Arcade Fire - Reflektor
Il ne faut pas céder aux sirènes du révisionnisme qui entament leur chant langoureux autour d'Arcade Fire. Comme il a été largement documenté sur ce site, la sortie de Funeral fut un événement sans équivalent dans l'univers musical des années 2000. Pile au milieu de la décennie, l'impact du premier album du groupe canadien dépassa largement le petit monde du rock indépendant. Cela faisait bien longtemps qu'un disque de ce genre n'avait pas touché autant d'auditeurs, en dépassant le cercle des initiés pour faire vibrer, peu à peu, un public de plus en plus vaste. En un instant, Arcade Fire était passé de l'anonymat à un statut de porte-flambeau d'une génération. Je les qualifiais alors de nouveau U2 et je ne me trompais pas. Ce mélange d'intime et d'hymnes pour les stades, cette fièvre et cette évidence, ces envies d'expérimenter qui se heurte à l'orthodoxie des fans, tout ce qui faisait la grandeur du groupe de Bono et The Edge dans les années 80 et 90. Avec Reflektor, leur quatrième album et de loin le plus ambitieux, Arcade Fire est même allé débaucher son propre Brian Eno pour la production, en la personne de James Murphy, plus connu comme démiurge de LCD Soundsystem. Une manière de prouver que rien ne peut arrêter l'évolution du groupe.
Il est bien difficile d'assurer la succession d'un disque tel que Funeral. Arcade Fire s'en est plutôt bien tiré avec le ténébreux et puissant Neon Bible ainsi qu'avec le monolithique mais populaire The Suburbs. Sur ce dernier disque, on sentait le groupe tiraillé entre les vieux réflexes et un désir de briser ses entraves. C'est avec l'avant-dernier morceau, et évident sommet, Sprawl II, que la solution fut trouvée. En assumant l'aspect dansant, présent depuis les débuts, en ruant dans les codes d'un rock un peu poussiéreux, Win Butler et sa bande s'ouvraient les voies d'une résurrection.
Dès les premières minutes de Reflektor, on comprend que l'association entre James Murphy et Arcade Fire va accoucher du grand disque de disco-rock que l'époque attendait. Tout est là, le rythme, les petites fioritures, la durée, l'intensité et même... David Bowie. Libre de tout obstacle, la musique s'épanouit sur le grand espace d'un double album, logiquement hanté par la mort. Avec comme appuis classique le mythe d'Orphée et Eurydice, Reflektor est scandé par des imprécations lancées vers les Cieux et les Enfers. On danse pour oublier sa propre fin et c'est aussi sans surprise qu'on découvre que le visuel associé à la musique est emprunté à Orfeu Negro de Marcel Camus. Les images du chef-d’œuvre semblant avoir directement inspiré certaines chansons, comme le point d'orgue Here Comes The Night Time.
C'est un album passionnant, qui se dévoile un peu plus à chaque écoute. Ici la ligne de basse de Billie Jean (We Exist), puis un son « dub » tout droit sorti de Sandinista! de The Clash (Flashbub Light), là du « glam » frappadingue et entêtant (Joan of Arc), ailleurs du rock de danse terriblement dense (Normal Person) et même du rockabilly (You Already Know). Le second disque est encore plus remarquable. Grâce, en particulier, à Awful Sound, qui commence comme une balade électronique tourmentée avant d'exploser en un hymne à reprendre en chœur, à la manière de Hey Jude des Beatles, dont les six minutes s'achèvent bien trop vite. Tout aussi grandioses, It's Never Over (et son groove implacable) et Afterlife (et ses paroles déchirantes) reprennent la ferveur qui animait Funeral pour la propulser vers de nouvelles sphères. En contrepoint, Porno et Supersymmetry sont comme des pauses au sein de cette frénésie. Restent aussi une coda ambient et un morceau caché en forme de collage d'atmosphères des différents moments clefs de l'album.
C'est donc un disque rempli jusqu'à raz-bord que nous offre le groupe. Impossible de l'appréhender et de le juger à sa juste valeur en l'espace de quelques écoutes, le prétendre serait faire bien peu de cas à la fois du travail des artistes que celui du métier de critique. Certains s'y sont risqués et pourraient bien être passés à côté d'une œuvre immense. On les laisse se débattre dans les années à venir avec leurs propos empressés. Ce n'est pas en une semaine, ni même en un mois, qu'on aura fait le tour de Reflektor, comme c'était aussi le cas avec Shaking The Habitual en début d'année. Il faut au contraire saluer l'ambition et, à mes oreilles, la réussite un peu intimidante de ces manifestes. Pour Arcade Fire, c'est en tout cas la suite logique de Funeral et leur création la plus enthousiasmante et accrocheuse depuis ces débuts inégalables. Si vous n'avez qu'un seul album à acquérir en 2013, c'est sans doute celui-là. |
Pixies - Ep-1
Ce qui frappe en premier à l'écoute de cet Ep-1 (et de Bagboy, le single qui l'a précédé), c'est la cohérence des Pixies. Le son, toujours secondé par le producteur Gil Norton, est exactement celui qu'on pouvait attendre après Trompe Le Monde. Grandiose, puissant, juste actualisé pour le XXIe siècle. Certes, entre-temps il y a eu la carrière solo de Black Francis, avec ses hauts très hauts et ses bas plutôt bas, et il est impossible de ne pas s'y référer. Il y a aussi eu la reformation besogneuse, sorte de Radio Nostalgie Live pour la génération du rock indépendant. Et il y a eu le départ de Kim Deal, dont on rappelle qu'elle n'a jamais fait grand-chose dans le groupe et qu'elle avait déjà été mise au placard après Doolittle. Si le son est celui qu'on pouvait donc imaginer, les nouvelles compositions sont le fruit de plus de 20 ans d'histoires.
Je ne l'ai jamais caché, les Pixies sont mon groupe de rock favori. Et de ce groupe, c'est Trompe Le Monde qui est mon album préféré, ce qui fait de moi un cas un peu à part. J'ai aussi adoré la majeure partie de l’œuvre de Frank Black, cet autre double fou-fou de Charles Thompson. Mais sur Ep-1, je reconnais sans mal les Pixies, la chose de Black Francis. Les Pixies, mais avec ces 20 années de plus, à la fois toujours prêts à sortir les grosses guitares, mais plus posés. Les fans, amateurs de tombeaux et de musées bien rangés, vont pouvoir s'égosiller à la place du chanteur. Ils voudraient que ce soit toujours Surfer Rosa, toujours Doolittle, mais surtout pas Trompe Le Monde et encore moins ce qui a suivi. Il ne faudrait jamais sortir des années 80 et que tout ressemble à Hey et à Gouge Away.
En niant l'évolution d'un artiste, en niant le plaisir évident que ces Pixies 2.0 ont à créer de nouveau ensemble, lesdits fans ont une réaction des plus prévisibles. Je la comprends sans mal et j'en suis un peu désolé pour eux. Désolé, oui, parce qu'à mes oreilles, le superbe Andro Queen, porté par un Black Francis, qui chante de mieux en mieux, crie « chef-d'oeuvre » à chaque instant. L'écho flottant, les guitares qui ondulent, la mélodie qui caresse, le pont avec l'espagnol baragouiné, c'est du grand Charles Thompson avec juste ce qu'il faut de « fan-service ». Plus classique, Another Toe navigue sur l'inimitable basse. De même pour What Goes Boom qui rebondit sur sa vindicte à la fois menaçante et délicieuse. Le sommet de ce disque, en forme de mise en bouche, se nomme Indie Cindy, qui synthétise en moins de cinq minutes (presque) tout ce qu'on aime chez les Pixies. Pas besoin d'analyser, du texte aux ruptures de ton, c'est une madeleine de Proust pour la génération X.
Deux reproches, soyons honnêtes. C'est mignon de sortir des petites choses un peu n'importe comment, sans label, sur le web, hop, sans prévenir. C'est joyeusement bordélique et sans doute dans l'esprit du groupe, d'ailleurs ils vont continuer ainsi. Mais on aimerait bien un album en bonne et due forme. Ou alors ils gardent le meilleur pour la fin, et tout cela n'est effectivement qu'une bande-annonce, ce ne serait pas étonnant. Ensuite, bon, on aimerait un poil de folie supplémentaire, en ce sens, Bagboy était encore plus enthousiasmant que les quatre morceaux de cet Ep. Les chansons sont belles, et probablement plus attachantes (surtout Andro Queen et Indie Cindy), mais il faut aussi équilibrer avec des trucs improbables. Ceci dit cela revient à contredire un peu ce que j'écrivais plus haut. Charles Thompson n'a plus 20 ans, et la musique des Pixies reflète aujourd'hui ses idées et ses envies. Elle demeure unique et le trône du plus grand groupe de rock du monde risque d'être repris par la force, et sans pitié, d'ici peu.
