Toujours sur les traces du mentor Ozu, Kore-Eda épure encore sa narration pour approcher la magie du maître japonais. On ne va pas le cacher, Kore-Eda pourrait aller encore plus loin dans le raffinement de son cinéma, il reste, ça et là, quelques scories de la narration classique. Mais, après tout, c’est cela qui fait la personnalité du réalisateur et qui l’empêche de n’être qu’un servile imitateur d’un plus grand que lui. Car, immense par lui-même, Kore-Eda l’est, sans nul doute. Notre Petite Sœur est d’ailleurs l’un de ses plus grands films, à classer aux côtés de Nobody Knows et de Still Walking. C’est d’une subtilité et d’une sensibilité qui font tellement de bien. Cela ne raconte presque rien et pourtant ce qui s’y joue est immense, c’est une manière de transcender les choses faussement simples de l’existence, de magnifier le quotidien. Le film doit aussi énormément à son quatuor de comédiennes splendides et à la petite musique de Yoko Kanno. C’est du très grand cinéma de l’intime, qu’on n’osera pas qualifier de chef-d’œuvre de peur d’en briser la délicatesse.
Everybody Wants Some!!
de Richard Linklater
Nouveau récit autobiographique pour Richard Linklater, c’est même peut-être le film le plus personnel du réalisateur. C’est encore un « college movie », qui met sur le devant de la scène ceux qui sont d’habitude relégués aux rôles de méchants ou de couleur locale : les sportifs, les « jocks », les bizuteurs, les bourrins. C’est assez étonnant, il faut avouer, car on a plutôt tendance à avoir un mouvement de rejet envers ces types pas très fins, machos, sexistes, immatures au dernier degré. Mais Linklater, c’est le poète de l’immaturité : en dix minutes, il les rend drôles, ces crétins. Il les rend attachants, il les transforme en héros de récit picaresque, à force d’anecdotes et de naturel. C’est désarmant, c’est presque un documentaire, car le film ne raconte rien, à part la simplicité d’un instant clef : l’arrivée à la fac, le moment où l’adolescence vit ses derniers feux avant de basculer vers l’âge adulte. Ce film, c’est une ode à l’immaturité, en tant qu’innocence, l’impression que tout est permis, tout est possible, que la vie ce n’est que du fun. C’est une illusion, en fait, tout est faux, le parpaing de la réalité va bientôt leur tomber sur le coin de la figure. C’est du cinéma fantasme, de la nostalgie pure, de la recherche du temps perdu, de l’autofiction. C’est avant tout une formidable comédie chorale, avec la touche Linklater et son rythme unique.
L’étreinte du serpent
de Ciro Guerra
C’est bien, c’est beau, c’est intelligent. C’est du cinéma métaphysique qui rend hommage à Werner Herzog et à Stanley Kubrick et, par suite, a un peu de mal à trouver sa propre identité. Ca pourrait être plus intense, plus fou, plus profond, l’œuvre pourrait aller encore plus loin à tous les niveaux. Même formellement, ça pourrait être encore plus beau, plus sophistiqué, plus contemplatif. Ah oui, toujours plus, car plus on nous en donne, plus on en veut, n’est-ce pas ? Pourtant c’est déjà tellement au-dessus du tout-venant, ça fait du bien. Et puis les indiens d’Amazonie, j’adore, je n’y peux rien, ça me brouille un peu l’objectivité. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est déjà du grand cinéma, en cette année de disette, on essaiera de mettre les remarques en sourdine et célébrer ce qui nous est offert.
A voir
Keanu
de Peter Atencio
Un chaton trop mignon. De l’humour black plutôt malin. Une parodie de film de vengeance, inspiré par le sympathique John Wick. Que vous dire de plus ? Vous n’avez pas besoin de critique pour savoir si c’est fait pour vous ou non. C’est souvent très bête, c’est aussi très drôle et même assez craquant. Parce que bon, #TeamChat forever.
Sing Street
de John Carney
Le réalisateur de Once et de New York Melody est toujours partant pour faire du cinéma musical avec du cœur. Là, il rend hommage aux années 80 new wave, sans trop s’embarrasser du bon et du mauvais goût : il met sur un pied d’égalité Duran Duran et The Cure, Spandau Ballet et Elvis Costello. Ca fera tiquer les mélomanes, mais après tout, c’est une histoire d’ados, et quand on est ado on écoute n’importe quoi. Sing Street arrive à sortir du lot dans sa conclusion. Autant la romance est cousue de fil blanc, autant la relation entre les deux frères, jouée en arrière-plan tout au long du métrage, finie par emporter la mise de l’émotion. Boum ! En douce, comme ça, le film nous cueille sans qu’on l’ait vraiment vu venir. Et la dédicace finale confirme, Sing Street c’est l’histoire de deux frères, avant tout et surtout. La musique, la fille, les références, la rébellion, tout ça c’était pour détourner notre attention, de simples moyens pour parvenir à cette fin assez belle. Bien joué.
Sunset Song
de Terence Davies
L’austérité façon Terence Davies, c’est bien beau, mais ça ressasse des histoires, des scènes, des personnages déjà vus et revus tant et tant de fois. La plus-value, c’est le visuel, magnifique, des plans à couper le souffle. Sunset Song est un très beau film, rien à dire. Malheureusement, à nous conduire sans grande surprise d’un point A à un point B, sur plus de deux heures c’est aussi un chouia laborieux. Mais bon, c’est tellement agréable à regarder (à part pour quelques scènes très dures) qu’on le conseillera sans mal aux amateurs de cinéma sophistiqué.
