Lorsque le meilleur réalisateur du
monde parle du plus mauvais que peut-il résulter d'autre qu'un chef-d'oeuvre ? Ed Wood est avec Vincent, Edward et Big Fish, le plus personnel des films de Tim Burton. Car, comme seuls
les génies savent le faire, Burton parle presque autant de lui que d'Ed Wood, et ce sans
pour autant vampiriser entièrement le film. Tour de force admirable qui éclipserait
presque la plus grande qualité de cette uvre exemplaire : son évocation sans
égale de la magie du cinéma. Edward D. Wood Jr. croit à la force du 7e Art comme un
enfant croit au Père-Noël, avec innocence, avec une conviction et un enthousiasme sans
faille. On pourrait parler d'aveuglement, je n'y vois que de l'enthousiasme. Ed Wood est
dans sa motivation même le plus parfait des metteurs en scène. Malheureusement il
n'avait quasiment aucun talent, du moins sa trop grande naïveté (innocence ?)
l'empêchait-elle d'appréhender le monde avec suffisamment de réalisme. Si pour lui 2
décors en carton, 3 figurants nullissimes et une vague trame d'épouvante à l'ancienne,
étaient suffisant pour sortir un film magnifique, cela n'était vrai que dans sa propre
imagination. Là réside l'énigme Ed Wood, il ne vivait que dans sa tête, incapable de
réagir dans le sens de la réalité extérieure. Ed Wood est donc exactement comme Pee
Wee, comme Bruce Wayne, comme Jack Skelington, comme Edward, comme Vincent, il vit dans un
monde de rêve, dans un univers en décalage, dans une dimension parallèle ; comme
presque tous les héros burtoniens Edward D. Wood Jr. "est d'ailleurs".
Mais si Ed Wood est un héros à part
dans l'oeuvre de Tim Burton c'est parce que c'est le plus réel de ses personnages de
rêves. L'histoire d'Ed Wood s'est réellement déroulée (enfin presque), c'est un film
biographique (j'allais dire historique, ce qui est en partie vrai). Les personnages d'Ed
Wood ont vraiment vécu il n'y a même pas 50 ans sur la même planète que nous. Certains
d'entre eux, telles Vampira ou Kathy Wood, sont encore là pour en témoigner. Car quand
on fait la somme des deux heures "aux frontières du réel" de cette biographie
hors du commun, une telle accumulation de personnages déjantés, pittoresques, bigger
than life, peut paraître totalement irréelle, surfaite, excessive. Mais non ! Thor
Johnson a vraiment existé ! Crisswell a réellement été un faux mage admiré ! Vampira
a vraiment fait les beaux jours des soirées épouvantes de la TV américaine (avant
qu'Elvira ne lui vole tout), etc... Ed Wood est un grand film réaliste surréaliste ou
l'inverse.
Les choix esthétiques de Burton sont
donc parfaitement compréhensibles. Un noir et blanc sublime (c'est toujours le génial
Stefan Czapsky qui tient la caméra) qui colle au désir de réalisme (on imagine mal un Plan Nine en couleur, et d'ailleurs il n'existe pas de témoignages en couleur de Bela
Lugosi). Une mise en scène virtuose mais discrète. Un soucis de reconstitution maniaque,
les films d'Ed Wood sont recréés avec une précision magique. De même pour les
personnages. On a largement souligné la performance hallucinante de Martin Landau en Bela
Lugosi (Oscar du meilleur second rôle ET Oscar des meilleurs maquillages, tout pour Bela,
quoi !), mais tous les autres interprètes délivrent des compositions anthologiques.
Johnny Depp est largement aussi formidable que Landau et le moindre second rôle est
décoiffant (Bill Murray en Bunny est inénarrable, Jeffrey Jones campe un Crisswell plus
vrai que nature, etc...). Il y a un soucis de perfection que l'on retrouve dans toutes les
uvres de Burton mais qui semble atteindre son apogée dans Ed Wood. Ce film fut
d'ailleurs le point de départ (avec The Nightmare Before Christmas il est vrai) de la
mode burtonienne qui bat toujours son plein en ce moment. Mieux vaut tard que jamais,
dirons-nous.