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Neko Case
The Worse Thing Get, The Harder I Fight, The Harder I Fight, The More I Love You
Accouché dans la douleur, The Worse Things Get, The Harder I Fight, The Harder I Fight, The More I Love You (quel titre !) est sans nul doute le disque le plus personnel de la carrière de Neko Case. La chanteuse américaine, qui va bientôt fêter ses 43 ans, a toujours revendiqué haut et fort ses engagements divers et en particulier envers la cause animale. Son précédent album, le grandiose Middle Cyclone, était d'ailleurs dédié à la nature, dans sa toute puissance et sa beauté. Durant les quatre années qui ont suivi, Neko Case a traversé une longue phase de dépression suite à plusieurs deuils. Cette remise en question, et la lente reconstruction, a été largement documentée par l'artiste elle-même sur son compte Twitter. Reine de ce média pourtant peu intéressant, elle sait mieux que personne en jouer avec humour et sincérité. On pouvait presque se demander si elle trouvait le temps de composer entre deux « tweets ».
The Worse Things Get... est une flamboyante réponse, à la hauteur des attentes. Certes, la musique est moins aventureuse que celle de Middle Cyclone et on peut préférer les ambiances de Blacklisted et Fox Confessor, mais il suffit de se pencher sur les textes pour être frappé en plein cœur. Le meilleur exemple étant Nearly Midnight, Honolulu. La chanteuse raconte a cappella une scène d'abus verbal d'une mère envers son enfant (« get the fuck away from me ! ») pour le transformer en une prière consolatrice. Un échos à ses propres relations tumultueuses avec ses parents décédés ? Probablement. Ailleurs, l'auteur rêve d'être invisible, de se fondre avec les arbres de la forêt, de disparaître. « I wanted so badly not to be me », murmure-t-elle sur Where Did I Leave That Fire, qui débute avec des bruits de sonar de sous-marin. Et lorsqu'elle s'affirme c'est... en tant qu'homme, sur l'imparable single Man. Plus inattendue encore, la magnifique reprise de Afraid de Nico, morceau issu de Desertshore.
La conclusion de Ragtime fait intervenir une explosion de cuivres qui crée une sensation libératrice, indispensable après une telle plongée au cœur des ténèbres. The Worse Things Get pourrait être étouffant, il ne l'est jamais, car la voix de Neko Case, phénomène de la nature en soi, possède toujours cette énergie, cette étincelle, que rien ne semble pouvoir altérer. Avec l'âge, la chanteuse a appris les nuances, les démonstrations de force se font plus rares, et l'émotion n'est que plus évidente. Si l'album n'est peut-être pas le meilleur de l'artiste, il est certainement le plus attachant. En espérant que cette catharsis offrira à Neko Case la renaissance annoncée ici. |
Jenny Hval - Innocence is Kinky
« That night, I watched people fucking on my computer. », ce sont les premiers mots murmurés par Jenny Hval en ouverture de Innocence is Kinky. Une façon d'accrocher, d'impressionner, d'intriguer et de choquer l'auditeur dans le même mouvement. Le mélange entre soupirs et cris qui caractérise le chant semi improvisé de la norvégienne et son affection pour les thèmes et les images crus rappellent d'autres interprètes féminines, de PJ Harvey à Fiona Apple en passant par Liz Phair. Plus proche de la veine expérimentale que de la pop, Jenny Hval n'hésite jamais à provoquer le trouble et à surprendre. Cependant, ses chansons restent relativement facile d'accès, que ce soit grâce à leurs durées raisonnables ou à leurs structures finalement assez classiques. C'est le charisme de la chanteuse qui fait, comme souvent, toute la différence.
A presque 33 ans et pour son quatrième album, Jenny Hval dévoile une inventivité frappante et teste toutes les limites de sa voix. Qu'elle parle (Oslo Oedipus), chuchote (Renée Falconetti of Orleans, en référence au chef-d’œuvre de Dreyer), surgisse au milieu des larsens (Give me that sound), déclame (I Got No Strings) ou qu'elle chante aussi simplement que possible (ce qui n'est jamais vraiment le cas), l'auteur déploie une personnalité unique. Sensuelle et cérébrale, cette musique prend d'assaut dès la première écoute mais ne se révèle que lentement, très subtilement, nuance après nuance, dissonance après dissonance. A l'image de celles de The Knife, ces compositions pourront rebuter une partie du public, surtout si on n'est pas du genre à s'investir un minimum auprès de ce qu'on écoute, que ce soit de manière intellectuelle et surtout de manière sensorielle.
Il serait cependant dommage de passer à côté d'Innocence is Kinky en le rangeant dans la catégorie : bruit bizarre créant le malaise. Avec ses oripeaux rock, l'album s'avère bien plus facile d'approche qu'on ne pourrait le craindre. Certes, vous n'êtes pas près d'entendre Jenny Hval dans les robinets sonores habituels (télé, radio, internet), mais qui, en 2013, écoute encore ces choses, si ce n'est quelques adolescents sans autre repère que le conformisme social ? De conformisme il est souvent question chez Jenny Hval, mais toujours pour s'y opposer, s'en démarquer. Exactement comme dans Shaking the Habitual, où la liberté artistique fait écho à des libertés plus vastes, en particulier en ce qui concerne ce que l'individu a le droit de faire et de penser. D’utilité publique, donc. |
Daft Punk - Random Access Memory
Les souvenirs sont une bien étrange chose qui nous ramène vers le passé tout autant qu'elle nous aide à affronter l'avenir. Il n'a pas fallu longtemps pour que les accusations de dérive nostalgique foudroient Random Access Memories. Une partie du public semble attendre de Daft Punk une sorte de « son du futur » alors qu'ils n'ont jamais caché leurs penchants profondément mélancoliques. Des robots regrettant leur humanité, c'est le thème qui lie toute leur discographie, jusqu'à devenir totalement explicite dans le film Electroma. Même leur album précédent, le bégaiement stylistique aride qu'est Human After All, faisait tourner l'idée en boucle comme une obsession. Qu'on y réfléchisse quelques instants et cela ne fera pas l'ombre d'un doute. Les tentatives de communion universelle, appelée à toute force dans les plus grands succès du duo ainsi que lors de leurs concerts messianiques, ne sont que des manières de reconquérir une humanité disparue.
Logique donc que la mémoire fasse partie de ce travail, tant elle est essentielle à la nature de l'homme. A la fois disque hommage, pastiche et tour de force artistique, Random Access Memories accomplit le rêve de presque tous les amoureux de musique : reconstituer la bande son de l'enfance et essayer ainsi d'en retrouver les émotions. Si la nostalgie est bien présente tout du long de l'album, elle dépasse la complaisance. D'une part parce que les hommages rendus s'avèrent sincères et réussis, mais aussi parce que le duo parvient à créer un uchronie saisissante. Ce ne sont pas les années 70, pas vraiment, c'est un « à-côté », peut-être issu d'un monde qui aurait été bouleversé par le premier contact avec la vie extra-terrestre évoquée dans la conclusion de l'album. Cette transcendance offre à l'album ses moments les plus touchants ; grâce, en particulier, à la voix de Paul Williams sur la mini symphonie baroque de Touch et les textes du même Williams sur le délicat Beyond.
Cette exaltation emprunte de tristesse n'est pas nouvelle chez Daft Punk, c'est ce qui a toujours permis à leur techno-disco de dépasser le cadre du kitsch avec lequel elle flirte souvent. Cela n'a jamais été aussi flagrant que sur Random Access Memories où il s'agit de moins en moins de créer des sensations, comme du temps de Homework, et davantage de revisiter la structure de chansons classiques. Certains pourront être choqués de ce « retour vers la musique » qui serait mis en opposition à l'acidité technologique qui a précédé. Il y a en effet un monde entre Rollin' & Scratchin' et The Game of Love. Ne mettez pas seulement cela sur le compte de l'âge, mais bien sur une évolution nécessaire. On a trop reproché au duo de radoter sur Human After All pour crucifier leur changement.
Ceci dit, au-delà de l'imitation et de la flopée de stars invitées, Random Access Memory reste aisément attribuable à Daft Punk. D'une part par les obsessions déjà évoquées, mais aussi par les effets signatures, du vocoder à la construction désormais familière des tubes. Get Lucky est le descendant direct de One More Time et de Around The World. Il y a aussi une volonté très claire de la part des auteurs d'être pris au sérieux en tant que compositeurs. Leur musique est devenue plus subtile, plus poétique et, logiquement, plus humaine. On a si souvent blâmé Daft Punk de n'être que des compilateurs de samples, qu'il n'y en a plus que deux ici (sur le même morceau). Le reste, même s'il paraît donc très familier, est entièrement original.
Le jeu des souvenirs est infini, parfois très direct (sur le sommet Giorgio By Moroder), parfois plus moderne (Panda Bear d'Animal Collective, sur l'autre tube monumental Doin' It Right). A d'autres moments, le plaisir est inattendu (Julian Casablancas participant à Instant Crush, une chanson qui efface l'intégralité du dernier album de son groupe The Strokes). Mais même lorsque il est presque impossible de ne pas entendre les inspirations (dès que Nile Rodgers saisit la basse c'est du Chic ; Lose Yourself To Dance ressemble vraiment à un inédit de Off The Wall de Michael Jackson), la qualité d'écriture balaie les réticences. Il faudra, certes, dépasser une ou deux premières écoutes forcément décevantes, surtout que Random Access Memory choisit d'entamer avec quelques uns de ses points les plus faibles (The Game of Love et Within ne sont guère mémorables). Mais grâce à une seconde moitié absolument parfaite et à son charme extravagant, l'album ne cesse d'inviter à la revisite. Car, et c'est là le secret de ce triomphe, en ravivant les souvenirs, Daft Punk en crée de nouveaux. Écouter Random Access Memory, c'est déjà être nostalgique du présent.