Vous pouvez faire l'impasse
The Dressmaker
de Jocelyn Moorhouse
Parfaite illustration de ce qu’est un problème de tonalité dans un film. Alors, d’accord, The Dressmaker est l’adaptation d’un roman, mais ce qui passe à l’écrit ne passe pas forcément à l’image. C’est ici flagrant avec ce récit de vengeance qui mélange bouffonnerie et tragédie sans jamais savoir doser l’un et l’autre. Au départ, ça se veut un western dans l’outback australien. Kate Winslet (divine, comme toujours) revient mettre les choses au clair avec les habitants d’une petite ville des années 50 pleine de secrets inavouables. Elle n’a pas de colts, mais elle a une machine à coudre. Elle va provoquer la révolution par la mode. Excellente idée, plus ou moins abandonnée au milieu du métrage. Plus problématique, un brusque changement de ton au ¾ du récit qui verse dans la cruauté pure et plonge le final dans une surenchère qui, si elle se voulait probablement libératrice, finie par rendre le film franchement antipathique. Et puis tout le monde en fait trop devant et derrière la caméra, ça manque de subtilité. Si cela conviendrait à une comédie satirique, The Dressmaker souhaite clairement être bien davantage que cela. D’où l’échec d’une œuvre qui avait pourtant tout pour plaire. Pour les fans de Kate, c’est incontournable, elle y déploie charme et talent ; pour les autres, ça ne vaut sans doute pas deux heures de temps.
Love and Friendship
de Whit Stillman
Le cinéma de Whit Stillman ne m'a jamais passionné, je l'avoue tout de suite, son style ressemble davantage à une absence de style à mes yeux. Cette fois c'est un petit peu plus intéressant que d'habitude parce qu'il y a le texte de Jane Austen pour porter le film. Les comédiens n'ont pas grand-chose à faire à part à déclamer ledit texte (il le font bien), et puis voilà, hop, emballée ton adaptation en costumes sans risque. C'est juste un peu accéléré, avec un montage tranchant, pour faire moderne et pour ne pas laisser le temps aux scènes de s'épanouir et de respirer. Plus value par rapport à la lecture du livre ? Très faible.
Le Livre de la Jungle
de Jon Favreau
C'est le dessin animé de 1967 où tout est plus gros, plus bruyant, plus rapide ; parfait pour une génération d'hyperactifs, mais sans intérêt pour les autres. Le film ne raconte presque rien et souffre de surcroît d'un énorme problème de topographie qui ruine l'aspect "périple". Je vais vous épargner la longue liste des incohérences et aberrations en tout genre, après tout c'est quand même l'histoire d'animaux qui parlent. Parmi les choix les plus stupides, on décernera probablement la palme à la scène du Roi Louie, qui ne sait absolument sur quelle tonalité jouer (la bouffonnerie ou l'épouvante) et échoue donc sur les deux tableaux. Les personnages secondaires n'existent pas, à deux ou trois exceptions près, tout est posé là, sans développement, juste du bestiaire pour le bestiaire, du décor pour le décor, de l'agitation pour l'agitation. Et en plus ce n'est jamais drôle. Reste la technique qui permet au film d'être presque aussi réaliste et virtuel qu'Avatar. La belle affaire...
Midnight Special
de Jeff Nichols
Nouvel effort d'un des cinéastes les plus surestimés de notre époque, le besogneux Jeff Nichols. Il retrouve ici son acteur fétiche (Michael Shannon, toujours ultra intense pour pas grand-chose) et son thème chéri (l'illuminé qui a raison seul contre tous). Moins horrible que le final de Take Shelter, qui, on le rappelle, expliquait que la bonne femme avec son rationalisme, là, ne faisait pas le poids face aux prophètes qui ont vu la Vierge, Midnight Special n'en demeure pas moins lourdingue dans son ode aux sectaires en herbe. Mais là, on ne peut pas douter, vu que le môme présente des super pouvoirs on ne peut plus évidents et qu'il guérit les lépreux par l'imposition des mains (ou peu s'en faut). Le thème étant noyé dans de la SF qui connaît ses classiques mais ne sait qu'en faire, on pourrait laisser couler. Malheureusement, il faudrait un film autour, mais non, que dalle ou presque. Le presque c'est la mise en scène, appliquée au possible, en bon élève sans style mais qui sait tenir sa caméra droite. Le reste, c'est surtout une écriture catastrophique qui, sous prétexte de mystère et d'ambiance, ne fait exister aucun personnage au-delà des archétypes les plus basique (Kirsten Dunst est un fantôme, mais ça vaut pour tous les autres). Résultat : aucune implication émotionnelle. Midnight Special est froid, vide, désincarné. On ne ressent rien pour l'enfant, pour le père, pour tous ceux qui gravitent autour d'eux. Le final se voudrait merveilleux, il n'est qu'une copie glacée de celui de Rencontres du 3e Type, sans la magie, sans la cohérence, sans tout ce qui fait du film de Spielberg une réussite. Aucun intérêt.
Batman V Superman : l'aube de la justice
de Zack Snyder
C’est nul, ohlala, que c’est nul. A force de lorgner sur la copie des voisins, DC Comics/Warner a fini par rejoindre Marvel/Disney sur le terrain du néant cinématographique. Ce n’est pas un film, c’est un produit cynique, qui ne ressemble plus à grand-chose. Même Zack Snyder, qui savait à peu près mettre en scène certes de manière un peu triviale, ne fait plus le moindre effort ; les quelques plans réussis ne sont que des reprises amoindries des cases iconiques des Comics. Et les Comics, oh misère, trahis, violentés, démembrés, niés et reniés. Les grands classiques, The Dark Knight Returns et Death of Superman, accouplés de force, joint dans une hybridation qui accouche d’un monstre bancal, qui ne raconte rien durant trois heures. Car oui, tant qu’à faire, j’ai commencé directement par la version longue, qui, paraît-il, est supérieure à la version sortie en salles. Ce qui laisse imaginer le fiasco de cette dernière, tant l’interminable machin que j’ai pu voir semble avoir été écrit en dépit du bon sens.
