Considéré par d'éminents spécialistes et principalement par le grand "trust" de la Sorbonne comme l'un des trois ou quatre ouvrages essentiels de l'histoire de la philosophie, la Critique de la Raison Pure est un mythe, une chimère. Tout le monde en a entendu parler, personne ne l'a lu. Combien sont-il en France, et même dans le monde, a pouvoir prétendre avoir lu le chef-d'œuvre kantien en son entier, sans en omettre un seul chapitre, une seule page ? Et combien sont-ils ceux qui peuvent prétendre maîtriser cet accomplissement magnifique de l'esprit humain ? On comprend certaines idées de la Critique de la Raison Pure, mais le cœur de l'œuvre nous échappe bien souvent. Même, lorsque, comme moi, vous avez suivi de nombreuses heures de cours entièrement dédiées à ces 700 pages qui changent le monde, vous ne pouvez pas dire que vous avez compris la Critique de la Raison Pure.
Certes, les concepts essentiels sont connus. La volonté de Kant de faire de la philosophie une science et donc d'en écarter les "délires" de la raison livrée à elle-même. Sa recherche des fondements de la connaissance humaine qui l'amène à théoriser les fameux jugements synthétiques a priori, donc de créer une connaissance transcendantale (une connaissance de notre manière de connaître les objets a priori). En effet, la raison peut émettre des jugements justes avant même l'expérience, mais ces jugements ne doivent pas dépasser les cadres de l'espace et du temps (pour la perception) et celles de catégories de l'entendement (par exemple : la causalité). Sinon, on tombe dans les antinomies de la raison pure. On pense pouvoir donner des jugements avérés sur la nature du monde, sur l'immortalité de l'âme et sur l'existence de Dieu. On se fourvoie et la métaphysique demeure un "champ de bataille".
Il est assez facile de réduire la Critique de la Raison Pure à ces quelques points essentiels. Il est facile et finalement faux, donc n'aller par répéter ce que je viens d'écrire au-dessus, c'est vraiment trop réducteur. Retenez au moins que Kant aimerait bien que l'on arrête de divaguer sur ce que nous ne pouvons pas connaître. En effet, nous ne pouvons avoir qu'une connaissance des phénomènes (la chose perçue suivant l'espace, le temps et les catégories de l'entendement) et non des noumènes (la chose en soi). Même si la phénoménologie essaiera après Kant de "réduire" nos perceptions jusqu'à revenir à l'essence des vécus, on ne peut qu'être d'accord avec Kant. Nous avons toujours une barrière entre le monde et nous. Et nous ne pouvons connaître que subjectivement.
Rappelons aussi que Kant ne nie pas l'importance morale de la foi religieuse, et il faudrait aussi s'arrêter sur la Critique de la Raison Pratique. Mais la Critique de la Raison Pure, dans sa splendeur indépassable du raisonnement, ouvrait à la philosophie des territoires nouveaux. En effet, elle lui dressait à la fois des barrières, elle donnait des limites à la raison, tout en nous offrant un rapport plus rationnel au monde. Elle permettait ainsi de séparer imagination et raison, sans pour autant nier la richesse de l'esprit humain.
Mais Kant a en partie échoué. Si sa philosophie critique a indéniablement influencé l'histoire de la pensée ainsi que celle des sciences (indissociables), elle n'a pas radicalement changé notre vision du monde. Et la réconciliation entre illusions et raison n'est pas encore pour demain. La pensée humaine est toujours un champ de bataille, mais la lecture de La Critique de la Raison, ou au moins son approche, permet de donner un peu plus de lumière dans la longue nuit de notre existence.
Le texte intégral est disponible en GF Flammarion. Je ne saurais trop vous conseiller la lecture des deux préfaces de Kant (pas celle du traducteur, même si c'est le directeur de l'UFR de philosophie de la Sorbonne, le grand spécialiste Alain Renaut) ainsi que de l'introduction. Si vous n'y comprenez pas grand chose, ne vous inquiétez pas, c'est bien normal. Un coup d'œil dans un dictionnaire ou dans l'excellent Le Vocabulaire de Kant dans l'indispensable collection Ellipses devrait bien vous aider. Si vraiment vous voulez vous investir dans des études kantiennes, des cours me semblent indispensables, mais là, c'est vraiment pour les plus atteints d'entre vous. |
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