A Man Called (E)
(1992)
E aux mains d'argent (texte de 2001)
Cet album pourrait être
sous-titré "musique inspirée par le chef-d'œuvre de Tim Burton". Affirmation
excessive, mais bien souvent la musique de E entre en résonance avec l'univers
de Burton de manière troublante. Fitting With The Misfits, Nowheresville... Et
surtout le dernier et plus beau morceau de l'album, You'll Be The Scarecrow.
Cela ne s'invente pas. A Man Called (E), comme toutes les premières œuvres
dignes de ce nom, est une profession de foi, et contient déjà tout l'univers de
son créateur, toute sa poésie, tout son génie mélodique, tout son cœur.
L'essentiel est là, il va être développé au fil du temps, avec l'expérience et
les aléas de l'existence. Mais voilà, dans A Man Called (E), tous les albums de
Eels sont déjà présents. Si la musique manque parfois de la folie, de la grâce
de Electro-Shock Blues ou de Daisies Of The Galaxy, toute la personnalité
"brisée" de E nous apparaît sur la très courte durée de cette lettre
d'introduction bouleversante.
Monsieur E (Mark Oliver
Everett) est né en 1963 en Virginie, un état du sud des USA, pas spécialement
réputé pour son anticonformisme (Nowheresville, Fitting With The Misfits...). En
1971, son père meurt et le jeune Mark Oliver sombre littéralement dans l'alcool
et la drogue (Hello Cruel World, I've Been Kicked Around, E's Tune...). Il
quitte l'école pour devenir pompiste. Mais le futur E ne rêve que de musique, il
devient critique amateur puis producteur. Il s'évade vers la Californie et
débute une nouvelle vie sous le nom de (E) (You'll Be The Scarecrow). Le reste
fait partie de l'histoire, même si l'on peut noter que ses deux premiers albums
solo ont reçu un excellent accueil critique mais sont passés totalement
inaperçus aux oreilles du public. Puis vinrent les Eels...
On le remarquera, A Man
Called (E), comme tous les albums de E en solo ou avec Eels, est entièrement
auto-biographique. Hello Cruel World est une introduction parfaite à la vision
du monde de E. Et la profession de foi se poursuit sur onze chansons, toujours à
moins de 4 minutes et le plus souvent aux alentours de 3. Monsieur E a tout
compris, il fait de la pop, de la pop "misfit", mais de la pop avant tout. Cela
renforce le réalisme, la mélancolie, l'ironie, la poésie, la tristesse de ses
chansons. Et déjà, avec des moyens très réduits, E emballe ses petites
merveilles pop-rock à l'américaine dans des arrangements somptueux. Il ne lui
faut pas grand chose pour rendre son univers grandiose, décalé, différent,
émouvant de partout. Il suffit d'écouter le "brouillon" de Beautiful Freak et de
Jeannie's Diary qu'est Are You & Me Gonna Happen, pour tout comprendre. E est né
avec la grâce et la poisse.
34 secondes, c'est la durée
de la Symphony For Toy Piano In G Minor. Le "toy piano", l'instrument fétiche de
E, présent dans toute son œuvre. Il est la clef de voûte de ce premier album. Le
piano Fisher Price, perdu dans une salle d'opéra, au cœur d'un grand orchestre
symphonique, devant tous les gens "biens", les gens "normaux", c'est lui qui est
la star. Le "misfit", le "beautiful freak", celui qui permet de grimper pour
toucher la lune. Et E ne cesse de parler de choses qui sont essentielles à tant
d'auditeurs. Il parle de la souffrance au quotidien, du désir de s'évader d'un
monde que l'on ne comprend pas, qui ne nous comprend pas. E exprime en toute
simplicité les douleurs les plus profondes et à la fois les plus tristement
banales, les histoires d'amour qui finissent forcément mal dans Broken Toy Shop,
la mort dans Electro-Shock Blues, le monde et la vie en général dans toute son
œuvre. Et ce type, qui nous délivre les disques les plus réalistes et les plus
déprimants qui soient, nous offre toujours au final, un sublime signe d'espoir
qui balaie toutes les souffrances. You'll Be The Scarecrow, Eight Lives Left,
Manchild, PS You Rock My World, Mr. E's Beautiful Blues... Il ne faut jamais
partir avant la fin dans l'univers de monsieur E.
Et justement, la fin de A Man
Called (E), qui fait, presque à elle seule, du disque un chef-d'œuvre du niveau
des meilleurs Eels. C'est You'll Be The Scarecrow, cette chanson c'est un idéal,
un rêve d'auditeur. C'est aussi beau que Dead Of Winter ou que Selective Memory.
Je vais juste vous conseiller de vous reporter au paroles, juste un peu plus
bas. Et puis bien sûr de faire l'acquisition de cet album en bonne et due forme.
Il est réédité, en mid price, il est tout blanc, immaculé, on ne le copie pas,
on ne le grave pas, on ne l'emprunte pas, on l'achète, on l'offre autour de soi,
on le garde, on l'écoute seul, à deux, à plusieurs, tout le temps, toute une
vie. C'est Edward Aux Mains d'Argent en chansons. Et si Edward est l'un des
meilleurs films du monde, je vous laisse déduire où se situe A Man Called (E)
dans l'univers de la musique.