La liste des griefs est tout aussi longue que le film. Le fameux combat est amené de manière absurde et se termine de façon encore plus ridicule ; tant qu’à faire autant ne pas le justifier du tout et les faire se taper dessus comme dans un jeu vidéo, ça ne changerait rien. Lex Luthor… oh misère, quel contresens, quelle honte. Wonder Woman, quelle tragédie, quel gâchis d’un personnage au potentiel si fort, si mythique, ici présenté de façon insultante et vulgaire, plombé par une erreur de casting manifeste et un thème musical involontairement comique. Et quelle tristesse de voir quelques comédiens de talent venir payer leurs impôts en se fourfoyant (ce n'est pas Lois Lane qu'il faut secourir, mais bien Amy Adams !). Tout cela pour annoncer laborieusement une Justice League tronquée où il n'y aura ni Green Lantern ni Martian Manhunter. Non, je préfère ne pas m’étendre davantage. J’ai arrêté les frais avec Marvel après l’abominable Avengers 2, il est probable que pour DC (et à la vue des critiques de Suicide Squad et des premières images du film Wonder Woman), je m’abstienne aussi à l’avenir. Retournons vers les livres, ce sera plus sage.
Juin 2016
The Witch
de Robert Eggers
The Witch est un film parfois tellement beau qu’on jurerait qu’il nous vient d’un pays slave. Après tout, le cinéma des pays de l’Est et le cinéma Russe voisinent presque toujours avec l’horreur, même lorsque ce qui est raconté semble loin du genre. Prenons à peu près n’importe quel Bela Tarr, Sokourov ou Tarkovski, il y aura toujours plusieurs séquences proches du fantastique, et parmi elles certaines auront tous les caractères de l’épouvante. On peut avoir peur devant Solaris et Stalker, et même, on doit avoir peur devant Solaris et Stalker.
Au niveau de l’ambiance, The Witch serait plutôt dans la lignée d’AndréiRoublev, avec son Moyen-âge entre onirisme et naturalisme. L’action de The Witch est plus tardive, mais il y a un vrai dépaysement temporel, parfaitement rendu par des dialogues majoritairement tirés d’écrits d’époque. Ce réalisme, peu à peu vampirisé par l’étrangeté puis par l’effroi, est essentiel à la réussite de The Witch. C’est de l’horreur atmosphérique, qui se compose par petites touches parfaitement dosées. Ce minimalisme des effets renforce leur impact, un cas d’école du « moins c’est plus ». Forcément, celui qui viendra chercher un blockbuster bourrin en sera pour ses frais. On est ici dans la même veine que le sublime Under The Skin, avec lequel The Witch partage l’approche musicale oppressante et délicieuse.
Ne comptez pas sur moi pour vous raconter le film, moins vous en saurez, plus vous l’apprécierez. Mais préparez-vous au choc, certaines scènes ont tout pour marquer l’histoire du genre, de la marque du démon, bien sûr. Sa représentation, renvoyée dos à dos avec le fanatisme religieux des puritains, est l’une des plus belles de récente mémoire. Et si le final est peut-être un peu attendu, il est amené et mis en images avec la même classe que le reste du film. Soyez donc au moins convaincu de ce point : The Witch est une splendeur formelle. Le réalisateur Robert Eggers offre une illustration précise et raffinée du mythe des sorcières des premières heures des Etats-Unis. On pourrait presque parler de recueil d’enluminures. Par ailleurs, les comédiens sont extraordinaires, en particulier les enfants dont les performances feront aussi date. Enfin, c’est une œuvre intelligente, riche de thématiques promptes à faire surgir le malaise. Cela devrait suffire à vous persuader qu’il s’agit d’un incontournable, que vous soyez amateurs de cinéma fantastique ou non. The Witch est un des meilleurs films de l’année, au-delà des genres et des étiquettes.
Mai 2016
Ma Loute
de Bruno Dumont
Depuis P'tit Quinquin, Bruno Dumont est devenu un genre à lui tout seul. Il fait de la tragi-comédie, avec des doses non négligeables de satire, de métaphysique, de burlesque et de réalisme poétique. A présent que l'humour y a triomphé du sordide, l'œuvre de Dumont plane très haut au-dessus du cinéma français, sans équivalent, sans concurrence. Ma Loute reprend bon nombre des éléments mis en place dans P'tit Quinquin et les adapte à une nouvelle fable cruelle. On se gardera de trop révéler l'intrigue du film, même si le suspens y est tout relatif. On insistera plutôt sur la sidération hilare qui accompagne les deux heures de métrage. Premier point, et le plus important, Ma Loute est la meilleure comédie vue depuis... P'tit Quinquin. On rit, beaucoup, énormément, follement, on rit presque sans cesse, et on est pris au dépourvu quand, soudain, des éléments tragiques surgissent. Chaque nouvelle scène est source de stupéfaction, décuplant la puissance du rire, ici conçu dans toutes ses variations.
Le rire chez Dumont est autant punition sociale que critique de cette punition, on rit sur tous les degrés. Le premier degré avec d'innombrables corps qui chutent et le degré le plus réflexif quand la satire féroce n'épargne personne, renvoyant dos à dos le prolétaire cannibale et le bourgeois consanguin. Autre idée géniale, avoir demandé à quelques symboles de l'aristocratie sclérosée du cinéma français de venir jouer ces bourgeois idiots, bourrés de tics et d'emphase. Pour eux, c'est une illumination, un très littéral état de grâce. Pour Fabrice Luchini, il s'agit d'un de ses meilleurs rôles, peut-être le meilleur de toute sa carrière ; une manière de tordre le cou de son cabotinage pour enfin l'offrir à une vraie composition.
Ma Loute est aussi une farandole de citations pour cinéphiles, on n'en fera pas le décompte exhaustif, peu importe. On y retrouve les obsessions de Dumont pour Dreyer et Tati (cités sans détour), mais on croise aussi le Pasolini de Théorème ou bien encore Laurel et Hardy. La cohabitation du mystique et du bouffon a rarement été aussi parfaite. Les louanges pourraient se dérouler à l'infini. Choix génial de laisser planer le doute sur le sexe de son/sa jeune acteur/actrice principal(e). Choix génial de cette mise en scène sensorielle, toute en contre-champs paysagers et en échos d'une nature omniprésente. Choix génial de ce leitmotiv musical d'une force élégiaque qui tranche radicalement avec le loufoque général. Choix génial d'aller toujours plus loin, d'aller toujours trop loin, et de continuer quand même ! Un gag chez Dumont semble parfois se déployer comme chez les Monty Python, dans l'absurde et au-delà de l'absurde, jusqu'à une forme d'abstraction poétique. Et puis quel invraisemblable sens du timing ! Chose qui fait si souvent défaut aux comédies, quelle que soit leur origine.