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Italians Do It Better - After Dark 2
C'est encore une belle histoire du rock. Depuis 1996, Johnny Jewell arpente les scènes (généralement de taille réduite) avec la chanteuse Ida No, sous le patronyme de Glass Candy. Dans l'obscurité durant des années, leur post-punk mâtiné d'electro conduisit Johnny Jewell à fonder les plus ambitieux Chromatics en 2001, mais sans jamais abandonner son premier amour. C'est en 2006 avec la création du label Italians Do It Better (et l'aide de Mike Simonetti) que le travail de Jewell commença à atteindre le grand public. En 2007, la première compilation After Dark propulsa le label sur le devant de la scène et une vague de fond porta en particulier les deux groupes de Jewell vers la popularité. Italo-disco-rock un peu expérimental, cette musique correspond parfaitement à l'air du temps.
Avec After Dark 2, on peut mesurer le chemin parcouru et célébrer le triomphe de carrières de longue haleine. Grâce au coup de pouce de Nicolas Winding Refn qui a mis en avant aussi bien Glass Candy dans Bronson, que Chromatics dans Drive, les fans d'Italians Do It Better ont été multipliés. L'excellence de Kill For Love, l'année passée, n'a fait que renforcer la crédibilité musicale du compositeur. C'est donc à la fois avec curiosité et impatience qu'on découvre cette nouvelle compilation et qu'on assiste au concert du 7 juin 2013 à la Cigale de Paris. Dans les deux cas, c'est la revanche de Glass Candy.
Éclipsé par les atmosphères et le pop-rock soigneusement équilibré de Chromatics, Glass Candy n'a jamais été un grand groupe de studio. Même leur meilleur opus, B/E/A/T/B/O/X n'a pas grand-chose d'un chef-d’œuvre. Par contre, pour ce qui est de composer quelques chansons imparables et de les rendre démentielles sur scène, le duo est sans pareil. Sur After Dark 2, il ouvre et conclut les festivités. L'introduction, avec leur tube le plus évident, Warm in the Winter, place d'emblée la barre très haut et personne ne pourra aller la chercher. Le disque s'avère excellent malgré sa durée fleuve. Il faut dire que Johnny Jewell, sous une apparence ou une autre (Symmetry contribue aussi avec un titre) occupe plus de la moitié d'After Dark 2. Les autres artistes invités ne font parfois qu'une légère figuration, même si Appaloosa tire son épingle du jeu avec le très bon Intimate. Rien n'atteint cependant les compositions de Jewell.
Chromatics a besoin d'espace et de ténèbres, le groupe n'est jamais aussi bon que dans l'intimité d'une voiture roulant de nuit. Glass Candy, au contraire, se conçoit sur scène, portée par l'énergie explosive de Ida No. Il est donc logique qu'en concert, Chromatics en soit réduit à faire la première partie (certes de durée équivalente) de Glass Candy. Pas vraiment de temps pour développer des ambiances, surtout que le son de la Cigale tend à tout noyer dans des basses envahissantes. Rien à redire cependant, le groupe fait bien son travail et enchaîne les titres les plus appropriés au live. Mais dès que Ida No débarque, c'est une tout autre histoire, plus proche du club de danse que du spectacle que l'on peut écouter en restant assis confortablement dans son siège.
La chanteuse crie, saute, se trémousse, arpente la scène, bat des bras, tricote des jambes, et entreprend de séduire l'ensemble du public. Rien de plus simple lorsqu'on n'hésite pas à se jeter dans la foule par trois fois pour finir par tenter de faire monter tous les premiers rangs sur la scène. Bref, il faut s'abandonner aux structures simples des chansons qui galopent sur des crescendos endiablés avant de culminer sur des refrains irrésistibles. Sur disque, c'est un peu mou, un peu trop classique, agréable, mais il manque souvent la petite étincelle. En concert, tout est oublié, il ne reste qu'à se laisser porter par l'énergie évidente, primitive, pleinement et totalement disco de Glass Candy. En ce sens, After Dark 2 est l'indispensable compagnon punk du plus respectueux, mais pas moins réussi, Random Acess Memory de Daft Punk. |
Young Galaxy - Ultramarine
Parlons du drame de ces albums dont on aime éperdument une, deux, soyons fous, trois chansons, mais pas forcément le reste. Pour le morceau miraculeux, on serait prêt à dérouler le tapis rouge de la note maximale. Tenez, par exemple, le quatrième opus de Young Galaxy, très bon groupe de synthpop canadien. Ultramarine est un disque savoureux, un excellent disque même, on peut l'affirmer sans trop prendre de risque. Ce n'est pas un chef-d’œuvre et il ne bouleversera probablement pas le quotidien musical de beaucoup d'auditeurs. Il n'est pas sûr qu'on y reviendra encore dans un an, quoique je n'y mettrai pas ma main à couper. Mais voilà, il y a cette poignée de chansons extraordinaires qui rappellent que dans la pop, après tout, ce qui compte ce sont les singles.
L'ouverture d'Ultramarine, Pretty Boy, finira dans les hauteurs du classement des meilleurs singles de 2013, du moins sur ce site. C'est certain. C'est un joyau. Sa perfection vous saute aux oreilles, avec sa production ample, son rythme bondissant, sa mélodie séduisante et ses paroles attachantes. Que faut-il de plus ? On a envie de l'emporter partout avec soi. D'ailleurs on le fait, tant il devient compliqué de ne pas la fredonner sans s'en rendre compte. Avec juste un morceau de ce niveau, Ultramarine serait déjà fort recommandable. Sauf que Young Galaxy nous la refait juste après avec New Summer et son entêtant « as we howl at the moooooooon ».
Ces deux chansons invitent à l'été, au grand air, aux soirées qui s'éternisent. Elles évoquent l'aventure et les possibles. Autant de lyrisme dans des structures classiques est loin d'être inédit, mais il n'est pas si fréquent. L'implication émotionnelle obtenue par la musique de Young Galaxy, et surtout par sa chanteuse Catherine McCandless, est impressionnante. Si le reste de Ultramarine n'atteint pas le génie de son ouverture (mais comment enchaîner une dizaine de chansons de ce niveau ?), ce sentiment persiste d'un bout à l'autre. Il suffit d'écouter le reggae électro de Fall For You, la nervosité de Privileged Poor ou le refrain de Hard to Tell qui donne des frissons. C'est de la pop spectaculaire, avec du cœur. Impossible, au final, de résister à son appel. « Look, here comes the sunrise. Come sleepwalk with me... » |
Laura Marling - Once I Was An Eagle
Laura Marling n'a que 23 ans mais il s'agit déjà de son quatrième album. Elle est de ces artistes qui ont un besoin dévorant d'expression dès le plus jeune âge. Un jour, il y a probablement bien longtemps, elle a entendu Joni Mitchell et elle s'est dit que l'Angleterre avait besoin d'une Joni d'aujourd'hui. Son truc à elle, c'est ça : réinventer la folk américaine dans un studio londonien. Cela ne plaît pas toujours outre-Atlantique où l'on n'aime pas trop que des étrangers viennent secouer le patrimoine national. La réussite de Laura Marling se prouve aussi ainsi, ses disques sont tellement brillants qu'elle a fini par conquérir même les plus sceptiques. L'accueil enthousiaste et quasi unanime offert à Once I Was An Eagle en est le symbole.
On avait quitté la chanteuse en 2011 après A Creature I Don't Know, disque moyen qui ne faisait que capitaliser sur les grands moments de I Speak Because I Can. La pause dans la frénésie créatrice fut on ne peut plus profitable. Si Laura a enregistré l'intégralité de sa contribution au nouvel album en l'espace d'une journée, le travail d'écriture en amont est clairement un travail de longue haleine. C'est ce mélange entre immédiateté de l’interprétation et complexité des chansons qui soutient Once I Was An Eagle. Car c'est un petit monument en soi, 16 chansons pour un peu plus d'une heure, dans le domaine de la folk, c'est rare. Le premier mouvement du disque incarne idéalement cette ambition. C'est une longue variation sur des thèmes musicaux plus ou moins identiques mais où les changements de rythme, les arrangements et les atmosphères rendent chaque morceau unique. Véritable tour de force esthétique, doublé d'excellents textes (où le diable est forcément omniprésent et les hommes renvoyés chez leurs mères), cette entrée en matière est instantanément séduisante. Elle culmine sur l'enchaînement entre le conquérant Master Hunter (déjà un des hymnes de 2013) et son miroir, le délicat Little Love Caster.