Si Ed Wood est un film aussi émouvant
c'est sans doute parce que Burton s'y délivre avec sa sincérité habituelle. Car c'est
toujours lorsqu'il expose ses sentiments au travers de ses histoires et de ses personnages
que Burton touche le plus. Rien n'est jamais "forcé" chez Burton, tout semble
en état de grâce. Et c'est particulièrement vrai dans Ed Wood. On a beaucoup dit que
Tim Burton c'était Ed Wood avec du talent. C'est un peu facile mais c'est très vrai. Les
similitudes entre les deux cinéastes sont légions. Même si jusqu'à preuve du contraire
Tim Burton ne porte pas les vêtements de Lisa Marie en cachette. Burton partage avec Ed
Wood le même enthousiasme face au cinéma. Pour preuve cette scène fantasmée et
fantasmatique dans laquelle Ed Wood rencontre Orson Welles, rarement on a eu l'impression
de toucher d'aussi près l'essence même de la magie du cinéma. Une rencontre de rêve
que seul le 7e art pouvait offrir, un bref dialogue aussi mythique que Dieu gravant les
tables de la Loi devant Charlton Heston, cette scène qui arrive à la toute fin du film,
et qui signe la déconnexion totale du réalisme pour la plongée complète dans
l'onirisme, semble être le point d'orgue, ce vers quoi toute l'histoire tendait. Ed Wood
est un film sur le Cinéma, et Orson Welles incarne le Cinéma mieux que personne, et
c'est donc le Cinéma lui-même qui s'adresse à un Ed Wood prêt à baisser les bras,
conscient pour la première fois de l'échec de sa carrière. Et le Cinéma lui dit : il
ne faut jamais baisser les bras. C'est très bête mais c'est ça la force d'Ed Wood : il
faut toujours y croire. Edward D. Wood Jr. revient alors gonflé à bloc sur les... enfin
le plateau de Plan Nine et achève le film avec panache. Suit alors une avant-première en
forme de sacralisation, de triomphe. Un pur fantasme. Car Tim Burton voit la vie en noir
et ne peut jamais sérieusement faire finir ses uvres de manière heureuse. Et la
bouleversante coda du film remet les choses dans l'ordre du réel. Ed Wood et ses
comparses restèrent des ratés oubliés par la gloire ou le succès. En choisissant de ne
montrer qu'un bref moment de la vie d'Edward D. Wood Jr., son moment de "grâce"
en quelque sorte, Burton a occulté toute la déchéance du personnage, période que
n'importe quel autre metteur en scène biographe (Oliver Stone par exemple) se serait fait
une joie de décrire dans ses détails les plus sordides. Non, Burton a évité aussi bien
la pathétique que le larmoyant. Son film jouant plus qu'habilement entre la noirceur et
le positif, mais finalement n'est-ce pas le cas de toutes ses uvres ?
On retient aussi d'Ed Wood le
parallèle entre l'amitié Wood/Lugosi et l'amitié Burton/Price. Et c'est fort juste. Les
scènes entre Ed Wood et Bela Lugosi tirent une grande partie de leur force de cette
référence. Deux jeunes cinéastes fans aveugles face à deux gloires vieillissantes et
oubliées du cinéma d'épouvante. Deux cinéastes qui offrent à deux ex-stars leurs
dernières apparitions pour le grand écran. Lugosi en figure divine dans Glen or Glenda,
Price en inventeur divin dans Edward, bien évidemment les ressemblances sont troublantes.
Ed Wood et Burton sont deux grands gosses cinéphiles face à leur idole. En résulte une
tendresse extrêmement touchante. Voir sur ce plan toutes les scènes où Wood prend soin
de son "ami Bela". La Magie du Cinéma c'est aussi cela, c'est la Magie de la
Star (qui n'est pas toujours aussi brillante une fois les projecteurs éteints mais qui
garde une aura unique). Johnny Depp traduit d'ailleurs de manière incroyable cet
émerveillement quasi enfantin face à son idole. "Ce film est pour Bela", c'est
clair, c'est évident, Ed Wood est altruiste, Ed Wood ne vit que pour ses passions, il se
détruit pour elles, il part dans tous les sens sans jamais savoir quelle est sa priorité
prioritaire. Il échoue d'ailleurs sur tous les plans. Il aime les femmes à la folie et
perd la pétulante Dolores, il adore le cinéma mais délivre navets sur navets, il
idolâtre Lugosi mais ne lui fournit que des rôles pathétiques. Burton dans le
retournement scénaristique final semble résoudre tous ces échecs en un clin d'oeil.
Malheureusement la réalité fut tout autre. Si, quand même, on peut noter que le mariage
entre Ed et Kathy fut une réussite indéniable et finalement c'est déjà beaucoup.
Ed Wood est un personnage fascinant, un
OVNI humain, un cinglé juste déjanté comme il faut pour être unique et attachant. Un
homme qui porte des vêtements féminins dans le but d'être plus proche des femmes qu'il
adore, ne peut pas être tout à fait mauvais. Quel concept magnifique ! Aimer tellement
les femmes au point de vouloir leur ressembler. Comme si Ed Wood avait trouvé la
meilleure manière d'exprimer la bisexualité naturelle de tout être humain. Mais cela
n'est pas le centre d'intérêt premier de Burton. Le goût du travestissement chez Ed
Wood est loin d'être le sujet central du film, heureusement, on évite le scabreux et le
grotesque. Non, les pulls angoras ne sont là que pour servir l'intelligence générale de
la biographie. Ils sont l'élément principal de la discorde entre Dolores et Ed mais ils
seront aussi l'élément qui liera définitivement ce même Ed et Kathy. Dans cette scène
merveilleuse du train fantôme où Ed Wood exprime sans détour sa tendance face à une
Kathy médusée mais pour très peu de temps. L'une des plus belles déclaration d'amour
de l'histoire du cinéma, carrément bouleversante.