"one day i'll have to fly
to the next great unknown, one day i'll be outta here, back on my own, and when
i come around for my goodbyes, you'll be the scarecrow, you'll be the scarecrow,
the one i adore, the one i'll cary with me forever more"
Broken Toy Shop
1993
La boutique des rêves brisés
bientôt
Beautiful Freak
1996
Le galop d'essai (texte de 2000)
Le début de Novocaine For The
Soul semble être là uniquement pour en mettre plein les oreilles à l'auditeur.
Des effets spéciaux de partout, des gimmicks, des breaks bizarres, des sons qui
vous perdent, des paroles tourmentées. C'est du fastueux, du grandiose, du trop
beau pour être honnête. On se méfie, c'est trop parfait pour ne pas contenir un
piège. Au moment de la première écoute, on ne connaît pas E, auteur de deux
albums solos et solitaires qui fait chez Dreamworks son entrée luxueuse dans la
cours des grands. Dreamworks... hum... hum... on se dit alors que Beautiful
Freak sera tel un film de Spielberg, bourré de cliché, aussi parfait que froid,
aussi agréable que gentiment vain. On a tort, évidemment. Mais les premiers
temps on reste sur la réserve. On s'empêche un peu de crier tout le bien que
l'on pense de Susan's House ou de Beautiful Freak, la chanson. On a tort, pour
sûr. Cet album, qui n'est pas aussi sincère et habité que seront ses suites,
possède déjà en puissance tout ce qui fera la magie de Eels. Ce talent pour
faire du neuf avec de vieux instruments et de petites mélodies décalées, cette
faculté à perdre l'auditeur dans une pop aussi faussement évidente que
terriblement ambitieuse. Tellement ambitieuse que Beautiful Freak ne peut
échapper par moment à la pure et dure démonstration de force. Et aussi à
quelques effets patauds comme sur les faux rocks post-grunge que sont Rags To
Rags, Not Ready Yet ou Mental.
Avec le temps on revient
écouter cet album à la lumière de ce qui a suivi. Et on redécouvre, on pardonne,
on admire, on apprécie, on s'extasie sur la foultitude de détails qui nous avait
noyé à l'époque. Aujourd'hui ces détails incarnent le "son" de Eels, sa faculté
à nous surprendre à tout instant sans perdre ce style si particulier. Fort, très
fort, sans doute trop fort pour un premier album, Beautiful Freak est un disque
exigeant. Et comme première signature musicale pour Dreamworks, Geffen et
Spielberg ont à la fois permis l'explosion du génie de l'an 2000, mais ils ont
aussi raté leur coup commercial. Car derrière l'aspect tout à fait abordable des
mélodies et des gros refrains, derrière un son susceptible de "brancher" les
jeunes, E fait déjà son truc à lui. E nous le souffle déjà au détour d'un
Beautiful Freak, Manchild ou d'un Flower, sa sensibilité, sa poésie ne seront
pas facile à enfermer dans les coins carrés de MTV ou dans les bacs des Virgins.
E devait juste réussir à se séparer des oripeaux d'un rock bon pour le cimetière
(les grosses guitares, pourquoi faire ?). Et justement, c'est par la case
cimetière que le processus allait s'accélérer et dévoiler dans toute sa
splendeur un compositeur au talent tout simplement sans limite.
Electro-Shock Blues
1998
Bizarre, vous avez dit,
bizarre ? (texte de 1998)
Eels est un groupe bizarre.
Evidemment. Un groupe unique, donc. La sortie de leur premier album avait donné
lieu à d'étranges comportements critiques. Le disque étant déjà sacralisé,
commenté et purement et simplement divinisé, avant même sa sortie. Il faut
avouer que ce Beautiful Freaks était de très très très grande qualité. Avec
quand même un défaut majeur, cette impression de vouloir toucher à tout en
partant dans tous les sens et qui au final donnait un album original,
passionnant, assez inépuisable, mais sans véritable unité et qui aboutissait
finalement à une pure démonstration de force. Néanmoins Eels méritait déjà le
statut de grand groupe. Depuis ce premier effort Eels n'est plus un trio (deux
survivants au compteur) et le groupe est vraiment devenu LA chose de E (le
chanteur, compositeur, etc...). Et celui-ci ayant perdu une grande partie de sa
famille entre les deux albums, l'ambiance change donc radicalement. Enfin non,
Beautiful Freaks était déjà relativement sombre et dérangeant, mais finalement
ce n'est rien comparé à ce Electro-Shock Blues qui n'a rien à envier aux
meilleurs Cure. 16 chansons, relativement courtes, une unité musicale beaucoup
plus grande, mais surtout une unité thématique qui fait de ce disque un
véritable concept-album. La mort est le sujet principal, le cœur même de
l'album. La mort, le suicide, la dépression, etc... Inutile donc de dire que ce
disque est un monument de noirceur franchement fascinant. Les textes hésitent
entre tristesse absolue et humour noir (et même surréalisme), et la musique
possède la même schizophrénie entre légèreté et morbide, entre gaieté et
sonorités dérangeantes, entre étouffement et grâce. Electro-Shock Blues est un
petit Chef-d'Œuvre qui risque de devenir grand avec le temps, car c'est un album
difficile mais magique (magie noire, of course). Empli de merveilles (Going To
Your Funeral, Cancer For The Cure, Electro-Shock Blues, Last Stop This Town...),
indispensable.