Mais le meilleur est à venir dans une seconde partie plus variée où brillent des compositions à la fois très respectueuses des canons du genre et subtilement originales. C'est ainsi qu'on définit sans doute le mieux la musique de Laura Marling, gentiment classique et doucement révolutionnaire. J'insiste sans cesse sur ce point, mais l'essentiel avant d'innover à tout prix, c'est d'avoir de bonnes chansons. Dans le cas de Laura Marling, l'oreille peu habituée au genre n'entendra pas forcément pourquoi ce disque s'avère si fantastique ; ou du moins, pas dès les premières écoutes. L'amateur de folk, lui, en restera bouche-bée dès le début. A 23 ans, la chanteuse possède déjà l'assurance des plus grandes, avec sa voix qui ne connaît pas l'hésitation et son jeu de guitare très affirmé. On espère, bien sûr, qu'elle n'a pas déjà atteint son apogée avec cet album qui serait le sommet de beaucoup d'autres carrières. |
Autechre - Exai
Le nouvel album d'Autechre est à l'electronica ce que l'album de Swans fut au rock l'année dernière : une recherche de point limite. Jusqu'où peut-on entraîner l'auditeur avant qu'il ne lève le drapeau blanc ? Dans l'absolu, l'amateur du duo de Sheffield ne sera pas vraiment surpris par la musique présente sur Exai. C'est une sorte de best of de 25 ans de carrière composé entièrement de nouveaux morceaux. La générosité d'Autechre n'est plus à prouver et ils ont toujours œuvré sur la durée. Ici, il s'agit d'un nouveau record : 17 morceaux pour tout juste deux heures de musique. Rien n'est aussi éprouvant que les 32 minutes de The Seer chez Swans, mais il faudra parfois faire preuve de résistance. Car Autechre ne fait que très peu d'ambient et la musique est souvent exigeante, pas vraiment conçue pour être un fond sonore, ou alors pour accompagner des expériences que la loi réprouve probablement. Bref, il faut lui donner son attention et il est sans doute plus simple d'écouter Exai par fragments, ce qui ne nuit pas à l'appréciation globale. Il s'agit du genre d'albums qu'il faudra digérer, non pas sur plusieurs mois, mais bien sur plusieurs années, ce qui est de toute façon fréquemment le cas avec Autechre. |
Eleanor Friedberger - Personal Record
A la lumière de leurs carrières solo respectives, il ne semble pas bien difficile de deviner la répartition des rôles du duo Friedberger dans l'aventure des Fiery Furnaces : les expérimentations pour Matthew et le classicisme pour Eleanor. C'est peut-être loin de la réalité, mais après les 10 albums (majoritairement inécoutables) du frère, et les deux albums magiquement pop de la sœur, il ne reste pas vraiment de doute. Séparés, provisoirement selon eux, depuis 2011, les Fiery Furnaces faisaient du sur-place depuis quelques années, conciliant difficilement deux tendances de plus en plus marquées. Il est possible qu'après s'être épanché dans leurs envies les plus extrêmes, le duo puisse à nouveau s'entendre. Mais un nouveau chapitre s'écrit aujourd'hui. Car, si on pouvait légèrement regretter la créativité des Fiery Furnaces à l'écoute de Last Summer, le charmant premier album d'Eleanor Friedberger, le deuil est accompli dès les premières chansons de Personal Record.
C'est un disque de pop rock à l'ancienne, avec cette intemporalité qui sied si bien au genre. Ce n'est pas vraiment les années 50, le son est différent, pourtant tout est familier, que ce soit les slows pour « prom nights » (Other Boys, My Own World) ou les rocks pour décapotables (Stare at the Sun, When I Knew). Les thèmes sont classiques et il est ici beaucoup question d'amour et de cœurs brisés. Mais cette musique ne tombe jamais dans la parodie ou l'imitation sans âme, au contraire. C'est bien là la grandeur de l'auteur, transcender des structures préhistoriques par la seule force de sa qualité d'écriture. Les chansons sont tout bonnement extraordinaires.
Eleanor trouve toujours la note juste, la tournure de phrase, l'intonation, le petit déclic qui accroche. C'est une avalanche de refrains inoubliables, rendus d'autant plus délicieux par ce chant si particulier. C'était une des premières choses que j'avais notées dans ma déclaration d'amour à Blueberry Boat, « Eleanor rebondit sur toutes les syllabes, toutes les assonances, sa voix sautille avec la musique et nous donne le sourire sans que l'on puisse lui résister un seul instant. ». Je me permets de me citer car c'est encore et toujours le principal charme de Personal Record. Ceci dit, au-delà de la performance vocale, il faut encore insister sur les chansons en elles-mêmes. Tristes ou gaies, rêveuses (merveilleux Echo or Encore) ou rieuses, elles réservent de petites surprises, un instrument imprévu ici (la guitare électrique de You'll Never Know Me), une rupture de ton là. Sans parler d'une conclusion absolument parfaite avec Singing Time. L'album tout entier est à l'image de ce morceau final, il semble anticiper nos désirs et parvenir à les satisfaire à chaque minute. Retour en force sur le devant de la scène pour Eleanor Friedberger et la confirmation d'une carrière solo désormais impossible à négliger. C'est aussi le plus sérieux candidat au disque de l'été 2013, celui qui accompagnera ou remplacera le soleil à tout instant. |
The Knife - Shaking The Habitual + Concert
(2/2)
Le rythme tribal qui entame A Tooth For An Eye, et par là-même les 98 minutes de Shaking The Habitual, s'avère familier. Pour avoir dans la première partie de ma critique longuement insisté sur l'aspect déstabilisant et agressif du nouvel album de The Knife, je vais à présent essayer de vous démontrer l'inverse, en partie du moins. Pas question de renier la profession de foi du duo qui répète à longueur d'interviews, de communiqués de presse ou même de Comics, que leur dernier bébé est bien une déclaration de guerre aux aspects les plus inégalitaires des sociétés occidentales. Le manifeste punk est indéniable, le coup de poing auditif ne sera pas mis en question, il est évident, il est incontestable, il est, tout simplement.
Néanmoins, pour tous ces avis à chaud qui ont souligné l'austérité de la démarche, il faut à présent nuancer. Comme les œuvres précédentes de The Knife, Shaking The Habitual s'apprivoise et, malgré la complexité de l'approche, ne cache jamais sa bienveillance. Ce n'est pas un album si difficile pour qui veut bien saisir la main qu'il tend à presque tous les morceaux. Premier exemple, dès l'ouverture donc, avec le rythme entre jungle obscure et Asie fantasmée qui porte A Tooth For An Eye. Sur celui-ci viennent se poser les signes distinctifs du duo, que ce soit le chant inimitable de Karin que les excentricités d'Olof. Et toujours, toujours, ce sens de la mélodie improbable, du gimmick sorti de nulle part, et ce qui est un peu la marque de fabrique de The Knife : de la laideur surgit la beauté.
J'ai déjà évoqué Full of Fire, pulsion de vie mise en musique. Mais il y aurait matière à en rajouter. Que ce soit au sujet de rythme diabolique, obsessionnel, quasi parfait, ou sur les innombrables détails qui ponctuent ces dix minutes de danse si denses. Sans parler de cet étrange hoquet qui fait rater une mesure aux percussions pile au milieu du morceau. Une fraction de seconde dont on se demande toujours si on l'a vraiment entendue, comme une imperfection volontaire ; soulignée sur scène en devenant le moment où les danseurs, immobiles durant la première partie de la chanson, se mettent en mouvement.
Jusqu'ici il faut avoir peu cohabité avec la musique électronique dans son existence pour considérer Shaking The Habitual comme « inécoutable ». Les morceaux sont longs, mais accessibles sans effort. A partir de A Cherry On Top, nous laisserons probablement les auditeurs inattentifs sur le bas-côté. On est pourtant loin de l'élitisme des avants-gardes les plus aliénantes. Oui, c'est proche de l'Ambient et les structures classiques sont balayées, nous ne sommes pas dans la pop, mais dans l'atmosphérique. Avec en final un hommage direct à Ligeti et aux voix qui parcourent l'espace infini du 2001 de Kubrick.
Comme pour compenser cette incartade, The Knife enchaîne avec deux morceaux on ne peut plus directs. Soit un vrai tube electro-pop, Without You My Life Will Be Boring, et une cathédrale sonique sublime, Wrap Your Arms Around Me. Le premier bondit d'un refrain irrésistible à des pipeaux synthétiques dissonants, sans jamais se départir d'une joie communicative. Le second est l'héritier de Colouring of Pigeons, le monument de Tomorrow, In A Year. C'est un tour de force élégiaque, gorgé d'échos et de percussions qui font trembler les étoiles.
Un bref instrumental bruyant nous conduit vers le point pivot de Shaking The Habitual, les 19 minutes de Old Dreams Waiting To Be Realized, qui ont, à elles-seules, éclipsé le reste de l'album auprès de nombreux auditeurs peu scrupuleux. C'est en effet une transition audacieuse et il semble difficile de justifier le fait qu'elle soit aussi longue, tant son centre n'est qu'un vague ronronnement industriel dénué de toute forme de mélodie ou même de réelle consistance. Pour qui se laisse porter, c'est une petite merveille de Dark Ambient ultra minimaliste, avec un dosage méticuleux du moindre effet. Old Dreams permet de digérer la première partie de l'album et de nous conduire vers son second mouvement. En ce sens, la comparaison avec 2001 s'impose à nouveau. L'auditeur se retrouvant dans la même situation que le spectateur du film de Stanley Kubrick lors des longues séquences de sortie dans l'espace, où seuls le souffle de l'astronaute et le sifflement de l'oxygène occupent la bande-son, fragiles signes vitaux face au silence absolu de l'espace. Des moments introspectifs, qui permettent de réfléchir sur l'oeuvre avant sa conclusion, mais aussi de nous laisser face à nous-mêmes, à nos émotions, nos attentes, nos peurs, notre impatience ou notre méditation. C'est bien là le genre Ambient dans toute sa splendeur, qui reflète notre esprit et nos pensées, nos rêves et nos cauchemars.