Ma Loute est au moins dix films en un, tous extraordinaires, qui invitent aux multiples visions, à l'apprentissage de répliques cultes ("We know what to do, but we do not do"), à ressentir cet émerveillement unique. Face aux risques de léthargie et de systématisation de son cinéma, Bruno Dumont a choisi la clef des champs. Sans se trahir, mais avec une malice qu'on n'aurait pas forcément imaginé à la vue de sa première période (qui culminait précocement avec L'humanité). Ma Loute est l'antidote aux tares de la création française, mais aussi un jalon pour le cinéma mondial. Une manière de rappeler que, quand l'héritage de Tati et de Bresson est enfin compris et aimé à sa juste valeur, il peut offrir des trésors.
Mars 2016
Film du mois
Room
de Lenny Abrahamson
A partir d'un sujet sordide au possible (la séquestration et le viol d'une jeune femme dans un pièce minuscule durant des années), le réalisateur de Room parvient à tirer un drame psychologique subtil et humain. Pour cela, il adopte le point de vue de l'enfant né dans la pièce et qui ne connaît aucune réalité au-delà de ces quatre murs. La première partie de l'œuvre se joue donc en huis-clos et n'est pas loin du cinéma d'horreur (toujours à hauteur d'enfant). La deuxième partie choisit très intelligemment de traiter "l'après", "l'au-delà", en insistant sur les conséquences psychologiques d'une telle épreuve. Paradoxalement c'est Brie Larson qui a obtenu tous les honneurs pour son interprétation, certes tout à fait louable, de la mère traumatisée. Dans les faits, c'est le jeune Jacob Tremblay qui porte le film sur ses épaules. C'est grâce à lui que Room évite le ridicule et se révèle fréquemment bouleversant. On pouvait craindre le pathos, le larmoyant, il n'en est rien, le film est délicat, extrêmement intelligent et sait même faire grimper le suspens lorsque cela est nécessaire. Belle réussite.
A voir absolument
The Assassin
de Hou Hsiao-Hsien
C'est un dispositif d'art contemporain, radical et malin. Une fois cela posé, vous savez plus ou moins à quoi vous attendre. Hou Hsiao-Hsien s'inspire du cinéma HK des années 90, celui de Tsui Hark et de Wong Kar-Waï. Dans des œuvres comme Legend of Zu et Les Cendres du Temps, ces réalisateurs coupaient dans le gras de la dramaturgie, en supposant qu'à force de voir toujours les mêmes histoires et les mêmes personnages radotés dans les films de genre, le spectateur n'avait plus besoin d'être tenu par la main et qu'on pouvait donc éliminer l'essentiel de l'exposition. Démarche audacieuse, expérimentale, qui a pu donner des merveilles assez uniques (si ce n'est déroutantes pour le grand public). The Assassin va plus loin, non seulement en déconstruisant la dramaturgie du Wu Xia Pian (films de sabres chinois), mais en éliminant aussi les scènes d'action. Il ne reste donc plus grand-chose à l'écran, à part des dialogues plus ou moins incompréhensibles et des scènes de transition. C'est donc surtout un film d'attente, de suspension du récit, et, sans que cela soit péjoratif, c'est un film du vide. Si cela fonctionne aussi bien, c'est par la grâce d'une mise en scène absolument sublime, qui ravit la rétine et l'esprit par une succession d'images superbes. C'est beau, mais beau. Un film comme The Revenant paraît bien laborieux et banal en comparaison, c'est vous dire. Alors, oui, c'est avant tout un plaisir purement esthétique. Ce n'est pas seulement de la photographie pour autant, car le travail sur le son et sur le mouvement, même minimal (vent, scintillements, etc.) est extraordinaire. Par ailleurs, les quelques moments où il se passe quelque chose s'avèrent si rares et si épurés que leur impact en est décuplé. C'est le contre-pied à l'overdose actuelle, où chaque blockbuster essaie de repousser la durée et l'ampleur de ses scènes d'action : toujours plus long, avec toujours plus de héros et de méchants et encore plus de destruction. The Assassin en est le contrepoison : ici, le moins devient le plus. On peut trouver cela rébarbatif, la démarche semble nécessaire ; le résultat est austère et tout autant magnifique.
Autres sorties notables
Brooklyn
de John Crowley
Difficile de faire plus classique que Brooklyn, dans le fond et dans la forme. C'est un drame romantique avec pour toile de fond l'arrivée d'une immigrée irlandaise aux États-Unis dans les années 1950. Très symboliquement, la voilà partagée entre sa nouvelle vie et sa famille restée au pays, entre un amour américain et un amour du terroir. La dramaturgie est simple, un peu ronronnante, il ne se passe pas grand-chose, mais c'est toujours de bon goût. C'est sophistiqué, aimable, très propre, très bien interprété par Saoirse Ronan dont on sait déjà par cœur qu'elle a énormément de talent. On a le droit de s'ennuyer un peu, mais c'est un film difficile à détester sauf si on veut vraiment jouer les punks qui ruent dans l'académisme à la moindre occasion.