Mea Culpa (texte de 1999)
Cet album est gigantesque,
cet album est sublime, cet album est un Chef-d'Œuvre, mais surtout cet album est
une terrible démonstration de l'adage : il faut souffrir pour créer. Après un
premier disque très réussi mais un peu fourre-tout et surtout encore engoncé
dans des effets "à la mode" inutiles, Eels était bien évidemment attendu au
tournant. Je dis Eels, mais je devrais tout simplement parler de E, le chanteur,
parolier, etc... qui fait à peu près tout tout seul (en particulier sur
Electro-Shock Blues). On a beaucoup parlé du fait qu'entre les deux albums, la
sœur de E s'est suicidée et que son père est mort, et on a eu raison. Car
Electro-Shock Blues ne parle que de cela. De la mort, du suicide, de la
souffrance physique et psychologique, etc... Des thèmes déjà bien connus, mais
qui sont interprétés ici avec une originalité touchante, une magie triste
bouleversante. Eels, c'est un peu Beck avec un cœur, c'est un peu le fameux
post-rock mais avec de la poésie. Eels, c'est le petit bastion d'émotion dans le
monde aseptisé et froid des Bjork et des Massive Attack. Eels, ce sont des
chansons courtes, des chansons mélodiques au possible, débordantes d'inventions
en tout genre mais qui gardent toujours une humilité, une humilité de deuil. Au
détour de certains morceaux, toute la souffrance contenue hurle aux oreilles de
l'auditeur (Cancer For The Cure, avec des effets industriels, Hospital Food, la
chanson qui ressemble le plus à un rock "à l'américaine"). Mais le plus souvent
ce sont des sonorités cristallines, des mélodies guillerettes, des instruments
joyeux (des clochettes, un orgue obsolète, des samples de violons, etc...) qui
installent un contre-poids étonnant aux textes franchement bouleversants de E.
Sur Electro-Shock Blues, la
chanson, ce sont carrément des lignes de la sœur suicidée qui sont délicatement
apposées sur une mélodie de boîte à musique. Sur Going To Your Funeral part 1,
c'est toute la cruauté de la mort qui vient secouer son squelette décharné au
cœur d'une richesse de composition incroyable. Sur Last Stop To This Town
(l'impensable "tube" de l'album, une des plus parfaites chansons des années 90),
on atteint des sommets de poésie décalée. Certes il reste toujours une vague
impression de démonstration de force, E ne fait que des chansons simples
extrêmement compliquées et c'est tant mieux. Moderne, voire post-moderne, sans
être arty, référentiel sans être parodique, bidouillé sans virer au gimmick,
touchant sans être niais (très loin de là), brillant mais discret, Electro-Shock
Blues reprend les choses là au Cure les avait abandonné après Faith et
Pornography (surtout Faith en fait), en changeant radicalement la forme, en
s'accaparant le fond pour faire du neuf avec du cliché. Eels venait de signer un
disque culte, terrifiant et délicieux, beau à en pleurer, réintroduisant
l'émotion pure dans un monde musical de plus en plus virtuel. Si E tient le cap
(ce qui semble être le cas), Eels est un groupe qui va devenir ENORME...
Apothéose (texte de 2000)
Réécouter Electro-Shock Blues
aujourd'hui est une expérience toujours aussi touchante. De plus en plus
touchante en fait. Ce disque, si richement chargé aussi bien musicalement
qu'émotionnellement, vieillit avec nous et en nous. Il est entré doucement mais
plus que sûrement dans le club franchement sélectif des disques que l'on traite
en vieux amis, de ces disques que l'on retrouve toujours avec plus de plaisir au
fur et à mesure que le temps passe et que l'on se rend compte que ce sont eux
qui comptent le plus. Album conceptuel, parfait en tout point (et
particulièrement dans ses imperfections), Electro-Shock Blues nous saisit dès sa
sublime pochette, l'une des plus belles de l'histoire du disque. Les
illustrations de différents dessinateurs cultes de E, illustrent à merveille la
musique, mieux ! Elles donnent une dimensions supplémentaire au disque, une
dimension incroyablement poétique (pour preuve les quelques cases illustrant
Last Stop This Town ou le ciel plein d'étoiles), tout simplement fabuleux. Et
puis il y a les textes, qui sont des joyaux sans même l'aide de la musique. E
fait la même chose en parole qu'en musique, il joue avec les clichés pour les
transcender. Ils secouent les lieux communs sur la mort (Last Stop This Town) ou
sur la folie (le chef-d'œuvre Climbing To The Moon). Et délivre des monuments de
cristal qui font partie de ce que la musique "pop-rock" du 20e siècle a délivré
de plus émouvant, de plus simple, de plus profond, de plus humble (Going To Your
Funeral, Ant Farm, Dead Of Winter ou encore le fondamental PS You Rock My
World). Il y a de l'humour noir, du surréalisme, des idées à foison...
On se disait après Beautiful
Freak que E avait l'étoffe des héros, qu'il pouvait faire fort, très fort. Mais
certainement pas aussi fort. On se demande d'ailleurs qui pouvait se permettre
de faire aussi fort (Brian Wilson ? John Lennon ? Brassens ? Neil Young ? Phil
Spector ? Springsteen ? Tom Waits ? Trent Reznor ?). D'autres avant E (et après
lui, je vous rassure) ont fait aussi fort (plus fort ?), mais on joue là dans la
catégorie des étoiles, des diamants purs. Et c'est encore plus merveilleux que
c'est discret. Car Electro-Shock Blues est pour la majorité des amateurs de
musique, une œuvre culte en plein devenir. Trop tôt pour que la plupart des gens
se repenchent sur son cas et pourtant déjà un noyau de fans se forme, un noyau
aussi admiratif qu'ont pu l'être les premiers adeptes du Velvet ou de Joy
Division. C'est donc de notre devoir (de mon devoir dans le cas présent) de
débuter le long chemin vers le firmament (vers la lune ?). Pas besoin
d'effusions et d'enthousiasme déplacés, à disque digne, fanatisme digne.