C'est donc avec d'autant plus d'intensité que nous abordons le retour des percussions avec Raging Lung. Grâce à son refrain magnifique emprunté à Fugazi (« What a difference a little difference could make »), la chanson crée une émotion réelle et sans fard. Networking propose un remarquable travail sonore avec ses fragments vocaux cousus en une frénétique évocation du web et de la communication contemporaine. Un chaos musical étourdissant qui finit par tout emporter sur son passage. Après une nouvelle minute d'interruption stridente, Shaking The Habitual entame sa dernière ligne droite.
Stay Out Of Here est un autre hymne militant qui accomplit le lien avec Full of Fire. Lui aussi héritier de Colouring Of Pigeons, décidément le moment clef de la nouvelle orientation du groupe, le morceau s'équilibre entre les performances vocales de ses trois interprètes et de longs passages instrumentaux qui ne cessent de relancer la chanson, la conduisant au-delà des dix minutes. Tout cela est mené avec une telle maestria que lorsque la conclusion survient on ne peut s'empêcher de ressentir une pointe de frustration.
Fracking Fluid Injection est certainement l'autre morceau qui aura focalisé l'ire des critiques superficielles. Il faut bien reconnaître que pour l'oreille inattentive, c'est un chemin de croix. Mais pour celui qui accepte de s'y plonger, il y a ici un formidable travail sur la spatialité de la musique. La répercussion des sons créant un champ auditif de plus en plus vaste et hypnotique. Encore de l'ambient exigeante mais miraculeuse. Comme The Height of Summer concluait Tomorrow, In A Year avec la chanson la plus « normale » de tout le disque, Ready To Lose est le moment le plus classique de Shaking The Habitual. C'est un morceau simple et attachant, qui pourrait surgir de n'importe quel album précédent de The Knife. Il ne possède pas la même beauté extatique que The Height of Summer, qui demeure le sommet pop méconnu du duo, mais c'est une manière de terminer sur une note à la fois accessible mais toujours revendicatrice.
Car, si je n'ai pas à nouveau insisté sur la portée politique de la démarche musicale et surtout des paroles, il ne faut jamais la perdre de vue (ou plutôt d'ouïe). Elle s'accompagne de slogans évidents, comme le déjà fameux « End extreme wealth now », qui appelle à une répartition plus juste des richesses. The Knife multiplie les chevaux de bataille, de la théorie du genre où les sexes sont indifférenciés, en passant par le droit au logement, tout pourrait se résumer à un désir d'égalité à tous les niveaux de la société. Égalité des orientations sexuelles, égalité des possessions, égalité des droits, égalité des possibles, surtout l'égalité des choix. A chacun son histoire, son parcours, sa place dans le monde, sans les entraves sociales habituelles. De l'utopie sans niaiserie à mi-chemin entre l'art contemporain et la musique pop.
C'est un album qui réclame de l'attention et du temps, ce que le public et la critique actuels ne semblent pas prêts à lui accorder, un événement (musical ou non) chassant l'autre parfois en moins d'une journée. Le web bruisse déjà pour bien d'autres choses plus ou moins insignifiantes (le plan marketing de Daft Punk, le vrai-faux album de Jai Paul, le groupe tendance de la semaine oublié celle d'après, les festivals estivaux...). C'est à l'histoire de faire le tri. Silent Shout, aujourd'hui considéré comme un classique, passa aussi un peu inaperçu au moment de sa sortie.
Concert - Paris - Cité de la Musique - 4 mai 2013
Pour illustrer un tel disque et amplifier les revendications, il fallait des concerts à la hauteur. Ils le sont largement, proposant un happening situationniste drôle et engagé. Une manière de questionner la nature du spectacle tout en faisant danser le public. Ici, le playback est surjoué, avant d'être totalement admis, pas d'hypocrisie et un large tonneau d'ironie déversé sur toutes les stars qui prétendent danser et chanter en même temps. Les clichés d'un concert pop sont déconstruits, transformant l'expérience en réflexion ludique qui invite autant à réfléchir qu'à bouger nos corps comme bon nous semble. Avec ses chorégraphies amateurs, ses ruptures de tons et son énergie communicative, le groupe secoue effectivement nos habitudes scéniques. C'est définitivement punk, gentiment élitiste et provocateur, tout en restant unique en son genre.
Quelques parties vocales sont interprétées en direct, comme pour Wrapped Your Arms Around Me, d'autres morceaux sont adaptés pour le concert, tel le final dantesque sur Silent Shout, une majorité d'entre eux sont repris à l'identique depuis l'album, avec un son qui défrise. Quand il s'agit de la rythmique de Full of Fire, qui devrait être classée au patrimoine de l'UNESCO, cela ne présente vraiment aucun problème. Et même lorsque le groupe quitte totalement la scène pour Networking, il laisse des jeux de lumières accompagner une musique de toute façon impossible à reproduire en live. On se retrouve si décontenancé qu'on finit par se demander si Karin et Olof sont bel et bien présents et s'il ne se cachent pas derrière les tables de mixage à l'arrière de la salle. Une possibilité hautement envisageable. C'est aussi une manière de prendre à contre-pied ceux qui viennent aux concerts pour entendre les chansons jouées de façon identique au disque.
On peut regretter que la démarche ne soit peut-être pas mieux explicitée, que des slogans ou des paroles ne soient pas projetés, histoire d'aider la compréhension de ceux qui ne connaissent pas bien les manifestes joints à Shaking The Habitual. The Knife suppose probablement que les spectateurs prêts à acheter des places pour leurs concerts sont au courant des moindres détails de leur parcours et de leurs discours. Au vu des hauts cris poussés par certains, le groupe a sans doute été un peu présomptueux. Ou pas. Car le duo se doute bien qu'on ne rue pas impunément dans les brancards. Bousculer les habitudes ne se fait pas sans casse. Pour une majorité conquise, il y aura toujours des déçus. On invite ceux-ci à repenser leur rapport à l'industrie musicale et à son expression scénique. Le show offert par The Knife leur paraîtra nettement plus clair et appréciable. Dommage, simplement, de ne pas savoir goûter l'immédiateté d'une musique qui donne envie de danser, quel que soit le contexte. |
The Knife - Shaking The Habitual
(1/2)
C'est un disque de punk électronique. Pour le comprendre il faut dépasser l'idée que la musique punk ne consiste qu'en trois accords joués très vite pendant trois minutes maximum. Le punk c'est aussi une esthétique, une politique et surtout une provocation. De sa pochette hideuse à sa musique aliénante, Shaking the Habitual est un grand disque punk. Les slogans s'affichent, se hurlent, se dissimulent dans les grincements, les sifflements et l'accumulation de sons parfois horribles. A chaque morceau son univers et ses revendications, presque tous les thèmes majeurs qui secouent nos sociétés occidentales sont passés en revue. Avant d'être un album fleuve, le nouvel opus de The Knife est un manifeste, un peu situationniste sur les bords, franchement énervé, et en même temps doucement accueillant, profondément onirique, ou plutôt cauchemardesque.
C'est aussi une synthèse de leur parcours, pas vraiment un aboutissement, le côté fourre-tout rappelant parfois Sandinista! de The Clash et son abondance pas toujours maîtrisée. On retrouve ici les rythmes (sur percussions live) de Deep Cuts, les atmosphères ténèbreuses et iconoclastes de Silent Shout et surtout les expérimentations ambient de Tomorrow, In A Year. On sait que le duo a hésité à changer de nom devant cette évolution que certains jugeront radicale, voire rédhibitoire, avant de bien vite se raviser et d'admettre que tous les artistes ont le droit, et peut-être même le devoir, d'évoluer avec le temps, avec leurs envies, avec leurs préoccupations.
Bien sûr, ceux qui aimaient le The Knife pop et dansant, celui des "tubes", vont probablement tomber de très haut. Pour beaucoup, même les fans, les 19 minutes de dark ambient de Old Dreams Waiting To Be Realized, pile au milieu du disque, seront insoutenables. Il faut avouer que l'attention de l'auditeur est mise à rude épreuve, surtout si on n'a pas l'habitude du genre. Un peu avant la conclusion, les 10 minutes de bruit sifflant de Fracking Fluid Injection resteront aussi dans les annales des morceaux zappés par presque tout le monde (rejoignant ici le Revolution 9 de l'album blanc des Beatles).
Pourtant l'or et les diamants sont partout et pas forcément dans leurs oripeaux les plus complexes. Il faudra dépasser le stade de quelques premières écoutes exigeantes. Mais il est difficile de résister à la splendeur de Wrap Your Arms Around Me ou à l'intensité de A Cherry On Top, sans parler de l'hymne sans concession qu'est Full of Fire. Direct au cœur, direct aux tripes. Avant même de réfléchir au(x) message(s), avant de s'extasier sur les arrangements, sur la complexité folle de la production, sur la fausse simplicité d'une musique mûrie durant sept années. C'est le jardin du bruit et des délices, fusion de mille et un genres dans un son néanmoins immédiatement reconnaissable (ces fameuses percussions, les voix multiples de Karin).
