Tout ce que vous avez pu
lire sur cet album est vrai. Que c'est l'un des plus grands disques du 20e siècle. Que
c'est l'un des plus sous-estimés (mais la vapeur s'est largement inversée ces derniers
temps). Qu'il n'a pas pris la moindre ride. Que ce mélange entre orchestre symphonique,
guitare acoustique, voix bouleversante, textes intenses, mélodies hors des modes et hors
du monde, que ce mélange n'est pas loin d'être unique dans l'histoire du rock. Que
Arthur Lee était un génie barré (forcément barré) digne de Brian Wilson, John Lennon,
Lou Reed et autres David Byrne. Que cette musique est aussi lumineuse que torturée,
qu'elle est un miracle permanent. Que jamais mélange des genres n'a été aussi naturel,
aussi délicat. Tout cela est vrai. Mais logiquement très en-dessous de la vérité, car
vous n'écoutez pas la musique en ce moment même. Et seul la musique peut exprimer ce
qu'est Forever Changes. Après des dizaines et des dizaines d'écoutes, on se rend compte
que l'on ne pourra jamais épuiser ce disque, on se dit qu'on l'aime de plus en plus et
que jamais un groupe n'a aussi bien porté son nom.
Cela débute sur les emprunts
hispanisants de Alone Again Or (la première des deux compositions de Bryan McLean) et
déjà on sait que cet album est "autre". Nous sommes en 1967. Love est le
premier groupe de rock multi-racial (Arthur Lee, un noir génie du pop-rock, cela allait
marquer les esprits), un groupe qui veut aller plus loin que tous les autres. Et qui y
parvient. Il suffit d'entendre le tranchant A House Is Not A Hotel enchaîné avec le
divin Andmoreagain, pour s'incliner, très bas, plus bas que cela encore ! Il n'y a bien
que le premier Velvet Underground (sorti la même année !) pour tenir tête à Forever
Changes. Mais il y a chez Arthur Lee, cette délicatesse dans la souffrance, cette poésie
qui se dégage de la moindre note, qui fait de Forever Changes, l'un des plus sublimes
albums des années 60, et certainement du siècle entier. Mais je radote.
Pas un seul morceau à jeter, tout est
parfait. Et il y a des sommets indépassables, comme le magnifique Old Man (de Bryan
McLean), le légendaire The Red Telephone (l'une des plus hallucinantes chansons du monde,
ah oui, il faut le dire). Live and Let Live, le magique The Good Humor Man He Sees
Everything Like This (et ces arrangements angéliques). Et puis un Bummer In The Summer en
avance de 30 ans. Et le final sur l'inqualifiable You Set The Scene (les 7 minutes les
plus courtes qui soient). Cet album écrase tout, il ne laisse rien aux autres. Si fragile
et si sombre, si léger et si fissuré, éternellement moderne. On pourra le comparer au
Paris 1919 de John Cale ou au Doolittle des Pixies, ces disques si complexes et pourtant
si évidents, des disques qui ne vieillissent pas, faustiens.
La récente réédition du
chef-d'uvre, en mid price, est impeccable (chez Rhino, of course). Le son est d'une
pureté irréelle, les bonus vraiment passionnants, le livret déborde d'informations et
de photos magnifiques. Il n'y a plus d'excuses, il faut posséder cet album dans sa
discothèque, dans toute discothèque. Si on a les Beatles chez soi, on ne peut pas vivre
sans Forever Changes. Si on n'a pas les Beatles, si on n'aime pas les Beatles, on va
adorer Love, car cela n'a rien à voir avec les Beatles, c'est autre chose, ce groupe est
unique, cet album n'a pas d'imitations. Car c'est un disque avec une ambiance, un désir,
une âme. Il n'y a pas deux âmes identiques. L'âme de Forever Changes est l'âme de la
musique que l'on aime.