Electro-Shock Blues, qualifié par Eels de "coup de téléphone en pleine nuit
auquel personne ne veut répondre" fait aussi mal qu'il délivre.
Cela commence par les
dernières pensées de la sœur suicidée et cela finit par une envolée
bouleversante (et aussi dérisoire, et alors ?) d'espoir (PS : maybe it's time to
live). Avec comme point central (excentré, mon dieu je fais du Blanchot !), le
texte réel de la sœur disparue, le texte cliché, mais criant ainsi d'autant plus
fort sa vérité, de Electro-Shock Blues. S'il reste des chansons qui rappellent
un peu les rocks décalés mais ayant encore "figure humaine" de Beautiful Freak
(Cancer For The Cure et Hospital Food) ce n'est qu'une apparence. L'essentiel,
ici, n'est que poésie pure, mélodies aériennes ironiques et tristesse
insondable. Les sommets sont atteints et dépassés sur la seconde moitié de
l'album et sur des beautés à se damner tel que Climbing To The Moon (la chanson
parfaite ?), Ant Farm ("hate a lot of things, but I love a few things and you
are one of them") ou Dead Of Winter (que dire digne de ce morceau ?).
Electro-Shock Blues est un magasin de porcelaines, on ose à peine respirer, de
peur de briser ses papillons de verre qui traversent des chansons uniques. Ce
disque ne plaira sans doute pas à tout le monde, évidemment, et peu de personnes
seront susceptibles de partager ne serait-ce qu'une fraction de mon
enthousiasme. C'est normal, c'est logique, c'est un album qui parle à la
sensibilité dans ce qu'elle a de plus personnel, voire de plus intime. A vous de
voir si vous voulez décrocher le téléphone, à vous de voir si en affrontant les
plus grandes peurs vous n'en sortirez pas encore plus forts. Pas besoin d'en
rajouter, c'est bien là une véritable œuvre d'art, rarement sublimation et
introspection auront été aussi universelles.
Mon
autre page Electro-Shock Blues
Daisies of the Galaxy
(2000)
L'oeil du cyclone (texte de 2000)
La première fois que j'ai
entendu E et son groupe (ils étaient trois à l'époque), je les ai surtout vu.
C'était le fameux clip de Novocaïne For The Soul et ses effets spéciaux
impressionnants. Ah oui, c'était une production Dreamworks (la première au
niveau musicale, si je ne m'abuse). La chanson en elle-même était vraiment
réussie, même si encore un peu trop "mode" pour être tout à fait honnête.
Pourtant il y avait déjà dans ce premier tube une ambiance, une magie qui ne
demandaient qu'à s'évader (la voix triste de E, les paroles décalées, un
souffle...). Sur le premier album, Beautiful Freak (déjà un grand titre de
disque), cette magie décalée était très présente, mais l'ensemble était un peu
trop fouillis, une démonstration de force formidable mais qui étouffait un peu
l'âme d'une musique riche en promesse. Mais pour un groupe de rock américain,
post-tout, Eels venait de signer un très grand album, indispensable.
Puis le Destin frappa à la porte de Mister E. Il faut
souffrir pour créer. Et la souffrance a donné à Eels toute l'âme qui lui
manquait. E a gardé et développé son génie de compositeur et de parolier, mais
de plus il a fait parler son cœur, son cerveau, ses tripes. Ce fut Electro-Shock
Blues, terrible album de deuil et de tourments. Ce Chef-d'Œuvre est une
forteresse effrayante de prime abord. Et il faut un certain temps pour y
pénétrer. Mais une fois à l'intérieur, mazette ! Diantre ! Fichtre ! C'est la
caverne d'Ali Baba, les mines du Roi Salomon !!! Et de petit album introspectif,
Electro-Shock Blues devient un monument bouleversant qui approche et triomphe de
la mort avec une maestria jamais prise en défaut. Très peu d'œuvres (tout art
confondu) ont réussi un tel exploit. En musique, évidemment, on pensera à
Tonight's The Night, à Faith ou à The Downward Spiral. Ou à du Brassens. En tout
cas, Eels (plus qu'un duo, et de toute façon E fait tout), sans faire de bruit,
venait de signer un disque culte et promettait (si E triomphait vraiment de la
dépression) une suite flamboyante.
Et voici Daisies Of The Galaxy (rien que le titre de
l'album...), disque attendu par votre serviteur avec une impatience fanatique.
Car Eels est un groupe que j'ai vu "naître", que j'ai soutenu depuis le début,
au moment d'Electro-Shock Blues je me sentais un peu seul à crier partout au
chef-d'œuvre absolu (je me sens toujours un peu seul, d'ailleurs). Ce groupe je
l'ai senti devenir GIGANTESQUE petit à petit, un groupe qui avait tout pour
prendre la place des vieux Cure et R.E.M., ou mieux, de devenir un groupe culte
pour gens de goût. L'accueil critique de Daisies Of The Galaxy fait plaisir à
voir, il suffit de voir le 9/10 balancé par le N.M.E (qui n'avait pas aimé
Beautiful Freaks, d'ailleurs). Et même si aux premières écoutes (donc pour
l'instant, ce qui ne veut rien dire), je trouve le nouveau Eels moins bon
qu'Electro-Shock Blues (mais comment faire mieux ?), je peux déjà l'affirmer :
c'est encore un chef-d'œuvre.