Oui, c’est un disque volontairement déplaisant, qui cherche la confrontation, oui c’est le fameux « magnum opus » que presque tous les artistes majeurs et novateurs se doivent de signer. Ce n’est probablement pas celui qu’on écoutera le plus, mais c’est peut-être celui vers lequel on reviendra le plus souvent avec curiosité. On ne cessera de le redécouvrir, de l’aimer et de le haïr. Mais on ne sera jamais indifférent et c’est déjà bien davantage que ce que la majorité de la musique actuelle nous propose.
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Marnie Stern - The Chronicles of Marnia
Il est de ces albums qui font du bien. Pour différentes raisons, quasi infinies. Certains auditeurs ont parfois besoin de douceur, d’autres de violences, de mélodies ou de bruits, de choses simples ou compliquées, rassurantes ou inquiétantes. Mais voilà, certains disques offrent davantage que d’autres. Dans la tradition des œuvres électrisantes qui font surgir le soleil même en pleine nuit, The Chronicles of Marnia, quatrième opus de Marnie Stern, déboule comme un chat fou dans une volière.
Marnie Stern on la connaît pour son intraitable jeu de guitare. Comme on dit, c’est une « shredder », si vous ne connaissez pas le terme, pensez à Van Halen. Voilà. Jouer le maximum de notes à toute vitesse, plingplingpling et taper les cordes, plongplongplong, et hop, on remet ça, et ça défile et ça dérouille. Si vous deviez choisir du Marnie Stern à Guitar Hero vous y perdriez probablement une main. Très techniques, cataclysmiques et fouillis, ses précédents albums ne manquaient pas de charmes, en particulier grâce à la personnalité de miss Stern, drôle et attachante, avec sa voix de gamine exaltée.
L’évolution pressentie sur son précédent effort atteint son apogée avec The Chronicles of Marnia. Son rock un peu mathématique se laisse séduire par la pop qui fait des bulles. Le résultat, toujours très dense, prend une immense respiration par la grâce d’une production plus ample et des mélodies abondantes. Les gimmicks s’enchaînent, les refrains jaillissent et s’accrochent à nos oreilles pour ne plus les quitter. Dès la première écoute c’est le coup de foudre. De surcroît, comme son titre et sa pochette l’indiquent, c’est un disque qui a de l’humour.
C’est un album extrêmement accessible et en même temps totalement dingue. Avec plein de trucs bizarres qui bondissent d’une enceinte à l’autre, puis là un chant improbable et cette guitare épileptique qui serpente partout. Souvent, on pense aux méconnus Life Without Buildings. Mais en plus fun. Est-ce épuisant ? Probablement, car l’hyperactivité ne se relâche jamais. Heureusement, avec dix morceaux en un tout petit peu plus d’une demi-heure, The Chronicles of Marnia a bien conscience des limites de son auditoire. D’ailleurs la chanteuse lève un peu le pied dans la dernière ligne droite, avant, bien sûr, de franchir l'arrivée la tête haute et le triomphe peu modeste. « Hell Yes » que cela se nomme, et c’est exactement ainsi qu’on résumerait notre expérience. Oh bon sang de bonsoir ! Que c’était bien. D’ailleurs, hop, on remet ça ! |
David Bowie - The Next Day
Oui, je l’avoue, j’ai mis longtemps à apprécier David Bowie. Je viens d’une génération pour laquelle le bonhomme était avant tout un opportuniste malin. Une carrière prolifique et éclectique bâtie sur sa capacité à vampiriser les tendances musicales de son époque. Chose qu’il est idéalement parvenu à accomplir durant les triomphantes 70’s, où il fut au sommet de son art. Un art de l’imitation et du recyclage. Si j’appréciais certains morceaux ici et là, Bowie ne pouvait être à mes oreilles que l’ombre de Lou Reed, Iggy Pop, Marc Bolan, Brian Eno, Kraftwerk, Trent Reznor, la liste est longue…
C’est avec l’âge que j’ai appris que l’originalité à tout prix n’était pas essentielle et qu’il y a une certaine gloire à singer avec talent. Surtout, Bowie a popularisé des genres et des artistes parfois obscurs et il faut bien lui reconnaître un grand sens du spectacle. Une rock star, donc, en chair et surtout en os. Doté d’un indéniable flair et d’une capacité assez impressionnante de renouvellement et d’adaptation. D’où le surnom parfait de caméléon. Aujourd’hui, j'avoue sans mal adorer au moins la moitié de sa production des années 1970.
Après une décennie de silence et de multiples rumeurs plus ou moins funestes, The Next Day était inespéré. Mais, plus surprenant encore, c’est un album qui reprend les choses là où la carrière quasi parfaite de l’artiste a commencé à dévisser. C’est-à-dire après ses chefs-d’œuvre de la trilogie berlinoise (Low, Heroes, Lodger) et Scary Monsters. Par bien des aspects, et surtout son côté brutalement rock’n’roll, The Next Day rappelle ce qui est quasi unanimement considéré comme le dernier grand disque de son auteur.
C’est une musique en forme de bilan de santé et de revanche. Même si les thèmes abordés parcourent toute la carrière de Bowie, leur présentation se rêvet presque intégralement des oripeaux du pop rock le plus classique. Les expérimentations de la période berlinoise ne se font entendre que par rapides échos. Néanmoins, la qualité des compositions, l’énergie de leur interprétation, presque enragée par moments, en font le meilleur album du Thin White Duke depuis le fameux Scary Monsters.
Oui, les atmosphères d’Outside étaient séduisantes, mais le disque, sur sa durée, se perdait en digressions assez inutiles que peu écoutent encore aujourd’hui. The Next Day est cohérent, bien qu’un peu monotone, surtout dans sa seconde moitié. On en vient à regretter qu’un autre slow comme Where Are We Now (premier extrait dévoilé et absolument pas représentatif) ne vienne briser la déferlante. Mais il ne faut jamais perdre de vue l’essentiel : les chansons sont vraiment bonnes et parfois même excellentes (The Next Day, The Stars (Are Out Tonight), Valentine’s Day, If You Can See Me, How Does The Grass Grow). A présent, le compositeur se contente de s’imiter lui-même et on ne lui réclame pas davantage.
Au final, Bowie revient quasiment là où tout a commencé : en imitant Scott Walker. Heat, la chanson qui conclut The Next Day rappelle bien sûr The Electrician des Walker Brothers. Scott Walker, celui qui a failli être Bowie à la place de Bowie. Et ici c’est 1978 à nouveau, là où le temps s’est arrêté. The Next Day s’écoute avec un immense plaisir et réconcilie avec un artiste désormais indéboulonnable mais qui n’avait pas été à ce point enthousiasmant depuis bien des décennies. C’est aussi, ironiquement, une réponse virulente à la chanson des Flaming Lips : Is David Bowie dying ?. Non, loin, de là, il est vivant. Et il compte bien le rester demain, et le jour d’après, et le jour suivant… |
The Knife - Full of Fire
L’indifférenciation des genres n’est pas un thème nouveau chez The Knife, du sublime clip de Pass This On au traitement de la voix de Karin Dreijer Andersson, tantôt féminine tantôt masculine, leur univers est fondé sur ce flou sexuel. On peut même aller plus loin en rappelant leur opéra électronique, Tomorrow, In A Year, dédié à la vie et à l’œuvre de Charles Darwin. Obsédés par l’évolution naturelle, sociale, technologique et musicale, The Knife n’ont jamais été aussi directs que dans les paroles et le clip du premier extrait de leur nouvel album. Durant les sept années qui séparent Silent Shout, chef-d’œuvre absolu et peut-être disque le plus important de ce début de siècle, de Shaking The Habitual, il y aura donc eu cette collaboration consacrée à Darwin, ainsi que le projet solo de Karin, le presque aussi essentiel Fever Ray. Mais le retour en bonne et due forme de The Knife en avril prochain, au fil d’un double album de près de deux heures, est un événement qui dépasse le cadre de la musique. De sa pochette à son titre en passant par les notes d’intention, Shaking The Habitual intègre une dimension politique et revendicatrice nettement plus évidente que par le passé. En adoptant une esthétique punk, en proposant comme premier single le morceau le plus musicalement agressif de leur carrière, le duo ne laisse aucune ambigüité. Ca va faire mal.
Secouer les habitudes. A tous les niveaux. D’où ce clip mis en scène par une esthète du queer, où les hommes et les femmes s’habillent de la même manière, où les corps portent leur androgynie comme un étendard. Dans une société parfaitement réglée, le petit déclic qui bouleverse n’est jamais loin. Tout peut basculer grâce à un détail, une personne, une parole. Et derrière résonnent les slogans de Full of Fire :
« Sometimes I get problems that are hard to solve
What’s your story?
That’s my opinion
Questions and the answers can take very long
Here’s a story
What’s your opinion? »
Politiquement, la chanson semble s’adresser aux partis libéraux Suédois.
