Sense8 - saison 1

Avec Cloud Atlas, les Wachowskis semblent avoir atteint le sommet de leur inspiration au cinéma. Avec Sense8, ils passent à une nouvelle étape de leur œuvre, bien secondés par Joseph Michael Straczynski (Babylon 5). Débarrassés des obligations du grand écran et des carcans de la durée, ils peuvent à la télévision laisser libre cours à toutes leurs idées, même les plus risquées. Certes, Sense8 n’est pas une série comme les autres, cette première saison est conçue comme un long-métrage de douze heures, en trois mouvements. Et c’est un nouveau coup d’éclat pour Netflix, qui ne cesse de donner le feu vert à des projets audacieux et souvent gagnants. Enfin, espérons juste que la chaîne soutiendra au moins une deuxième saison, ce qui est fort probable vu l’accueil enthousiaste du public pour ce projet qui n’aura fait tiquer que quelques critiques complètement perdus.

Ni une série, ni un film, Sense8 brouille les cartes dès l’entame. C’est, très littéralement, un vaste mélange des genres. Science-fiction ? A peine. Polar, alors ? Peut-être. Comédie dramatique et romantique ? Davantage. Œuvre tendre en forme d’ode à l’amour et à l’humain sous toutes ses formes ? Certainement. En suivant huit personnages principaux, dans huit endroits différents autour du monde, Sense8 est un récit choral qui se dévoile sur la durée. Pas d’urgence, l’étude de caractères est soignée, partant des stéréotypes pour les briser peu à peu. L’impatience n’est pas recommandée, au contraire, la série choisit son rythme et prend le temps de chérir chacun de ses protagonistes.

Parfois, une scène d’action parfaitement ficelée ponctue l’histoire, mais l’intérêt de Sense8 est définitivement ailleurs. Dans cette tendresse déjà évoquée, qui relie des caractères très différents, a priori opposés. C’est avec ses scènes « fusionnelles » que la série atteint ses sommets. Elles sont inoubliables, car complètement ridicules sur le papier et de petits miracles en images. Qu’il s’agisse d’un karaoké planétaire sur le kitsch What’s Up des Four Non Blondes, d’une « partouze » sans frontières ou d’une farandole d’accouchements aussi crue que poétique, les Wachowskis osent l’impensable et en sortes vainqueurs.

Il faut donc le voir pour le croire et les mots paraissent un peu maladroits pour décrire une œuvre aussi fragile. Il faut voir Sense8 pour comprendre comment ses auteurs désamorcent en un clin d’œil toute moquerie et balaient tous les préjugés. Ils parviennent même à justifier l’existence de la carrière de Jean-Claude Van Damme, c’est vous dire l’étendue de la réussite. Plus sérieusement, la série se révèle très plaisante par le soin qu’elle porte au choix de ses comédiens (une vraie transsexuelle pour jouer une transsexuelle, pour citer le plus évident des exemples) ou de ses lieux de tournage (dans les vrais pays pour une fois). Sense8 est à la hauteur de ses grandes ambitions sans jamais rien sacrifier de sa bienveillance communicative. C’est, avant tout et surtout, une série adorable, qui fait du bien.

Qu’un tel projet puisse voir le jour est un prodige en soi. On pardonne aisément les petits défauts, en particulier au niveau de la forme (on ne compte plus les faux raccords). Le tournage a du se faire à toute vitesse pour limiter les coûts. Malgré tout Sense8 possède une belle tenue visuelle sans atteindre, bien sûr, les exploits des Wachowskis pour le cinéma. Tout est mis en place pour un récit de longue haleine, prévu sur cinq saisons. On croise les doigts très fort et on souhaite que les intérêts financiers ne triompheront pas d’une œuvre d’art unique en son genre. Sense8 est à la fois un hymne à l’empathie universelle, à la compréhension et au respect des différences, un baume pour les bleus de l’âme tout autant qu’un divertissement, souvent très drôle, qui se révèle bien vite indispensable.


