique qui ne demande qu'à trouver sa
place dans notre discothèque des soirées indolentes. |
M83 - Before The Dawn Heals Us
Le duo de M83 est à présent le projet
solitaire de Anthony Gonzalez,
dont la séparation avec son ancien collaborateur, Nicolas Fromageau, est un
certain bouleversement pour la musique du "groupe". Plus sombre, plus dur, mais
aussi plus lyrique, et même carrément grandiloquent, le nouvel album de M83
poursuit les envolées de Dead Cities. Ce qui frappe, dès le morceau d'ouverture, Moonchild, c'est le son, monstrueux, écrasant. Je comparais le précédent disque
de M83 à du Vangelis ou à du Jean-Michel Jarre, à présent on est plus proche de
My Bloody Valentine ou de Slowdive. Un empilement de pistes, de rythmiques, le
tout avec le potentiomètre dans le rouge. Un véritable mur du son, il faut bien
le reconnaître parfois assez fatigant au fil de ce long album. De surcroît, Before The Dawn Heals Us est une oeuvre très ambitieuse, en forme de
concept-album, mélangeant les ambiances et les émotions, les longues errances,
les interludes étranges et les singles nerveux. Ces possibles singles, à l'image
des formidables Don't Save Us From The Flames, Teen Angst ou A Guitar and a
Heart (et son final apocalyptique), sont immédiatement inoubliables grâce à leur
efficacité qui n'est pas sans rappeler certaines tonalités du rock épique des
années 80.
Mais ce qui
caractérise finalement le plus M83, c'est ce velours de synthétiseurs, parfois
étrangement touchant, comme sur le superbe Farewell, Goodbye. Et quand Gonzalez
ose jouer de sa voix, ses intonations à la Jason Lytle de Grandaddy sont
d'autant plus charmantes. L'album, dans ses élans stellaires, cède parfois à une
certaine brutalité comme sur un Fields Shorelines and Hunters, plus proche d'un
titre perdu de Ministry que de Kevin Shields. Mais c'est pour mieux rebondir sur
un court "*" qui évoque davantage le fantôme de My Bloody Valentine que celui de
Vangelis. Et sur un I Can't Stop, on se croirait chez Eurythmics... Mais on
comprend rapidement que Before The Dawn Heals Us est un disque d'ambiance,
d'atmosphère, qui ne fonctionne que comme un ensemble, difficile à fractionner,
à part pour une poignée de morceaux.
Le sommet
serait peut-être les 4 minutes de Car Chase Terror, un mélange entre narration
intense par l'actrice Kate Moran , bruitages agressifs et accompagnement musical
aussi énergique qu'angoissant. Le résultat est surprenant et quasi inédit,
renforçant l'aspect cinématographique de l'oeuvre. On pourra trouver Before The
Dawn Heals Us prétentieux, car souvent complaisant, comme sur les 10 minutes
finales de Lower Your Eyelids to Die with the Sun (rien que le titre...). On
pourra juger certaines sonorités datées, surtout si on n'a jamais été très fan
de Tangerine Dream... Comme c'est un album qui doit s'écouter très fort, il y a
aussi de forts risques de migraine. Mais malgré ces craintes des plus légitimes,
il serait dommage de passer à côté d'une musique si passionnée et exaltante. On
entrera ou pas dans cet univers complexe, parfois étouffant, souvent lumineux,
bande son idéale pour conduire au coeur d'une vaste cité endormie. |
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