« Liberals giving me a nerve itch »
Mais le thème principal revient vers les bouleversements des cadres sexuels
« Not a vagina,
it's an option
The cock
had it coming »
« Let’s talk about gender, baby,
let’s talk about you and me »
Et un cri du cœur à reprendre en chœur :
« When you’re full of fire,
what’s the object of your desire? »
Le monde de The Knife est peuplé de masques, de monstres, de corps mouvants et indistinct. Le désir glacé ou brûlant fait tourner cette planète en un grand maelstrom des êtres, échappant à toutes les règles et à toutes les conventions. Plus proche du fantastique sur Silent Shout, leur univers revient percuter notre réalité avec toute sa puissance évocatrice. La musique est à l’image des revendications, avec une house brutale et acide, qui cogne et crisse dans les enceintes, les basses sont profondes, les mélodies stridentes, les paroles scandées. Pourtant, grâce à la voix de Karin et aux arrangements nettement plus subtils qu’il n’y paraît, Full of Fire se fait accessible, obsédant, hypnotisant, puis indispensable. Une manière d’annoncer un album coup de tonnerre qui en laissera plus d’un K.O. debout. Une révolution est en marche. |
The Perks of Being a Wallflower - Soundtrack
Encore une bande originale de film sous forme de compilation de tubes ? Oui et non. Oui, car, au moins pour l’amoureux de musique, la majorité des morceaux proposés ici sont de grands classiques, des incontournables, voire même des scies en bonne et due forme. Non, car on n’est pas ici dans le robinet à soupe largement ouvert sur les radios et les chaînes de télévision les plus écoutées et regardées par la jeunesse à la dérive. Exceptionnel et attachant Teen Movie, Le Monde de Charlie doit en partie sa réussie à ses choix musicaux presque sans faute. Machine temporelle qui nous projette au début des années 90 quand le rock indépendant effectuait sa première révolution, le film s’appuie sur les hymnes d’une génération. Comme mentionné précédemment, l’amateur éclairé possède déjà toutes ces chansons dans sa discothèque, sous une multitude de formats plus ou moins surannés. Mais, et c’est là le principal intérêt de ce disque, Le Monde Charlie touche les adolescents d’aujourd’hui, ceux des années 2010, pour lesquels Sonic Youth, The Smiths et New Order ne sont pas des compagnons de chambrée. Ainsi, au-delà des images, cette compilation remplit tout autant son rôle en devenant une indispensable introduction aux classiques d’une époque. Pour beaucoup d’ados, on le souhaite, ce sera une porte d’entrée vers des discographies vitales.
Ce ne sont pas pour autant les morceaux attendus qui sont cités et le choix s’est porté vers des chansons connues mais pas systématiquement les tubes. Temptation au lieu de Blue Monday pour New Order, logique par rapport à l’histoire du film. Dear God, période Skylarking de XTC, et mille fois supérieur à l’usé jusqu’à la corde Making Plans For Nigel. Pearly-Dewdrops’s Drops des Cocteau Twins pour changer de Lorelei. Asleep des Smiths, loin d’être la plus fameuse, mais élément-clef du roman et par suite de son adaptation cinématographique. Et plein d’autres splendeurs de formations essentielles et encore trop méconnues du grand public : Tugboat de Galaxie 500, Teenage Riot de Sonic Youth, Come On Eileen des Dexys Midnight Runners. Ces derniers sont en effet présents avec leur seul et unique tube, que tout le monde ou presque connaît, mais c’est peut-être la porte ouverte à une réhabilitation sans cesse repoussée. Sans oublier le Heroes de David Bowie, dont on a peine à croire que les protagonistes du film ne connaissent pas l’existence.
La note maximale alors ? Non. D’une part à cause de quelques choix plus discutables (Low de Cracker, sérieusement ?). Et ensuite une omission impardonnable : Pretend We’re Dead de L7, longuement entendu dans le film et absent ici. Un crime tant L7 fait partie des groupes les plus mésestimés de la période. Libre à vous d'user de la technologie moderne pour ajouter la chanson et obtenir ainsi un album cinq étoiles. Et surtout que cela ne vous empêche pas de recommander cette BO exceptionnelle autour de vous, en particulier auprès de personnes qui ne connaissent pas ou peu cette époque. Imaginez, à présent vous pouvez convaincre votre petite sœur accro de Rihanna et de One Direction d’écouter du Sonic Youth, juste parce que c’est la musique du super film avec Hermione dedans. Le bonheur, non ? |
Blue Hawaï - Untogether
Découvrir que Blue Hawaï partage le label de Grimes ne sera une surprise pour absolument personne. Untogether c’est un peu la version adulte de Visions, avec une voix qui n’est plus celle de votre petite sœur en train de jouer avec le micro fourni avec Sing It. Pour la musique c’est aussi assez similaire, même si plus évident que chez Claire Boucher. Plus facile à écouter, la musique de Blue Hawaï est aussi plus classique et probablement plus plaisante, même si l’album manque d’un single aussi dévastateur qu’Oblivion. Le jeu des comparaisons est inévitable et très réducteur. On pourrait tout autant évoquer Braids, car il s'agit ici du projet parallèle de la chanteuse de ce superbe groupe. Il y a pourtant de quoi s'enthousiasmer sans crainte, pour preuve l’excellent enchaînement entre In Twow et In Two II et son gros rythme bien dansant. Ce qui frappe évidemment c’est la production, travaillée dans les moindres détails et qui sollicite les effets stéréo jusqu’au vertige. Niveau chansons, de Try To Be à Yours To Keep, on ne manque pas de compositions remarquables. Sur la durée, Untogether s’épuise un peu, c’est d’ailleurs ce que j’écrivais aussi à propos de Grimes, comme quoi, on y revient toujours. Reste malgré tout un très bon album pour qui aime sa pop électronique joliment interprétée et non dénuée d’ambitions. |
Foxygen - We are the 21st Century Ambassadors of Peace & Magic
C’est le sketch de ce début d’année. Un album qui sonne, oh miracle, exactement comme en 1968. Hop, on dirait un vieux Beatles, bon, sans les chansons géniales, hein. Un truc psychédélique un peu rock mais pas trop, comme le fameux disque des Rolling Stones, là, que personne n’écoute. Pire que le Tame Impala, encore plus dans l’imitation, sans rien d’autre que ce mimétisme qui fait passer le caméléon pour un éléphant dans un magasin de porcelaine. Le petit monde de la critique entre en schisme. Beaucoup aimé ici ou conspué là, avec des arguments relativement valables dans les deux cas. Après tout, c’est juste de la pop insignifiante et rigolote, on pourrait s’en tenir là. D’autres soulignent que la seule ambition du groupe c’est d’avoir des Limousines et des groupies. C’est plutôt un bon point, quand on y pense. Ce qui fait le plus mal à Foxygen c’est le simple constat qu’on peut tout simplement écouter les disques des années 60, dont on est loin d’avoir épuisé tous les chefs-d’œuvre, sans avoir besoin de s’enfiler cette falsification.
Applaudit-on à tout rompre les faussaires qui parviennent à reproduire la Joconde pour le besoin de je ne sais quel poster ? Bon, là, c’est pareil. N’étant pas un chantre de l’originalité à tout prix, j’aurais passé l’éponge si les chansons étaient réussies. Franchement ce n’est pas une catastrophe à ce niveau-là, mais c’est sans génie, sans idée, tout sonne comme mille et une autre mélodies qu’on a déjà entendu mille et une fois. Il faut vraiment être en manque, avoir épuisé tout ce qui se faisait de bien en pop-rock dans les 60’s et les 70’s pour se jeter comme un affamé sur Foxygen. C’est la même chose que de craquer pour la barre Mars du distributeur sur le quai du métro quand on est à deux stations du grand restaurant. Dans le même genre et si vous tenez absolument à écouter des disques d’aujourd’hui qui sonnent comme hier, impossible de ne pas préférer le dernier Unknown Mortal Orchestra, par exemple, moins poseur et nettement plus touchant
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My Bloody Valentine - mbv
Le nouvel album de My Bloody Valentine n’est même pas sorti depuis une semaine que déjà tout a été écrit à son sujet. Du plus absurde (chez des guignols qui comparent le groupe à Beach House) au plus touchant. Pour résumer brièvement, lisez donc ces trois articles : un sur l’avant, un sur le pendant, et un sur l’après. Pourquoi est-ce un tel événement ? Si vous connaissez un minimum l’histoire du rock, pas la peine de vous faire la leçon. Pour les autres rappelons juste que nous avons attendu mbv pendant 22 ans. Oui, plus de deux décennies pour entendre la suite de Loveless, l’un des albums les plus importants de la musique populaire de la fin du siècle dernier. Kevin Shields, la tête pensante de My Bloody Valentine, avait à l’époque délivré un disque qui ne ressemblait à aucun autre, inventant un son que beaucoup ont essayé d’imiter sans jamais pleinement le comprendre.
L’expérience de Loveless est une chose fort particulière, que l’on peut ressentir à n’importe quel moment, que ce soit la première ou la centième écoute, qu’on soit en 1991 ou en 2013. Pour moi cela se résume en dix secondes. Celles qui ouvrent Only Shallow et donc le disque. En fait, ce sont même quatre secondes. Ce tac-tac-tac-tac de batterie, un son familier des années 80 qui venaient à peine de s’achever. Et soudain la révélation, un instant définitivement unique, quand le maelstrom sonore vient nous percuter. On n’avait jamais entendu cela. Ironiquement, sur mbv, il faut attendre le tout dernier morceau, Wonder 2, pour retrouver cet émerveillement originel.