True Detective - saison 1

C’est un film de 8 heures. Après tout ce n’est pas une durée inédite, il y a bien des Bela Tarr qui durent aussi longtemps et des Rivette qui battent le record. A la différence, essentielle, qu’ici c’est un film découpé en segments d’une heure. Et produit pour la télévision. Une série, donc ? Comme vous y allez ! Avec son réalisateur unique, ses qualités plastiques exceptionnelles (même pour une œuvre de cinéma), son histoire qui va d’un point A à un point B sans digresser, True Detective apparaît comme le chaînon manquant entre la télévision et le 7e Art. La frontière était devenue floue depuis longtemps, avec tous ces blockbusters qui ressemblaient à des pilotes et ces séries aux ambitions décuplées. Mais là une nouvelle étape a été franchie. Pour cela les créateurs se sont inspirés d’un schéma classique britannique : peu d’épisodes et une histoire complète sur une saison.

Bien sûr, ce n’est pas seulement le format qui fait de True Detective l’événement de 2014. C’est avant tout parce que c’est une réussite globale. La splendeur des paysages de Louisiane, décors gothiques et oniriques, suffirait presque à rendre l’expérience indispensable. Mais cette atmosphère contamine toute l’œuvre. Transformant le polar classique en expérience métaphysique. Oui, n’ayons pas peur des mots, tant True Detective offre une quête existentielle d’une force rare. Sa grande beauté n’est pas seulement plastique, elle surgit du contraste entre la noirceur, voire le désespoir de l’essentiel du récit, soudainement contrebalancé par un final inattendu et très émouvant. Des plus profondes ténèbres, la lumière gagne peu à peu.

C’est cette fin, qu’on n’osait pas envisager vu les élans nihilistes qui la précèdent, qui donne toute son envergure à la série. Oui, il y aura eu des scènes chocs, des instants déprimants. Tout du long une ombre plane, presque palpable. A tel point qu’on se retrouve souvent à la lisière du fantastique, certains y reconnaissant même la patte de Lovecraft. Mais pas de Grands Anciens surgissant du bout de l’univers, non, juste l’omniprésence du Mal, dans son horreur et son absurdité. Deux anti-héros, créatures un peu brutes mais si humaines, viennent sacrifier leur existence dans la lutte apparemment dérisoire contre ces ténèbres. De leur détermination naît cet espoir vacillant, cette fameuse clarté qui transperce peu à peu l’obscurité.

On a beaucoup parlé des comédiens (extraordinaires), de la mise en scène (ah, ce plan-séquence à la fin du quatrième épisode !), de la musique (par le légendaire producteur/guitariste T Bone Burnett), des mystères et des indices, avec une passion qui n’est pas sans rappeler celle qui accompagnait la diffusion de Twin Peaks. Il faut cependant encore souligner la subtilité de la série qui se peint avec toutes les nuances du clair-obscur. Subtilité des caractères décrits et des faux-semblants, subtilité des clefs offertes où une simple cravate jaune suffit à dévoiler tout un pan de l’histoire, subtilité aussi dans le mélange des genres. Comme je l’ai mentionné précédemment, True Detective n’est pas une série fantastique, même si elle reprend bon nombre des codes du genre. Certains spectateurs ont été décontenancés par cette absence de catégorisation nette. Pourtant, cette indétermination est fréquemment l’apanage d’œuvres ambitieuses.

En laissant beaucoup à l’imagination, True Detective compense les passages obligés parfois complaisants. Un peu trop de nudité féminine, un peu trop de gore : on nous rappelle qu’on est sur la chaîne HBO qui s’en est fait une marque de fabrique (voir pour cela le laborieux Game of Thrones). Heureusement, la série déploie des trésors de finesse pour maintenir l’attention, ne serait-ce que par la construction en flashback, très maligne, qui relance l’intérêt toujours au bon moment. C’est aussi en cela qu’on rejoint le cinéma, dans cette absence de remplissage. Pas besoin de rajouter des histoires secondaires superflues juste pour espérer obtenir une saison supplémentaire ou pour obtenir le nombre d’épisodes commandés par la chaîne. Tout était prévu par Nic Pizzolatto, le démiurge de True Detective.