Allez, vous allez acheter ce disque (c'est
inévitable, vous ne pouvez pas aimer la musique et ne pas acheter ce disque), et
avant de l'écouter vous allez déjà commencer à lire les paroles (bon, ce n'est
pas obligé, mais souvent on a le temps de jeter un coup d'œil avant d'arriver à
sa chaîne hi-fi). Si vous n'êtes pas touché par le talent poétique (!!) de E,
déjà, là, il y a un problème. Non, mais regardez-moi ce Daisies Of The Galaxy
(la chanson), c'est presque aussi bouleversant que Going To Your Funeral. Et
après vous mettez le CD dans la platine. Et là, soit vous connaissez déjà Eels
et le choc sera un peu moindre, soit vous ne connaissez pas du tout Eels et vous
allez vous prendre Grace Kelly Blues en plein cœur (et il y aura des cons pour
dire que le coup de la fanfare on connaît ça depuis les Beatles, les cons...).
Bon, je pourrais déjà en faire une tonne sur la référence à Grace Kelly (E a du
goût dans le domaine de la référence, c'est indéniable), mais les chansons sont
courtes et comme sur Electro-Shock, tout s'enchaîne vite, vite, vite. 14
morceaux (15 avec le bonus...) et on ne voit pas grand chose passer à la
première écoute. On reste quand même en arrêt devant I Like Birds, merveille pop
décalée à pleurer de bonheur (et pas de tristesse, pour une fois), devant It's A
Motherfucker, qui derrière son titre faussement provocateur se révèle être une
ballade belle à pleurer (encore, de tristesse et de bonheur en même temps),
devant Tiger In My Tank, folie folk-rock-etc... qui renvoie tout Beck chez sa
mère, devant Jeannie's Diary, devant Wooden Nickels (plein de ballades
sublimes), devant, bien sûr, Selective Memory et devant le morceau 15 (Mr. E's
Beautiful Blues) et son riff piqué à la Bamba. Enfin bon bref, dès la première
écoute, on est sur le cul, même si on connaît déjà tout Eels par cœur.
Moins ouvertement dépressif que Electro-Shock,
Daisies Of The Galaxy montre un E toujours plus brillant, toujours plus, osons
le terme sans le galvauder pour une fois, toujours plus génial. Comme je le dis
ailleurs, Eels c'est Beck avec un cœur, ce sont les Beatles post-millénaires.
Eels c'est de la pop qui aurait retenu toutes les leçons du passé, sans perdre
la moindre parcelle d'âme. Eels, donc, sans faire de techno, sans grosses
guitares, Eels c'est la musique du futur (et toc !). Celle qui a assimilé
l'ancien et le moderne et qui ressort ses leçons sans que cela se voit. E fait
du E et bon dieu qu'il le fait bien. En continuant sur cette voie, en évoluant
doucement, sans se perdre (et surtout sans perdre son cœur), Eels a tout pour
devenir un groupe culte fondamental. Ils sont sur Dreamworks, ce ne sont pas de
petits indépendants, ce ne sont pas des inconnus, ils passent (très tard) sur
MTV et (pourtant ?) ce sont l'un des meilleurs groupes encore en activité.
Attendez, je regarde ma liste, moui, il y a un peu de Nine Inch Nails de temps
en temps, mais bon, je vérifie, oui, je crois bien qu'avec Daisies Of The
Galaxy, Eels s'est enfin affirmé comme le meilleur groupe américain en activité
en l'an 2000. Et pour réparer le scandaleux 18/20 que j'avais attribué à
l'époque à Electro-Shock Blues (injustice que je m'emploie quotidiennement à
réparer depuis), je m'empresse de donner à cette nouvelle merveille la note
maximale et de lui faire gravir la première marche vers la discothèque idéale.
Et dire que ce n'est que le début... (20/20)
Le nouvel espoir (texte de 2000)
Quand je réécoute
Electro-Shock Blues (souvent, mais pas trop, juste quand il le faut), je me pose
toujours la question de savoir comment E a réussi à survivre à cette œuvre. La
réponse se trouve évidemment dans le P.S. Mais quand même, on aurait pu croire
que c'était bel et bien la folie ou le syndrome de la page blanche qui le
guettaient après cette introspection aussi universelle que douloureuse. Et après
j'écoute Daisies Of The Galaxy, et je conclus que c'est bien là la suite logique
la plus heureuse. Celle qui fait le pont entre les funérailles et la volonté de
vivre. Une tristesse et une nostalgie moins crues, plus travaillées, mais
toujours aussi bouleversantes. En particulier sur les sublimes It's A
Motherfucker et Selective Memory, dignes des instants les plus émouvants
d'Electro-Shock Blues. C'est bien simple. J'échange la moitié de ma discothèque
(vous allez me dire que je peux vu son niveau, mauvaises langues !) pour la
seule Selective Memory qui dit tout en quelques lignes et en une poignée
d'harmonies à se damner.
