La France est peut-être le pays qui a inventé le cinéma, elle n'a pas su gérer cette magnifique création. Car la production cinématographique de notre pays est bien inégale. Et surtout elle manque cruellement d'inventivité. Que ce soit sur le plan des genres abordés, sur le plan de la mise en scène, sur le plan de la construction scénaristique, la France n'a que très rarement fait des étincelles au niveau de l'originalité. Et surtout nous n'avons eu qu'une influence minimale dans l'histoire du cinéma passé les 30 premières années du 7e Art.

Et pourtant il y a eu Jacques Tati...

        Jacques Tati est peut-être le réalisateur français le plus connu à l'étranger, le plus reconnu en tout cas. Preuve que le monde entier sait reconnaître le génie français lorsqu'il le mérite. Et Tati était génial, non seulement il fait figure de meilleur cinéaste hexagonal du siècle mais c'est aussi un artiste primordial au niveau international. Alors pourquoi Tati n'est-il pas plus connu et célébré dans son propre pays ? Pour diverses raisons plus lamentables les unes que les autres. Car comme je vais l'expliquer dans la présentation de sa (trop) courte filmographie, le cinéma français est mort le jour où il a assassiné Jacques Tati.


Jour de Fête

(1949)

        La première œuvre de Jacques Tati est celle qui a le plus vieilli. Logiquement, car elle prend le parti de montrer un village campagnard de la France d'après-guerre dans toute sa joie de vivre. C'est d'ailleurs un extraordinaire film de renouveau, qui fait preuve d'un optimiste à toute épreuve, tranchant ainsi avec le désespoir de la 2e Guerre Mondiale. C'est avant tout un fabuleux document sur une France disparue et c'est la première pierre de l'édifice à la fois nostalgique et révolutionnaire que sera la filmographie de Jacques Tati. Jour de Fête est une comédie très amusante, souvent burlesque, parfois cruelle, toujours ancrée dans un village typique. Bourré de personnages caricaturaux mais attachants, le film est bien sûr dominé par Tati, acteur formidable, qui campe ici un postier à l'ancienne qui essaie de rivaliser avec la modernité américaine.

Ce thème principal est très important dans l'œuvre de Tati. D'une part parce que l'influence de la modernité et du mimétisme sur les individus deviendront ces principaux thèmes (plus tard ce sera plutôt l'influence des individus sur la technique qui dominera). Ensuite parce que c'est Tati lui-même qui va bientôt rivaliser avec les américains sur leur propre terrain. Car Jacques Tati est un cinéaste incroyablement moderne, précurseur sur un nombre incroyable de plans (en particulier sur l'usage des bandes sonores et même sur les idées de mise en scène). Pour preuve Jour de Fête est le premier film français en couleur (même s'il a fallu attendre presque 50 ans pour le découvrir dans cette version). Paradoxe d'un film dont le sujet est le terroir et dont le tournage fait appel à une technologie de pointe et à un sens incroyable de la mise en scène.


Les Vacances de M. Hulot

(1953)

        Quatre ans plus tard, Tati crée le personnage de M. Hulot qui ne le quittera plus et signe son premier chef-d'œuvre. Les Vacances de M. Hulot n'a pas pris l'ombre d'une ride et reste sur tous les aspects, un film d'une modernité formidable. L'utilisation de la bande son est phénoménale (David Lynch avoue avoir été très influencé par Tati), les acteurs sont grandioses, les images sont de toute beauté et surtout le film fourmille d'un nombre infini de détails. Cette richesse inépuisable et ce sens du gag hyper construit et poétique font partie des plus grandes forces du cinéma de Tati. On rit beaucoup dans les Vacances de M. Hulot, on rit de tout d'ailleurs (même d'un enterrement, c'est dire la modernité du film). Mais, et c'est là le plus important, cela n'exclue pas l'émotion. Comme Mon Oncle, Les Vacances de M. Hulot est un film qui déborde d'émotion pure.

La manière dont Tati trouble les vacances paisibles et ennuyeuses des autres personnes est irrésistible, il n'est pas un casse-pieds, au contraire, il est le seul à véritablement profiter de ses vacances. Il est le plus vivant et évidemment le plus attachant des personnages du film. L'émotion naît de ces relations avec les autres personnes, rejetés par les uns, admirés par d'autre (ah ! le mari qui suit sa femme toute la journée avec un désintérêt immense), appréciés par certains, mais finalement oublié quasiment par tous au moment des adieux. La première fin bouleversante d'un film de Tati, et ce n'est pas peu dire. Dans les 3 films suivants, Tati réussira de nouveau le coup de maître de créer des fins de film absolument phénoménales, mais celle des Vacances est un modèle d'efficacité dramatique. Où l'on hésite entre joie et tristesse, où l'amertume n'est jamais très loin du rire.


Mon Oncle

(1958)

        Avec ce nouveau bijou, Tati débute son chemin de croix en France en même temps qu'il acquiert la reconnaissance internationale. Bardé de récompenses (dont un Oscar du Meilleur Film Étranger), Mon Oncle est peut-être le meilleur Tati mais c'est bien difficile de choisir une œuvre en particulier dans la trilogie parfaite que forme les Vacances, Mon Oncle et Play Time. Cette pièce centrale est aussi le tournant de la carrière de Tati. Ses délires visuels et ses ambitions technologiques sont décuplées, elles atteindront leur apothéose avec le film suivant, le plus ambitieux projet de l'histoire du cinéma français, Play Time. Encore une fois l'œuvre s'avère d'une richesse incroyable, d'une drôlerie irrésistible, d'une beauté visuelle ET sonore phénoménale et surtout d'une portée émotionnelle magique. C'est un film tout "simplement" parfait. L'œuvre d'un visionnaire poète, hyper sensible, hyper perfectionniste, qui signe une œuvre que l'on pourrait comparer à du "Kubrick avec des sentiments" (et de la naïveté délicate, aussi).