Anomalisa
de Charlie Kaufman et Duke Johnson
La démarche est louable : faire un film d'animation image par image pour adultes. Du moins, avec des thèmes "adultes" traités avec sérieux et un rythme qui n'est pas celui du tout-venant de l'animation. Bravo, rien à dire, on manque de films de ce genre. Malheureusement, Anomalisa ne tient pas toutes ses promesses et n'est qu'à moitié réussi. Si la technique est parfaite et offre quelques images magnifiques, l'histoire repose en partie sur sa propre audace sans chercher à développer des idées qui auraient méritées plus de temps et de cœur. Le personnage principal, atteint d'un manque d'empathie qui vire à la pathologie, semble incarner notre monde de consommation et de déshumanisation poussé à son paroxysme. Mais le film ne reste qu'à la surface des choses, refusant l'analyse et la poésie au profit d'une accumulation de détails et de trivialité. Au milieu du métrage, cette obstination s'avère relativement payante et offre quelques belles scènes (Jennifer Jason Leigh qui chante Girls Just Want To Have Fun). Des fragments de grâce généralement désamorcés par un gag cynique ou un retour brutal au sordide. Le film semble avoir peur de s'abandonner vraiment à son univers, à l'image de son protagoniste, irrémédiablement enfermé dans sa vision limitée et pathologique du monde.
The Lady in the Van
de Nicholas Hytner
C'est du "Maggie Smith Porn". Un film à la gloire de sa star, qui reprend là un rôle qu'elle avait déjà tenu sur scène. Celui d'une SDF excentrique au passé mystérieux qui se lie, pourrait-on vraiment dire d'amitié ?, avec un écrivain homosexuel, solitaire et doté d'un complexe d'Oedipe pour le moins envahissant. Une histoire (presque) vraie. Le film en lui-même ne révolutionne rien, c'est de l'excentricité britannique savamment dosée pour le public visé. Mais voilà, c'est un festival Maggie Smith, dans un rôle qui laisse libre cours au cabotinage tout en distillant des nuances et une pointe d'émotion. Si vous aimez cette grande comédienne, c'est incontournable.
C'est sorti en janvier (et c'est génial)
The Hateful Eight
de Quentin Tarantino
C'est au pied de The Hateful Eight qu'on vient mesurer à nouveau la résistance des amateurs de Tarantino. Presque trois heures de quasi huis-clos, comme une extension gargantuesque de la scène de la taverne de Inglourious Basterds. Sur le papier, ça fait un peu peur. Mais dès les premières minutes du métrage, on est à fond, ça y est, c'est reparti, on aimerait déjà que cela dure six heures. L'ambiance, la musique (Ennio Morricone en pleine possession de ses moyens), les comédiens et surtout les dialogues, leur rythme, la manière dont les échanges fusent ou ralentissent. Tout cela n'appartient qu'à Tarantino et quand il réussit sur toute la ligne, comme ici, c'est au-delà du génial. Cela pourrait être du théâtre filmé, mais non, c'est du cinéma, du cinéma immense (en 70mm et tout le tralala), partout, dans chaque plan, dans chaque scène, avec un sens du détail qui confine à la maniaquerie sans étouffer l'essentiel : ce qu'on nous raconte, les personnages qu'on nous dessine peu à peu. C'est une bande dessinée, bien sûr, comme pouvaient l'être les œuvres de Sergio Leone. C'est un hommage, très inspiré par le travail des autres comme toujours : Leone, oui, et surtout Corbucci et son Grand Silence enneigé. Plus encore qu'un western, c'est un thriller, un suspens à couper au couteau de la première à quasiment la dernière minute. Les explosions de violence de la deuxième partie, chorégraphiées à la perfection, n'arrivent pas à entamer cette tension qui rive au fauteuil. Le film n'a qu'un seul défaut à mes yeux : il est trop court. On en voulait six heures, ce n'était pas une blague. Mais c'est bien là qu'on reconnaîtra ceux qui restent sensibles au travail de Quentin Tarantino et les autres, ceux qui n'en peuvent plus. Je les comprends, je vois bien pourquoi, il y a tellement à détester dans The Hateful Eight. Pour moi ce n'est que de l'amour, que voulez-vous ?
C'est sorti l'année dernière
Mustang
de Deniz Gamze Ergüven
C'est un film d'horreur. Un survival en huis-clos. Pendant une heure et demie, la question est : de nos cinq héroïnes lesquelles survivront à la société patriarcale de la Turquie reculée ? C'est un suspens insoutenable, d'une cruauté quasi constante, qui culmine sur un dernier quart d'heure façon film de zombies, où les survivantes se cloisonnent avant de tenter une échappée de la dernière chance. Je n'invente rien, Mustang c'est de l'épouvante pure et dure en forme de plongée terrifiante au sein de traditions aberrantes qui nient en bloc le bon sens et l'humanité. Il faut avoir l'estomac solide, mais, malgré sa noirceur, le film réserve des notes d'espoir. Il fallait au moins cela pour éviter la dépression en sortant de la séance. Bien mis en scène, bien écrit, très bien interprété, Mustang est une excellente surprise qui dépasse les cadres du mélo "exotique" qu'on pouvait redouter.
La série du moment
Gravity Falls
En toute discrétion, sauf pour ses millions de fans, la série Gravity Falls s'est achevée au mois de février dernier. L'événement aurait du être planétaire, la Terre aurait du s'arrêter de tourner pour connaître la conclusion du Weirdmageddon. Ce n'a pas été le cas, mais il n'est certainement pas trop tard pour découvrir ce à côté de quoi vous êtes probablement passé. Deux saisons, 44 épisodes, de ce qui est, n'ayons pas peur des mots, une des meilleures séries de l'histoire de la télévision. Oui, c'est une production Disney Channel, mais n'oubliez pas que Disney est toujours capable du meilleur comme du pire. On parle de la compagnie hégémonique qui a produit, voyons, hum, au hasard, L'Étrange Noël de M. Jack (ça parlera à certains de mes lecteurs) et Vice-Versa (ça parlera aux mêmes et à d'autres encore). Avec Gravity Falls on est dans le haut du panier, là, très haut dans le panier. C'est une série entre humour surréaliste et fantastique ultra référencé, qui s'adresse tout autant aux geeks qu'aux pré-ados. Après tout, on ne voit pas tous les jours un dessin animé Disney aligner des références à Alien, Mad Max, The Thing, Melancholia ou Twin Peaks. C'est le cas dans Gravity Falls, qui carbure au même humour que les Monty Python, Community ou Les 12 Travaux d'Astérix (le meilleur humour du monde, rappelons-le). Et tout cela avec une énergie débordante et, chose encore plus incroyable, un sens de la narration parfait qui parvient à créer un univers totalement cohérent au milieu du délire et où des éléments mis en place au tout début de la série font sens à la toute fin. Un chef-d'œuvre d'écriture en plus d'être un chef-d'œuvre de grosse poilade. Avec, inévitablement, des personnages ultra attachants, surtout Mabel, nouvelle icône de la bêtise géniale, de la folie douce et brillante. En prime, un des meilleurs génériques de l'histoire de la TV, si, si, je vous assure. A la première approche, il ne paye pas de mine, mais vous ne mettrez pas longtemps à devenir tout fou-fou dès qu'il surgira à l'écran. Bref, si vous n'avez qu'une seule série à regarder en 2016 (ce serait dommage), c'est bien sûr Crazy Ex-Girlfriend. Mais si vous n'avez qu'une seule série à rattraper en 2016, c'est forcément Gravity Falls. "Trust silliness !"