Daisies Of The Galaxy, disque
convalescent, est une grande promesse pour le futur. E va bien, il fait de la
musique de plus en plus géniale, il écrit des textes toujours aussi beaux, il a
un cœur et il le montre à qui veut bien le voir (c'est un peu gore comme image,
d'accord) et la musique populaire (cet art "dégénéré", la bonne blague) a trouvé
là l'un de ses plus grands porte-paroles. Elle tient là son nouveau Neil Young
(en espérant qu'il ne sera ni le nouveau Brian Wilson (on a eu peur à un moment
quand même), ni le nouveau John Lennon (E, mon petit, faut porter un gilet
pare-balles, on sait jamais). Avec Daisies Of The Galaxy, E fait désormais SA
musique et uniquement SA musique. Les rocks ne demandent plus rien à personne
(les tcharbés Flyswatter et Tiger In My Tank) et les ballades décollent toujours
par-delà les nuages (toute la fin de l'album, tout simplement incroyable, de
Jeannie's Diary à Something Is Sacred en passant par Wooden Nickels, tout est
beau à en pleurer). Il y a toujours l'humour bizarre, le surréalisme sciemment
utilisé et les innombrables fulgurances poétiques (Daisies Of The Galaxy, A
Daisy Through Concrete...). Bref, ma foi, c'est parfait, c'est monumental, c'est
à écouter, à acquérir, à chérir.
Oh What A Beautiful Morning
2000
Hello E's World
bientôt
Souljacker
2001
Mr. E (hard) Rocks Your World (texte de 2001)
Non, faut arrêter, là,
ça va plus du tout ça, enfin, quand même, les enfants, c'est pas raisonnable !
Cela fait déjà des mois que j'ai épuisé mon quota de superlatifs et de
"chefs-d'œuvre" pour l'année 2001, et non, franchement, ça va pas être possible,
quoi ! Mayhem, Frank Black, Plaid, nous avons déjà deux 20/20 et un "disque de
l'année". Et je tremblais déjà à l'annonce du Pulp produit par Scott Walker que
tous les critiques trouvent fabuleux, grandiose et intimiste tout à la fois.
Sans évoquer le double Aphex Twin que je n'ose imaginer, celui-là il va nous
enterrer tous et toutes. C'était déjà trop, trop, trop, après une année 2000 pas
transcendante (heureusement il y avait... Eels...), 2001 était épuisante à force
de coups de génie à tous les étages. Et puis voilà, wam bam, un album pas prévu
au programme qui s'affirme comme le plus grand disque de rock depuis la mort des
Pixies (hein ? quoi ? kessekil nous raconte là ???). Si si !
Et aller ! Nouveau Eels et
Edwood va nous dire : "c'est un chef-d'œeuvre, c'est génial, c'est bouleversant,
c'est le meilleur groupe américain, achetez ce disque, vous ne pouvez pas vivre
sans, etc...". Et bien, oui, je vais vous le dire et si vous ne vous précipitez
pas sur Souljacker, je vais vous le répéter jusqu'à ce que vous arrêtiez de lire
ce site (ou que vous achetiez l'album, certes). Pourquoi un tel enthousiasme ?
Allons-y simplement. Souljacker Part 1, déjà le meilleur single de 2001. Depuis
quand n'avait-on pas entendu un morceau rock aussi décomplexé et efficace ?
Depuis Frank Black, sans aucun doute, et encore ! On se surprend à taper du pied
et les plus atteints se retrouveront rapidement à mimer le riff sur une guitare
imaginaire. Hein ? Quoi ? Mimer le riff ? Comme sur Smoke On The Water ? Comme
sur Sweet Jane ? Comme sur Like A Hurricane ? Comme sur The Blitzkrieg Bop ?
Comme sur Head On par les Pixies ?? Comme sur le Mottö de Judy And Mary ??? Oui
! C'est aussi hénaurmissime que cela !
Car à côté de l'efficacité
rock et du son monstrueux parfaitement décrit dans des notes de pochette fort
malignes (et une pochette épastrouillante, encore une fois), donc, il n'y a pas
que ce retour à l'essence du rock dans Souljacker, il y a aussi tout ce qui fait
que l'on adore monsieur E. Les paroles touchantes, les petits sons qui partent
dans tous les sens, les chansons qui entrent peu à peu dans notre cœur pour ne
plus jamais en sortir. Tout est là, avec ce qui est sûrement, à défaut d'être
l'album le plus émouvant du groupe, leur disque le plus riche, le plus maîtrisé,
le plus directement impressionnant. 12 morceaux, chacun avec sa propre
personnalité et son propre univers, 40 minutes, la durée "idéale" d'un album de
rock.
Cela débute avec le riff et
la rythmique formidables de Dog Faced Boy (paroles sans grande surprise, entre
Tim Burton, le clip de Da Funk et une chanson de... Eels). Et déjà on comprend,
le voilà le fameux son "urbain", "the encyclopedia of love, God, Satan, pain and
heartbreak". Inutile de cacher l'influence immense de John Parish sur le
tournant adopté par monsieur E (grandiose avec la barbe et les ongles géants
façon Howard Hugues).
Je n'ai pas le courage de
faire un "track by track" de cet album ultra cohérent où chaque chanson possède
sa propre ambiance et où chaque ambiance est indissociable de toutes les autres.
Mais l'on ne peut rester qu'émerveillé par un Fresh Feeling dans lequel E sample
son Selective Memory pour nous émouvoir joyeusement avec une chanson d'amour
innocente et simple. Et comment ne pas rester bouche bée à l'écoute Woman
Driving Man Sleeping et son atmosphère enveloppante, fascinante comme le plus
beau des Lynch. Et ce Friendly Ghost tout droit sorti d'un album solo de E ?? Et
ce Bus Stop Boxer douloureux et délicat ?? Et ce Jungle Telegraph franchement
parfait ?? Et ce final avec la plus grandiose chanson d'amour que l'on ait
entendu depuis... foulalala... un bon bout de temps. What Is This Note ? que ça
s'appelle. Et c'est du hardcore, pur et dur. Et c'est magnifique, original,
brillant. Et sur les dernières secondes de Souljacker on réalise à quel point on
a entre les mains non seulement l'essence du rock, mais surtout un nouveau
chef-d'œuvre de monsieur E, simple et touchant, dur et tendre, triste et joyeux.