La deuxième saison ne gardera que le créateur et donc l’esprit de la première. Tout le reste sera différent : lieu, époque, comédiens, metteur en scène… On y reviendra donc moins pour retrouver des personnages ou pour mettre un terme au suspens, que pour se replonger dans un style ou par curiosité. Ceci dit, True Detective ne se contenterait que de cette première saison, la face de la télévision en resterait changée. Dans l’infini du tout-venant et de la médiocrité, c’est une étoile supplémentaire. Peu à peu la qualité s’installe durablement sur les petits écrans, confirmant une alliance avec le cinéma. Les vieilles oppositions et les querelles ancestrales touchent à leur terme, les deux médias  sont enfin unis sous les voûtes de Carcosa…


P'tit Quinquin

de Bruno Dumont

P'tit Quinquin est tant de choses qu'il semble difficile de les résumer en quelques paragraphes. Tout d'abord, comme clamé par Les Cahiers du Cinéma, c'est la meilleure comédie de 2014 : un fou rire quasi non stop pendant plus de trois heures. Les instants de pause dans l'humour ne faisant que renforcer la sidération provoquée par l'œuvre. C'est, par suite, le meilleur film français depuis bien longtemps et probablement une des créations les plus mémorables produites dans l'hexagone ces 20 dernières années. Ce n'est guère étonnant puisque c'est une forme d'accomplissement pour Bruno Dumont, dont toute la filmographie semblait tendre vers P'tit Quinquin. Malgré leurs thèmes souvent sordides, les précédentes œuvres ch'tis du réalisateur n'étaient jamais loin du burlesque et de l'humour plus ou moins volontaire.

Car cette fois pas de doute, il s'agit bel et bien d'une comédie, malgré ses accents policiers et métaphysiques, c'est une vraie bonne tranche de poilade avant tout. Ceci avec la complicité des comédiens, qui bien qu'ils soient amateurs, savent fort bien ce qu'ils font. On rit avec les personnages et les clichés et pas à leur dépend. P'tit Quinquin se révèle d'une richesse comique rare, chaque plan recelant un ou plusieurs gags et chaque réplique devenant inoubliable. Je ne vais pas citer d'exemple, car ils sont trop nombreux et ils font partie du plaisir de la découverte. On reste aux aguets du moindre détail, au bord de son siège, passant d'une stupéfaction à l'autre. Le mélange des types de comique, proposé dans un tel contexte, semble étrangement inédit.

Si la mise en scène de Dumont s'avère toujours aussi parfaite, chaque plan étant travaillé avec soin, il faut chanter les louanges des comédiens. Dans le rôle du commandant Van Der Weyden, Bernard Pruvost, jardinier dans la vraie vie, est absolument génial ; il développe une personnalité comique totale, de la gestuelle à la diction en passant par une maladresse dont on ne sait jamais si elle feinte ou naturelle. Le duo qu'il forme avec Carpentier (Philippe Jore) possède une dynamique incroyable. Plutôt que de nous resservir ces comédiens professionnels généralement nuls et surpayés, Dumont laisse le champ libre à des amateurs qui ont pour eux leur naturel. Bref, nous voilà vengés de la quasi totalité des horreurs françaises.

Bien sûr, en tant qu'enquête policière provinciale, mais avant tout étude de caractères, P'tit Quinquin peut attirer les comparaisons avec le récent True Detective ou l'éternel Twin Peaks qui se retrouve cité à tout bout de champ depuis 25 ans. Mais la mini-série de Bruno Dumont existe dans sa réalité et son genre propres. C'est une création très française qui s'assume comme telle avec une certaine malice. A mi-chemin entre la télévision et le cinéma, le réalisateur s'inscrit idéalement dans l'air du temps. De surcroît, au-delà de sa puissance comique évidente, P'tit Quinquin laisse aussi de la place à une vision poignante de l'humanité, entre cruauté sociale et poésie abrasive. Quand Robert Bresson rencontre Jacques Tati et Louis de Funès, cela fait date dans le paysage culturel français.

 
 
 
 
 
 
 
 
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