Février 2016
Film du mois
Spotlight
de Tom McCarthy
C'est du travail à l'ancienne, parfaitement exécuté. D'une sobriété absolue : mise en scène, musique, écriture, interprétation, c'est assez plaisant de revoir du cinéma comme celui-là, clairement obsolète. Et puis cette idéalisation du travail journalistique, qui rappelle pourquoi on a pu choisir cette voie-là, à un moment de sa vie, c'est attendrissant, malgré l'aspect terrible du sujet. Parfois, oui, le travail des journalistes peut contribuer à changer le monde. Il faut aimer le genre : investigation ultra réaliste et factuelle. Dans ce cas, pas de doute, c'est du très bon cinéma vintage, anachronique et qui fait du bien.
Autre sortie notable
The Revenant
de Alejandro Iñárritu
Alejandro Iñárritu a des gros sabots. Écrire cela c'est se vautrer dans la redondance, le pléonasme, l'enfonçage de portes ouvertes. Bref, le réalisateur fait de la mise en scène, de la bonne grosse mise en scène bien voyante, qui clignote dans tous les sens ; avec, pour donner un semblant de consistance, des messages bien lourds, bien classiques et bien consensuels. Nouvel opus avec tous les potentiomètres sur 11, The Revenant possède la légèreté d'une armada de tanks. Mais comme tous les gens impliqués se donnent à fond, forcément, il y a de jolies choses. C'est du bon matos, quoi, de l'ouvrage costaud, techniquement impeccable. En grande partie, The Revenant ressemble à du Terrence Malick pour les bourrins, à du Tarkovski pour le public américain (oui, ça peut faire frémir). A force de reprendre des plans entiers aux réalisateurs du Nouveau Monde et de Stalker, Iñárritu tombe visuellement souvent juste, quitte à faire sourire ou à exaspérer par sa maladresse. Il faudra surtout remercier le directeur de la photographie, Emmanuel Lubezki (celui de Terrence Malick, donc), qui enchaîne les tours de force. C'est beau, ah ça, pour sûr, visuellement c'est incroyable. Lubezki en fait des tonnes mais parvient à éviter l'effet de surchauffe, déjà nettement plus visible chez les comédiens. Leonard Di Caprio et Tom Hardy se livrent à un concours de cabotinage qui ne permet quasiment aucune nuance. Dans le genre, c'est assez rigolo, tant leur jeu est outré bien au-delà de la caricature. Ajoutons à cela une histoire qui n'est qu'un vague prétexte à un survival "man vs wild" fort classique, malheureusement rythmé à la truelle, et cela nous donne un divertissement correct. Forcément, à citer sans cesse Malick, Tarkovski, Herzog, Kurosawa et j'en passe, on ne peut pas trop se tromper. Oserais-je conseiller de visionner en priorité les inspirations de The Revenant avant de tenter la copie ? Oui, probablement. Il faudrait aussi faire un tour par Le Territoire des Loups, plus direct et plus humain.
C'est sorti l'année dernière
The Big Short
de Adam McKay
C'est une comédie noire sur la finance, encore un récit édifiant sur la manière dont une petite poignée de personnes font s'écrouler les économies et nous condamnent à la crise. C'est sinistre, mais comme c'est raconté avec l'énergie visuelle et la tonalité des meilleurs Scorsese, on se prend au jeu. C'est ultra technique et ultra ludique, avec une ribambelle de comédiens grimés qui se donnent à fond. Libre à chacun de trouver cela rébarbatif ou outrancier, cela reste d'utilité publique dans la transmission de vérités toujours bonnes à dire.
Ce qui me permet au passage de souligner la très bonne tenue des nommés à l'Oscar du Meilleur Film cette année. Les ayant déjà tous visionnés, je peux même vous en faire un petit classement personnel : 1/ Mad Max Fury Road ; 2/ Room (sur lequel je reviendrai le mois prochain et qui n'est pas loin du chef-d'œuvre) ; 3/ Spotlight ; 4/ The Big Short ; 5/ Le Pont des Espions ; 6/ Brooklyn ; 7/ Seul Sur Mars ; 8/ The Revenant.
Deux problèmes tout de même : l'absence de Carol, qui, dans ce cas-là, mériterait aisément la seconde position de mon classement ; et la probabilité de plus en plus forte que ce soit le film le plus faible (The Revenant) qui l'emporte. Allez comprendre, c'est avant tout une question de lobbying et de mondanités, il ne faut pas l'oublier.