Humain.
Bon, bah, voilà, voilà. Vous
allez tous acheter ce disque. D'ailleurs c'est déjà fait, vu qu'il cartonne dans
les tops Fnac et "indépendants". Je n'ai donc pas grand chose à ajouter. Tout le
monde aime Eels maintenant, c'est l'effet Tim Burton. Et c'est tant mieux ! Car
à l'instar de La Planète des Singes, Souljacker est le contre-poison au cynisme
ambiant. Monsieur E et monsieur Tim n'ont jamais été aussi grands. Fichtre !
Shootenanny!
(2003)
La déception (texte de 2003)
Bill Drummond, grand homme
parmi nos contemporains, ne cesse de clamer la valeur de l'expérience de la
"déception". Il faut être déçu, sous peine de vivre dans l'illusion. Oui, je
sais, on dirait du Nietzsche, aussi, tiens donc. Mais qu'il est souvent pénible,
je vous le dis, d'être déçu. Surtout lorsque l'on arrive en confiance, presque
certain de retrouver auprès de l'être, du lieu, de l'œuvre, l'émerveillement
promis. Donc, oui, il m'est très pénible de devoir vous annoncer (on croirait un
faire-part de décès) que le dernier Eels n'est pas un fameux cru. Loin de là. Ce
n'est pas véritablement un mauvais disque, non, mais pourquoi pardonnerais-je à
monsieur E, ce que je ne pardonne pas à Radiohead. Donc, voilà, cela m'embête,
mais E fait du E, à un point que l'on a l'impression qu'il "remake" tous ses
grands classiques avec une conscience professionnelle qui force l'admiration.
Alors oui, c'est estimable dans l'ensemble, mais cela laisse un arrière-goût
d'inachevé particulièrement persistant. Les mélodies sont bien faibles et l'on
est franchement plus proche des albums solo de E (beaux mais datés, quand même),
que de Daisies of the Galaxy.
Comme la musique, les thèmes
abordés sont plus que familiers. Et souvent on replonge dans une dépression un
peu aigrie qui donne l'impression que Electro-Shock Blues n'a jamais existé (un
comble). Bref, E ne surprend jamais (contrairement à Souljacker, que l'on va
bien finir par réévaluer à la lumière de ce Shootenanny). On se demande même à
un moment si E ne baisse pas un peu sa culotte en essayant de retrouver le
succès commercial (relatif) de Beautiful Freak. L'album se retrouve alors hanté
par les fantômes des chefs-d'œuvre de E. Rock Hard Times secoue la dépouille de
Hello Cruel World, sur la fin on ne cesse d'entendre les échos de Something Is
Sacred ou Manchester Girl, ailleurs il y a des vestiges du rock primitif de
Souljacker, partout on s'étonne du manque de passion, et franchement de magie.
Shootenanny n'est pas un très
mauvais album. Ni surtout un album détestable. Il est juste gentiment classique,
gentiment routinier, un peu banal, pas assez bancal, pas assez surprenant, pas
assez passionnant. On aurait pu prévoir ce disque à la note près, à la rime
près. Oui, on pourra trouver de belles choses sur Shootenanny, on pourrait même
s'en contenter. Mais on espérait tellement, on demandait tant à un nouvel album
de Eels, que non, décidément, qui adore châtie fort. Monsieur E, ceci est un
premier avertissement, reprenez-vous, que diable ! C'est en roue-libre que vous
avez composé Selective Memory et You'll Be The Scarecrow ?
Blinking Lights and other Revelations
(2005)
La Rédemption (texte de 2005)
Il y a quelques années de cela, Eels
(et son chanteur/compositeur/démiurge E) fut le groupe fétiche de The Web's
Worst Page. En particulier au moment de la sortie de Daisies of the Galaxy, ce
chef-d'oeuvre céleste qui succédait à l'insoutenable Electro-Shock Blues, qui
demeure, 7 ans plus tard, l'un des disques les plus tristes de l'histoire du
rock. En l'an 2000, tout ce qui portait le nom de Eels était synonyme d'extase
et de diamants. Mais après la sortie du brutal et sensuel (et très sous-estimé)
Souljacker, le groupe de monsieur E s'est peu à peu laissé aller. Jusqu'à sortir
un très routinier et peu intéressant Shootenanny! passé quasiment inaperçu. De
Eels, il ne nous restait que des souvenirs. Des souvenirs de mélodies enfantines
accompagnant une mélancolie déchirante.
Le grand retour du groupe se fait sous
la forme d'un très ambitieux double-album, une fresque dédié à la vie moderne
sous tous ses aspects. En insistant sur la solitude et l'ironie issues de
l'incommunicabilité des êtres. Les thèmes sont les mêmes. La fragilité de la
vie, marcher au bord du gouffre de la folie, se sentir étranger au monde, offrir
un regard aussi acerbe et innocent sur le quotidien. Fractionner la routine en
comptines. Murmurer les vérités qui font mal sur des cliquetis de boîte à
musique. Transformer la déprime en un opéra minimal. Les chansons de Blinking
Lights font en moyenne 2 minutes 30. Les pauses instrumentales gracieuses sont
nombreuses. On aura rarement croisé un concept-album aussi discret, aussi
humble. Mr. E ne veut pas faire de bruit et nous conquérir avec la délicatesse.