Ed Wood c'est un peu le génie qui aurait raté le bon aiguillage, il a tout de
l'Artiste avec un grand A. Et en fait, il est le génie du Nanar avec un grand N, un
Artiste de la série Z. Car quand on met une telle conviction, une telle détermination à
pondre de pareils navets, ce n'est pas possible autrement, on était fait pour être un
génie de la nullité. Il en faut sans aucun doute, mais il faut aussi des génies
talentueux pour donner la postérité aux génies du nul. Ed Wood est un film de
sacralisation de l'erreur de casting, Ed Wood est l'histoire du génie sans talent (un
paradoxe digne d'un Gaston Lagaffe "héros sans emploi").
Peu de remarques techniques à formuler
sur Ed Wood le film. Il est produit par Touchstone, la filiale films live de Disney, qui
voyait fort mal le tournage en N&B. Important à noter quand même, vu que Burton est
plutôt un cinéaste Warner (mais on remarquera que le changement lui est toujours
extrêmement profitable). Il y a quand même une absence ENORME au générique d'Ed Wood,
celle de Danny Elfman, le compositeur alter ego. La raison de la brouille passagère entre
Elfman et Burton est toujours assez floue. On sait que cela provient probablement du
tournage de The Nightmare Before Christmas. Elfman ayant apparemment un peu trop
vampirisé le film (il a changé le scénario, rajouté des chansons, bref il a fait
presque plus de la moitié du métrage à lui tout seul, se fâchant franchement avec
Henry Selick). Mais en fait, la brève rupture entre Elfman et Burton était logiquement
nécessaire. Lorsque l'on a l'habitude de travailler toujours ensemble, il est parfois
fort bénéfique de faire une pause. Et c'est Howard Shore (le complice de toujours de
Cronenberg, quant à lui) qui assure l'intérim. Et il est important de noter que la BO d'Ed Wood ressemble fort souvent à une BO de Danny Elfman. Ne serait-ce que le thème principal.
Mais l'ensemble de la musique du film n'est pas transcendant, on reste bien souvent en
deçà des hauteurs habituelles du grand Danny. De plus Shore emprunte un grand nombre de
musiques qui ne sont pas de lui (le Lac des Cygnes qui était la BO du Dracula de
Browning, la musique originale des films d'Ed Wood, etc..), mais il faut remarquer que ces
emprunts sont fort bien utilisés. Les remarques sur le casting ont déjà été faites.
Je n'ai peut-être pas assez souligné les rôles féminins particulièrement réussis.
Bien sûr c'est principalement la géniallissime Sarah Jessica Parker qui crève l'écran
dans la première moitié du métrage, et Patricia Arquette est assez transparente en
comparaison (mais son personnage veut cela). Lisa Marie pour ses débuts sur grand écran
sous la direction de son mari est une Vampira plus vraie que nature, ressemblance
troublante et sans trucage.
En clair, Ed Wood est peut-être
techniquement le plus parfait des films de Tim Burton. C'est aussi le plus abordable pour
les réfractaires à son univers. Même si esthétiquement Ed Wood est moins
"excessif" que les autres Burton, il n'en reste pas moins extrêmement personnel
et d'une très grande richesse thématique et émotionnelle, ce qui est inhérent au
cinéma du grand Tim de toute façon. Ed Wood est un film qui s'inscrit
sans le moindre problème dans la filmographie de Burton et c'est principalement sa
superbe déclaration d'amour au Cinéma, un peu comme La Rose Pourpre du Caire était
celle de Woody Allen et La Nuit Américaine était celle de Truffaut. Ed Wood est
largement du niveau de ces deux autres références. Il en possède la passion et
l'émotion tout en préservant l'inimitable touche burtonienne. Pour certains, c'est aussi son dernier grand chef-d'oeuvre. Il marque en tout cas la fin d'une succession de classiques qui ont durablement défini le style du cinéaste. Burton a par la suite bien évolué, pour le meilleur (Sweeney Todd) ou pour le pire (Big Fish). Les nostalgiques citent Ed Wood comme la fin d'une époque, c'est justement faire peu de cas des réussites (souvent plus mineures) qui ont marqué les 20 années suivantes.
Ed Wood - un film de Tim Burton. Distribué par Touchstone Pictures. Produit par
Tim Burton et Denise Di Novi. Avec Johnny Depp, Martin Landau, Sarah Jessica Parker,
Patricia Arquette, Jeffrey Jones, Lisa Marie, Bill Murray... Musique de Howard Shore.
Montage de Chris Lebenzon. Décors de Tom Duffield. Photographie de Stefan Czapsky.
Co-produit par Michael Flynn. Producteur exécutif : Michael Lehmann. Ecrit par Scott
Alexander et Larry Karaszewski. Réalisé par Tim Burton. 1994. 134 min. |