Le Voyage d'Arlo
de Peter Sohn
Autre absent dans la liste des nommés à l'Oscar du Meilleur Film : Vice-Versa. Mais on a davantage l'habitude de voir les films d'animation cantonnés dans leur catégorie/ghetto. L'occasion de parler brièvement du Voyage d'Arlo, qui est en train d'entrer dans l'histoire en tant que "Premier bide de Pixar". Certes, le film n'a pas comblé les espoirs financiers de Disney et, selon la logique très américaine du marché, un film qui ne fait pas d'argent est un mauvais film. Pas la peine de vous rappeler à quel point ce raisonnement, largement pratiqué, se révèle absurde. De nombreux chefs-d'œuvre ne trouvent pas leur public à leur sortie, de même que de nombreux navets obtiennent des triomphes en salles. Bref, dans le cas du Voyage d'Arlo, il est clair que le film fait partie des Pixar les moins intéressants, car l'histoire qu'il raconte, aussi efficace et attachante qu'elle soit, s'avère très classique. Néanmoins, en tant qu'œuvre pour le "premier âge" du studio, il n'y a là rien de honteux. Techniquement, le film est magnifique et tous les décors photoréalistes touchent au sublime. Le récit n'invente rien mais recèle une poignée de bons gags, quelques séquences spectaculaires impressionnantes et au moins trois scènes émouvantes. A mes yeux, c'est suffisant pour sauver Le Voyage d'Arlo de l'oubli dans lequel Disney essaie déjà de le faire sombrer.
La série du moment
Galavant - Saison 2
On me dira que j'ai vraiment un faible pour les séries qui chantent et qui dansent, c'est loin d'être vrai parce que je suis probablement encore plus exigeant sur ce genre-là. Mais quand c'est réussi, je retiens difficilement mon enthousiasme. Je parlais le mois dernier de la reine actuelle du genre, Crazy Ex-Girlfriend, dont la première saison continue son sans-faute, en mêlant avec toujours plus de talent drame et humour, pastiche musical et émotion. Galavant est plus clairement sur la ligne de la parodie et de la bouffonnerie, mais avec quelle verve ! Cette saison 2 était inespérée, comme il est très largement rappelé au fil des nouvelles chansons, mais on ne s'en réjouira jamais assez. Non seulement la série obtient une fin réussie et satisfaisante (avec une petite porte ouverte pour une encore plus improbable saison 3), mais cette saison 2 s'avère supérieure en grande partie à la première. Il s'y passe plus de choses, les personnages sont plus nombreux, les invités aussi (Kylie Minogue ! Nick Frost !) et le double épisode final en remontre à Game of Thrones en terme de bataille épique. Et puis, l'essentiel est toujours là : c'est très drôle et les chansons sont fantastiques.
C'était l'année dernière
Flesh and Bone
Une mini-série (8 épisodes d'une heure) qui ne dépassera pas la première saison. Située dans le monde du ballet classique, Flesh and Bone souffre de schizophrénie aigue (ce qui tombe bien, vue l'inspiration puisée chez Black Swan). D'un côté on sent une œuvre recherchant une certaine complexité psychologique et symbolique, dotée d'une vraie intelligence et d'une grande sensibilité dans la manière de filmer la danse classique. Il suffit de prendre en exemple le superbe dernier épisode, qui justifie presque tout ce qui a précédé. Malheureusement, il y a, justement, ce qui précède. Là intervient ce qu'on imagine être le désir premier de la chaîne (Starz, réputée pour ses séries bourrines) : faire du Game of Thrones à toutes les sauces. Bref, du sexe, de la violence, de l'inceste, de l'humiliation physique et psychologique, du sordide, avec une scène de nudité féminine ou masculine toutes les quinze minutes en moyenne. Le grand écart entre la gras et la grâce. Si on arrive à faire abstraction des éléments d'exploitation les plus gênants, il y a des choses à apprécier dans Flesh and Bone (et pas seulement la performance de l'actrice principale), mais ça pourra être beaucoup demander au spectateur.
Janvier 2016
Film du mois
Carol
de Todd Haynes
C'est une splendeur absolue. N'ayons pas peur des mots face à une telle merveille de sensibilité. Tout d'abord, Carol est une splendeur esthétique, riche d'une mise en scène pleine d'idées et de nuances ; faussement académique, car elle parvient, l'air de rien, à trouver des chemins de traverse à presque chacun de ses plans. Délicatesse de sa photographie délavée, où perce difficilement chaque couleur essentielle. Éclat de la partition de Carter Burwell (collaborateur fétiche des frères Coen) qui atteint par endroits des sommets de lyrisme discret. La merveille la plus évidente c'est bien sûr son duo d'actrices, au sommet de leur art, tant Cate Blanchett et surtout Rooney Mara n'ont jamais été aussi impressionnantes. Leur retenue, qui soutient toute l'œuvre, devient bouleversante dans le dernier quart d'heure du film. Ce qui nous conduit tout naturellement au meilleur de Carol : son scénario, une écriture subtile, nuancée, sublimement mélodramatique. Oui, Todd Haynes est toujours inspiré par l'œuvre de Douglas Sirk ; mais, tout en restant dans les années 1950, il parvient ici à l'adapter à notre époque. Cela donne à cette histoire d'amours lesbiennes une touche d'intemporalité et d'évidence qui en font le film LGBT le plus novateur de ces derniers mois. En sortant en début d'année dans les salles françaises, Carol a placé la barre très haut. Il sera, en particulier, difficile de venir côtoyer le sommet émotionnel que représente sa scène finale.
C'est sorti l'année dernière
Le Pont des Espions
de Steven Spielberg
La qualité Spielberg/Hanks, quelque part entre Le Terminal et Arrête-Moi Si Tu Peux, mieux que le premier et moins bien que le second. C'est le néo-classicisme hollywoodien dans sa quintessence. Bref, c'est très bien mis en scène, très bien interprété, très bien écrit. Du cinéma d'espionnage adulte et humain. Ça ne révolutionne rien, ça ne révèle rien qu'on ne sache déjà, c'est juste un (très) bon film et c'est déjà pas mal.