Dès le premier disque le compositeur
revient aux ballades chancelantes et délicates de Daisies of the Galaxy. Entre
folk et pop, sur des rythmiques rêveuses ou sautillantes, enluminées par les
samples inimitables et la voix fêlée de E, les chansons déroulent leur
désenchantement chronique. Parfois le rock s'invite encore, sous ses oripeaux
les plus délirants. A grand renfort d'orgue électrique sur un Mother Mary, dans
son évidence primitive sur A Magic World (véritable carte de visite du style
Eels), dans le ludisme aussi scintillant qu'inquiétant de Trouble With Dreams,
dans des échos de grands espaces fantasmés pour mieux décrire les westerns du
trottoir en bas de la rue (The Other Shoe), et même sous la forme d'un hymne
irrésistible à reprendre en choeur en une clameur paranoïaque (Going Fetal).
Mais comme je le disais, ce sont les
ballades et les instrumentaux qui touchent le plus profondément l'auditeur. A
l'image des deux petites minutes d'élégance poétique de Marie Floating Over The
Backyard, qui dans leur simplicité sont plus évocatrices que toutes les
interminables errances du rock progressif. Un peu plus tard sur ce même disque,
c'est un Theme For a Pretty Girl That Makes You Believe That God Exists qui
vient nous transcender. Non, la forme n'est pas révolutionnaire. C'est Eels,
juste Eels, identique à ce que nous avons toujours connu du groupe. Mais le
style atteint ici une telle perfection, une telle force émotionnelle, que l'on
se laisse conquérir, transporter. Blinking Lights tient tout autant de
l'expérience musicale que cinématographique.
Sur le deuxième disque, l'atmosphère
ne change pas d'une once. Les murmures affectés s'enchaînent aux diamants
pop-rock. Toujours sous le même schéma. Ni la technique, ni les histoires n'ont
évolué depuis le tout premier album solo de E. Et pourtant on est ravi. Parce
que c'est Eels. Et que l'on ressent une sincérité unique, une mélancolie si
attachante que l'on se sent chez soi dans Blinking Lights. Même quand E nous
refait un énième remake de la Bamba sur Losing Streak, on ne lui en veut pas, au
contraire, on est si enchanté de le retrouver qu'on est prêt à clamer que ce
nouvel album est un très grand disque. Ce qui n'est peut-être pas le cas... Tout
à la joie de nos retrouvailles, on se laisse aller à l'indulgence totalement
coupable. Mais vous n'irez sans doute pas me reprocher d'écouter Blinking Lights
and Others Revelations, comme on passe une soirée inoubliable auprès d'un ami
que l'on avait depuis longtemps perdu de vue. Et quand monte la conclusion aussi
évidente que bouleversante de Things The Grandchildren Should Know, on ne sait
comment exprimer la joie d'avoir retrouvé Mr. E.
PS : E rocks my world
L'exercice de conclusion est
aussi passionnant qu'inutile, en particulier dans le cas d'un groupe comme Eels
et d'un artiste comme E qui n'en sont qu'à leurs premières œuvres. Donc, que
dire ? Que Electro-Shock Blues incarne à la perfection ce que l'art peut nous
apporter. Que si les trois premiers albums de Eels ne sont que le commencement
et que la suite va être meilleure, Eels sera d'ici peu l'incontesté et
incontestable plus grand groupe de la planète. Au jour d'aujourd'hui, avec ses
disques difficiles et si personnels, Eels est avant tout un formidable groupe
culte qui a déjà toutes les cartes en main pour avoir le même impact
générationnel que les Smiths ou Cure. En plus mesuré, bien sûr, sans vouloir
blasphémer, Eels c'est une "different class". On voit mal des petits clones de E
apparaître ici ou là (du moins, on espère ne pas en voir de si-tôt), ni des
petits fanatiques se mettre à aimer les oiseaux et les fleurs. Eels n'est pas
l'archétype du groupe culte pour ados, ni même pour les étudiants tourmentés
(poils au nez), ce que raconte E, essentiellement dans ses deux chefs-d'œuvre,
possède un aspect "adulte" qui rend les disques à la fois plus difficiles, plus
durs, mais aussi beaucoup plus touchants, plus... hum... "intelligents". Eels
échappe aux clichés, évite toute niaiserie et toute guimauve (ce qui est une
performance au vu des sujets abordés). Et puis il y a le son, à la fois très
moderne et délicieusement obsolète, un son unique qui perd l'auditeur avant de
le rassurer. Bon, trêve de superlatifs et d'éloges, Eels redonne foi en une
musique que tout le monde voit déjà au caveau. Et bien, certes, elle y est, mais
le son qui sort du cercueil est le plus beau du monde.
Des preuves ? La basse de P.S. You Rock My World, les choeurs délicats
de Dead Of Winter, la mélodie de Climbing To The Moon, la voix de E sur
Selective Memory, la rythmique de Grace Kelly Blues, l'intro de Last Stop This
Town, les paroles de Going To Your Funeral, le refrain de I Like Birds, les
cordes de It's A Motherfucker, la rage de Mental, la poésie de Beautiful Freak,
la folie de Flower, la boîte à musique de Electro-Shock Blues.... |