Alors oui, c’est bien de My Bloody Valentine qu’il s’agit avec cet opus si longtemps espéré. On reconnaît sans mal le son, entre marasme et précision, on retrouve les voix de Shields et de Bilinda Butcher. It’s yesterday once more. Et on aurait tort de souhaiter une extase du même niveau que Loveless. Une suite tout aussi radicalement novatrice était impossible à enregistrer, et on imagine que Kevin Shields a mis 20 ans à l’accepter. C’est donc un « simple » recueil de chansons dans la veine de Isn’t Anything (un peu) et de Loveless (beaucoup). Répétons-le pour être débarrassé, non, rien ici, que ce soit à la première ou à la quinzième écoute, n’est du niveau du chef-d’œuvre passé. Si vous espérez voguer sur les ondes flottantes de To Here Knows When, être aspiré par le vortex de I Only Said, surfer les vagues de mutilation de Blown a Wish ou danser sur la queue de la comète Soon, je ne peux que vous recommander de faire l’acquisition de la version remasterisée de l’album, sortie l’année dernière.
Ce n’est pas pour cela qu’il faut jeter mvb par la fenêtre, comme certains ont pu faire lorsque Bossanova succéda à Doolittle, par exemple. En deux décennies, on s’était préparé à une plus dure déception. Ici ce n’est pas vraiment le cas, c’est un bon disque, et même un très bon disque qui nous est proposé, en particulier dans sa seconde moitié. Les deux longues chansons situées dès l’entame, Only Tomorrow et Who Sees You, désamorcent tout de suite la tension. Il va falloir y aller tranquillement, après tout, on n’a plus 16 ans. C’est à la longue que leur beauté se dévoile, sans passer par la case de l’ébahissement instantané. Sur cette première partie d’album, il faudra revenir certainement pour dépasser le sentiment de confort cotonneux.
C’est avec la rythmique chaloupée de New You qu’on lève un sourcil interrogateur. Voilà autre chose. Une chanson simple, single évident, un rock qui groove, rejeton charmant des 90’s. C’est My Bloody Valentine, pour sûr, mais légèrement différent, suffisamment en tout cas pour justifier l’existence de mbv. C’est sur la trilogie finale que le projet prend tout son sens. Dévoilant les velléité les plus bruitistes du groupe, ces ultimes morceaux rappellent que le Shoegazing n’est pas de la Dream Pop et qu’on est ici plus proche du Noise, voire de l’Industriel. Après cette phrase qui n’amusera que les chantres des étiquettes, disons-le clairement, c’est magnifique et bruyant comme à la grande époque. Avec un instrumental aliénant à souhait qui s’efface au profit de ce fameux Wonder 2 et son réacteur d’avion au décollage.
Pour les quelques inconscients qui iront affronter le groupe sur scène, et auxquels on rappelle l’usage obligatoire des boules Quiès, ils reconnaîtront probablement là le point culminant de leur chemin de croix. Déchaînement infernal de guitares, de claviers, de rythmes issus d’une vieille compilation de Drum’n’Bass, cette conclusion est bien à la hauteur de ce qu’on imaginait. C’est My Bloody Valentine à son zénith, abrasif et mélodique, sculptant dans le chaos une musique futuriste et sublime. Il est temps d’oublier la légende et de revenir à la réalité. Le disque le plus attendu de l’histoire du rock est arrivé, ce n’est ni un chef-d’œuvre, ni un ratage, il s’inscrit avec évidence dans une discographie on ne peut plus brève. Espérons qu’à l’instar de Terrence Malick reprenant du service avec La Ligne Rouge, 20 ans après Les Moissons du Ciel, mbv annonce la seconde carrière de Kevin Shields. Non, ce ne sera jamais plus Loveless, il n’y a qu’un Loveless c’est bien connu, mais le futur n’a rien perdu de ses promesses. |
Anaïs Mitchell & Jefferson Hamer - Child Ballads
Cultivons-nous un instant en rappelant en quoi consiste le recueil Child Ballads. Il s’agit de 305 ballades d’Angleterre et d’Ecosse, ainsi que leurs variantes d’Amérique, regroupées par Francis James Child à la fin du XIXe siècle. Pour le reste et les détails, Wikipedia le raconte mieux que moi. Ce qui nous concerne ici c’est l’influence de ces textes sur la musique folk et le fait que de grands noms sont allés y piocher nombre de chansons. De Joan Baez à Pete Seeger en passant par les Fleet Foxes, il s’agit presque d’un passage obligé. Ce n’est donc absolument pas une surprise de voir Anaïs Mitchell, l’une des artistes majeurs du genre, offrir un album complet issu du recueil. En collaboration avec son ami Jefferson Hamer, elle apporte son inimitable voix et son sens mélodique à sept longues compositions dans la plus pure tradition. Moins novateur que ses deux précédentes réussites, Hadestown et Young Man in America, Child Ballads séduira sans mal tous les amoureux du folk le plus classique et le mieux ciselé. C’est une merveille d’harmonies et d’arrangements tous plus cristallins les uns que les autres. Un album simplement agréable, une musique chaleureuse et rassurante, oui, parfois cela fait du bien. |
Unknown Mortal Orchestra - II
C’est un album embrumé. Un album de survivant aussi. Un album de drogués, bien sûr. Où tout sonne comme le I’m So Tired des Beatles. La production est flottante, nuageuse, les sons traversent les rideaux de fer et les murs capitonnés pour arriver jusqu’à nous. Les compositions semblent suivre le même ordre d’idée. La première moitié de l’album ne recèle que des pépites, de vrais petits chefs-d’œuvre à l’image de la mélodie de Swim and Sweet ou du sommet qu’est The Opposite of the Afternoon. Puis tout finit par glisser dans une lente décadence. Langoureuse, plaisante, qui s’enlise en douceur dans le lointain solo de No Need For a Leader ou la jam de Monki. Ruban Nielson, le démiurge de Unknown Mortal Orchestra affirme avoir essayé toutes les drogues existantes entre la sortie du premier album du groupe et cette suite. Bien sûr, cela s’entend. Et pas seulement dans le son comateux, mais bien aussi dans les textes paranoïaques, maniaco-dépressifs et parfois déliquescents. Pourtant c’est un disque où transparaît une ineffable joie, comme la lumière du soleil filtrant à travers le brouillard matinal. C’est du psychédélisme lo-fi, un arc-en-ciel monochrome. Très attachant. |
Mountains - Centralia
Mountains. Montagnes. Voilà, tout est dit. Ou presque. C’est un groupe qui fait de l’ambient. Vous savez que je suis très partial à ce genre qui ne fait pourtant pas l’unanimité. Après tout c’est de la musique minimale, répétitive, faussement simple, dont le but principal est de créer une sensation, de laisser filtrer de grandes émotions avec très peu de choses. Nostalgie, effroi, paix, émerveillement, tristesse, joie, rêves et cauchemars. Les plus grandes partitions ne tiennent parfois vraiment qu’à quelques notes (le Music For Airports de Brian Eno, pierre angulaire).
Le duo New-Yorkais de Mountains offre une musique aussi puissante et évocatrice que son patronyme le suppose. Massif et ciselé à la fois, gigantesque, ample, leur son se battit dans des durées épiques. Pour preuve le plat de résistance Propeller, 20 minutes d’ascensions, de stagnations, de descentes, de remontées, un univers en expansion. Centralia s’étend ainsi sur plus d’une heure où l’électronique percute les oripeaux du rock (la guitare électrique démentielle de Liana). C’est le spectre de Popol Vuh composant pour Werner Herzog qui hante ces morceaux. Ici des cordes majestueuses (Sand), là une guitare acoustique lancinante (Identical Ship), partout des idées, des détails.
Bien sûr, on apporte ici une grande partie de soi. Les paysages mentaux que vous dessinerez à partir de cette musique vous appartiennent intimement. Mais en tant que déclencheur, il s’agit ici d’un accompagnement de choix. Il faudra encore du temps et de nombreuses écoutes pour en être sûr, mais on tient sans doute un chef-d’œuvre du genre. |
Yo La Tengo - Fade
Cette
année c’est donc au tour de Yo La Tengo
d’être dépoussiéré
et redécouvert. A l’instar d’autres
groupes à la production constante et consistante, Yo La
Tengo fait partie du paysage du rock indépendant. Ils sont
là, c’est bien, c’est rassurant. On a
même oublié à quels points leurs opus
les plus réussis ont pu compter en leur temps. La sortie de Fade,
probablement leur meilleur effort depuis And
Then Nothing Turned Itself Inside-Out, voire
depuis leur fameux chef-d’œuvre I
Can Hear The Heart Beating As One, est
l’occasion de rendre justice à presque trois
décennies de carrière.
Le son de Yo La Tengo est aisé à
définir et en même temps d’une grande
richesse : c’est le son de l’indie rock.
Voilà. Avec tout ce qu’une telle qualification
peut supposer. Mais vous êtes certain de trouver exactement
ce que vous serez venu chercher au sein de Fade.
Les guitares électriques et acoustiques qui se partagent
l’affiche, les morceaux qui bougent, les ballades qui
s’étendent, du dépouillement et des
orchestrations symphoniques. Et surtout, oui, surtout un sens
mélodique ouvragé au fil des ans, une classe
supérieure dans le songwritting qui tranche
immédiatement avec le tout-venant. Une manière de
reprendre, encore et encore, la couronne du genre. Le rock
indépendant se définit par Yo La Tengo, comme il
a pu se définir par les Pixies (en version excessive) ou par Pavement (en version lo-fi). Ici
c’est le sillon apaisé et accessible, pas moins
indispensable. |
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