Mon Oncle est peut-être le film le plus triste de Tati (un comble pour une comédie), c'est aussi une des plus grandes œuvres (tout support confondu) sur le temps qui passe. Le temps qui passe et qui détruit les époques (nostalgie mais sans amertume, Tati constate, c'est tout), le temps qui fait vieillir (les scènes avec la jeune fille devant la maison de Tati font partie de ces plus beaux moments de magie cinématographique), le temps qui file toujours trop vite. On est très ému devant Mon Oncle, de plus en plus au fil des visions (je le sais fort bien, c'est l'un des films que j'ai le plus vu dans ma carrière de cinéphile). Oeuvre inépuisable et primordiale, Mon Oncle est peut-être... je dis bien peut-être... et c'est très subjectif, le plus grand film de l'histoire du cinéma français.


Playtime

(1967)

        Et c'est ici que tout à foiré. Tati met près de 10 ans pour achever ce film monstre. Il construit de toute pièce une quasi ville pour lui servir de décor. Ce décor si primordial et si phénoménal dans PlayTime, ce décor si parfait (même les feux de circulation fonctionnaient), que Tati espérait devenir un studio de cinéma permanent pour les jeunes metteurs en scène, ce décor qui fut détruit peu après la fin du tournage... La fin de ce décor fut aussi symboliquement la fin de Tati. La critique en détruisant le film, le public en le boudant, tout le monde en méprisant ce pur chef-d'œuvre, sont responsables de la destruction de la carrière de Jacques Tati. PlayTime était la réponse au cinéma américain, c'était même une leçon magistrale donnée à Hollywood, les français pouvaient faire aussi gigantesque et mieux ! Car PlayTime est non seulement un film d'une beauté à couper le souffle, d'une modernité formidable, d'un humour intelligent et irrésistible mais aussi, et encore une fois, d'une émotion magique.

Certains ont vu dans Tati un rétrograde, et c'était tout le contraire. A l'aide d'une technologie toujours plus monstrueuse (un an ! un an juste pour créer la piste sonore !), Tati raconte juste des histoires, des histoires touchantes au possibles, sans pathos, avec une finesse proverbiale (enfin pour moi, la finesse de Tati est exemplaire). C'est l'œuvre d'un metteur en scène au sommet de son art, au sommet de son génie, qui se sacrifie entièrement pour sa passion. Et PlayTime est bel et bien un sacrifice, car comme je le disais plus haut, son échec fut le tombeau de Tati. Aujourd'hui, le film reste un choc visuel et émotionnel indescriptible. Une œuvre parfaite qui, bien que culte (surtout à l'étranger), n'a toujours pas retrouvé sa place dans l'histoire du cinéma. La France a boudé PlayTime, et bien tant pis, ce film est un monument du cinéma MONDIAL !


Trafic

(1971)

        Trafic est le dernier véritable film de Jacques Tati, Parade étant un spectacle filmé (dont on pourrait parler longuement aussi, tant cette œuvre est merveilleuse, mais ce ne sera pas le cas sur cette page pour le moment). Trafic reprend des éléments de Mon Oncle et de Play Time et les adapte au monde des automobiles. Forcément moins ambitieux que les deux précédents films (plus personne ne voulait produire Tati), Trafic est aussi un peu moins bon car il n'en possède pas toujours la porté émotionnelle et la beauté visuelle. Néanmoins c'est un film hilarant (mais vraiment hi-la-rant !). Et certaines séquences sont inoubliables (l'accident, le faux chien, la démonstration du camping-car, le salon automobile...).

Traversé de moments magiques (Hulot partant à la recherche d'essence, l'arrêt au bord du canal hollandais), Trafic renoue finalement plus avec les deux premiers films du maître. La nostalgie agit tout en finesse, la cruauté aussi. Tati offre aussi au film un personnage féminin grandiose qui vole souvent la vedette à Hulot. Un personnage féminin si attachant que pour la toute première fois (et c'est tant mieux parce que c'est aussi son dernier film), Hulot ne repartira pas seul à la fin. L'échec au box-office, le mépris de la critique, l'oubli dans lequel tombera Tati, le gâchis d'une carrière écourtée, tous ces faits rendent la vision de ce final encore plus bouleversante. Trafic est-il un chef-d'œuvre, finalement ? Au niveau du cinéma français cela ne fait pas l'ombre d'un doute.


        En méprisant Jacques Tati, le cinéma français (critiques, intelligentsia et même public, finalement) a coupé dans son élan un réalisateur ambitieux et génial et surtout il s'est lui-même mis à l'écart d'une confrontation avec Hollywood à armes égales. Fini l'ambition, fini l'émotion, fini la richesse, le cinéma hexagonal allait se mettre à regarder son nombril. En 1958, en 1967, on préférait se gargariser de minimalisme et de "nouvelle vague", on voit le résultat aujourd'hui....

        L'importance de Jacques Tati sera sans doute reconnue plus tard (cela commence, peu à peu, doucement). Et son héritage reste encore à dévoiler et surtout à utiliser. Des gens comme David Lynch ou Terry Gilliam l'ont bien compris, ils ont su découvrir et apprécier les trésors cachés dans ces œuvres trop vite rangées au rayon des antiquités. Ultime erreur ! Le cinéma de Tati n'a toujours pas rejoint la tombe, il est sur le seuil de la renaissance


Ouvrage de référence :

Tati - Marc Dondey - Ramsay Cinéma - 1989

Lien :

Le site officiel sur Jacques Tati

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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