Chacun donne au terme "romantique" un sens bien unique. On a tous notre idée du romantisme. Pour beaucoup, il évoque Chateaubriand et le lyrisme des âmes en peine. Mais ce romantisme, au sens le plus classique du terme, a pris la poussière. Trop galvaudé, trop vulgarisé, utilisé pour tout et n'importe quoi. Jusqu'à perdre son sens. Maintenant tout ou presque est romantique. Donc plus rien ne l'est. Pour faire table-rase des idées reçues et des errances, pourquoi ne pas remonter à une source possible ? Pourquoi ne pas aller retrouver une idée du romantisme qui s'éloigne des clichés ? Cette idée on pourrait la croiser dans le chef-d'oeuvre de Stendhal, ce monument qui réconcilie le romantisme le plus tourmenté avec le réalisme le plus coupant. Ce Rouge et le Noir qui incarne tout aussi bien une époque de notre histoire que quelques uns des plus beaux thèmes de la littérature française.
Julien Sorel est un provincial dont l'avenir semble tout tracé. L'armée (le rouge) ou la religion (le noir). Il choisit le noir, mais c'est au final le rouge, répandu dans l'église, qui marquera sa destinée. Tout le roman navigue entre les deux destins possibles de Sorel. L'adultère de province avec la triste et douce Madame de Rênal, ou la vie palpitante de la capitale auprès de la jeune Mathilde. Pour conter cette histoire, a priori fort classique, Stendhal refuse le lyrisme, les effets de style, et préfère une écriture épurée d'une rare beauté. Le Rouge et le Noir incarne en ce sens un idéal romanesque. La langue est simple sans être banale, le style est magnifique sans être pompeux, la narration est lente mais jamais ennuyeuse. On pourrait croire que le roman s'inscrit dans le classicisme mais au contraire il demeure novateur d'un bout à l'autre. Stendhal atteint la perfection d'un genre.
Mais bien sûr ce qui marque le plus c'est n'est pas tant la manière d'écrire de Stendhal, mais ce qu'il nous dit sur la vie. C'est très bête à dire, comme ça, mais c'est infiniment vrai. Son roman est exemplaire dans le sens où il nous conte les tourments les plus essentiels de notre existence. On y parle d'ambition, d'amour, de tentation, de famille, de croyance, d'espoir. Mais surtout on y parle du choix. Et le Rouge et le Noir est le grand récit dédié au choix. Et c'est en ce sens qu'il est follement romantique. Son lyrisme est moins formel qu'omniprésent dans les thèmes abordés. Les choix qui fondent une existence, partagés entre égoïsme et altruisme, entre raison et sentiments, entre haine et amour, sont présentés avec tant de finesse que l'on ne réalise pas à la première lecture l'entière portée de l'oeuvre. Ce n'est que bien plus tard, avec le temps, que l'on se rend compte que Stendhal nous parlait directement de nos vies, de nos propres choix.
Le romantisme de Stendhal n'est pas un récit de la passion, une idéalisation des sentiments amoureux. C'est une approche quotidienne, épurée, délicate et en même temps presque cynique des relations humaines. Julien Sorel est un héros complexe, détaché du monde, dont les sentiments nous échappent toujours ou presque. La retenue chez Stendhal n'empêche pourtant pas les déchaînements des passions. Mais ces instants sont rares. Ce qui renforce leur violence, leur puissance de vie.
J'aime Le Rouge et le Noir pour de nombreuses raisons. Il incarne pour moi le roman idéal, quand le style et le récit sont en parfaite adéquation, quand l'un n'étouffe pas l'autre, mais au contraire, quand les deux s'équilibrent. L'oeuvre de Stendhal est aussi empreinte d'une philosophie discrète mais qui bouillonne de génie. Et ce qu'il nous apprend des rapports humains est inestimable. Le Rouge et le Noir est une oeuvre extrêmement sensible qui essaie vainement de se cacher derrière un recul un peu hautain. Mais il ne trompe personne. Le grand roman sur le choix est aussi un grand roman d'amour, et c'est une histoire d'une tristesse infinie, il ne pouvait pas en être autrement.
excellentes éditions en GF ou en Folio, au choix.