Amy
de Asif Kapadia
Portrait grand public de Amy Winehouse, qui n'évite pas les écueils du genre mais sans pour autant se heurter trop brutalement contre eux. Il faut dire que c'eût été paradoxal de plonger tête baissée dans le voyeurisme quand on explique qu'il s'agit d'un des éléments déclencheurs de l'autodestruction de la chanteuse. L'important ici réside probablement dans les non-dits, et pourtant ça parle, ça cause, on montre et on explicite beaucoup. Il demeure néanmoins une part insaisissable, mystérieuse, comme une mélancolie indicible malgré les circonvolutions de la voix. Amy Winehouse semblait tout exprimer, tout mettre en scène, mais au final sa chute nous échappe. Le tout est plus grand que la somme des parties, c'est d'autant plus vrai lorsqu'on tente de peindre un profil psychologique. De surcroît, c'est notre rapport à la célébrité, la façon dont nous la consommons, dont nous l'idolâtrons, dont nous la moquons, qui est questionné.
Au-delà des montagnes
de Jia Zhang-ke
La Chine se noie dans son rêve d'Occident. Adieu les valeurs et les traditions, bonjour le capitalisme sauvage. Pour illustrer ce constat, Jia Zhang-ke ne fait pas dans la subtilité. Que ce soit au niveau de la forme (changement de format du cadre pour scander les différentes époques) qu'au niveau du fond, tout cela est très démonstratif. Bien sûr l'héroïne va préférer le méchant matérialiste au gentil idéaliste, bien sûr celui-ci tombera victime de l'exploitation brutale du prolétariat. Bien sûr qu'on opposera la "canto-pop" traditionnelle à la "dance music" occidentale. Bien sûr que chaque scène débordera d'un symbolisme à couper au couteau. Pourtant le film ne devient jamais vraiment désagréable, malgré ses gros sabots. D'une part, parce que, si les effets sont voyants, ça reste joliment mis en scène. Et d'autre part, parce qu'on sent que la démarche est sincère, qu'il y a une véritable affection pour la Chine et son peuple.
C'est vieux mais c'est génial
My Dinner With Andre
de Louis Malle
Deux légendes du théâtre discutent autour d'une table. Andre Gregory est, au moment du tournage, une plus grande star que Wallace Shawn, donc c'est lui qui commence par mener la danse, en racontant ses expériences théâtrales et expérimentales des années 70 (tout est vrai). Puis Shawn le relance, le questionne, l'échange devient de plus en plus philosophique. Tout semble improvisé, mais c'est loin d'être le cas. Derrière la caméra, Louis Malle cisèle son cadre, parfait son montage. Cela dure deux heures et on ne s'ennuie pas une seconde. Et ce qui se dit se révèle d'une densité psychologique et spirituelle inoubliable, les constats et les doutes demeurent toujours d'actualité. Non seulement My Dinner With Andre n'a pas pris une ride, mais il semble accompagner notre monde avec une pertinence sans cesse renouvelée. Pourtant ce chef-d'oeuvre ne paye pas de mine. Après tout, ce ne sont que deux bonshommes qui causent de théâtre et du sens de l'existence autour d'une table. Juste ça, trois fois rien. Ce film peut changer votre vie.
La série du moment
Crazy Ex-Girlfriend
La meilleure série du monde que vous ne regardez (probablement) pas. C'est l'œuvre d'une vie pour sa créatrice et interprète principale, la phénoménale Rachel Bloom. Crazy Ex-Girlfriend c'est d'abord une sidération, tant l'énergie de la comédienne balaie tout sur son passage. On a rarement vu quelqu'un se donner à ce point, corps et âme, à la télévision. Sur le papier, c'est une nouvelle série comique existentielle sur les crises des trentenaires qui ne savent pas quoi faire de leur existence. Mais voilà, ça chante, ça danse, ça ose. Et surtout, la tragédie, la souffrance, ne sont jamais bien loin. Il ne faut pas se fier au titre, qui sous-entend quelque chose de gentiment idiot et/ou misogyne, c'est tout le contraire. Et au fur et à mesure que les épisodes s'enchaînent, l'émotion se fait plus présente. Bien sûr, il y a encore des gags bien pouêt-pouêt et des tabous qui valdinguent dans tous les sens ; mais avec une telle classe, une telle sincérité, c'est désarmant, enthousiasmant, tout simplement génial. La série, audacieuse en diable (format de 45 minutes sans les pubs, mélange tragi-comique sur le fil du rasoir, interludes musicaux parodiant brillamment les styles musicaux à la mode) ne survit qu'avec une audience dérisoire. La saison 1 n'est pas encore terminée, mais pas sûr qu'elle aille beaucoup plus loin. Alors ne passez pas à côté, faites de la place dans votre planning surchargé, vous pourriez tomber amoureux et ne pas en revenir.
C'était l'année dernière
Fargo - Saison 2
Découverte trop tard pour l'intégrer à mon top de fin d'année (air connu), la saison 2 de Fargo partait avec un handicap à mes yeux. En effet, je fais partie des très (très) rares personnes à ne pas avoir adoré la saison 1. Trop cynique, trop artificielle, je reconnaissais à cette saison des qualités (la mise en scène, l'interprétation) sans jamais avoir pu m'intéresser à ses protagonistes et à son systématisme dans le hasard et les coïncidences. Bref, les gens y mourraient à tour de bras sans que cela ne me concerne le moins du monde. Tout l'inverse de cette saison 2, brillante de son premier à son dernier épisode. C'est la même série, pas de doute, le même univers inspiré par le film des frères Coen. Mais la galerie de personnages s'est étoffée et tout ce petit monde a gagné en nuances et en humanité. C'est d'une intelligence sans faille, plein de belles percées philosophiques et psychologiques. Et la série reste un modèle de mise en scène (l'une des plus belles qu'on puisse voir actuellement à la télévision) et d'interprétation (tout le monde mériterait d'être cité, de Kirsten Dunst à Zahn McClarnon). Il y a bien sûr tout un lot de surprises, de rebondissements, d'incongruités qui font le sel du cinéma des Coen et de ceux qui s'y abreuvent. Mais avec cette deuxième saison, Fargo affirme son indépendance et offre une superbe tragédie antique dans une Amérique humaine, si humaine. Superbe.