Ce n'est pas la première fois que je laisse passer une année sans classement cinéma et c'est aussi fréquent que les tops soient publiés tardivement. Plusieurs raisons à cela : tout d'abord, l'envie de voir le maximum de films qui m'enjoint à repousser sans cesse le moment où je commence à rédiger ces petites chroniques. Ensuite, la difficulté, certaines années, à simplement trouver une dizaine de films à mettre en avant. Enfin, il est bon de laisser du temps au temps.

C'est un véritable piège de la critique, depuis toujours et exacerbé à notre époque, où on juge les œuvres avant même qu'elles ne soient sorties. On en est à envoyer son micro avis pendant le visionnage, ou à peine au moment où les lumières se rallument. C'est rigolo de faire ça, sans doute. Mais c'est tout aussi futile et généralement nul. Cette urgence de donner son avis, d'être le premier, inhérent aux aspects les moins recommandables de la cinéphilie, est essentiellement liée à une question d'ego, ainsi que, pour certains, à une question d'audience et donc d'ego et d'argent (le pire duo de l'ère capitaliste). L'art et son plaisir s'en trouvent évidemment complètement écrasés, mis sur le bas côté, comme un simple prétexte. On ne dépasse plus que rarement de simples "j'aime, j'aime pas, c'est génial, c'est nul" qu'on doit plutôt réserver aux causeries entre potes ou à de vagues recommandations au détour d'un repas de famille (si on n'aime ni sa famille, ni ses potes).

Bien sûr, quand j'écris ici c'est avant tout une expression d'ego, mais un ego qui prend son temps, un ego non soumis aux diktats de l'argent et de l'audience. Je suis au moins débarrassé des principaux parasites de l'époque. Je n'ai rien à vous vendre et je n'ai même pas l'ambition d'être lu. Bref, tout cela pour vous dire que sans ces pressions externes, j'avance d'autant plus à mon rythme.

Au sein de ce classement, je mélange des films sortis en 2023 et 2024 en France. Ou jamais sortis en France. Ou en 2022, aux États-Unis. Ou peut-être au Japon ? Certains sortiront en 2025. Au cinéma ? Sur des plateformes de streaming ? Je n'en sais rien, que vous dire ? On s'en fiche ? Bien sûr qu'on s'en fiche. Une seule chose compte : ces films existent. Ils sont visibles, d'une manière ou d'une autre. Ils sont là, dans notre monde, et pour une bonne partie d'entre eux, ils accomplissent les plus belles ambitions du 7e art. S'ils ne peuvent sans doute pas directement changer ce monde, au moins ils peuvent modifier notre regard sur la société, sur l'Histoire, sur autrui, sur nous-mêmes. Que ce soit par le divertissement pur ou par l'évocation insoutenable de nos pires faiblesses. Par la douceur d'une promenade en forêt ou par une Odyssée baroque, par le murmure ou par le chant, par le silence ou par le bruit et la fureur, ces œuvres nous nourrissent et nous transforment.  


 

 

30

Rye Lane

Pour entamer ce classement en douceur, rien de tel qu'une comédie romantique réussie. Genre prolifique, mais généralement marquée par une gentille médiocrité, la romance légère sait aussi offrir de petits éclats de bonheur ensoleillé. C'est le cas de Rye Lane, film frais et tendre, bien mis en scène et bien interprété.

 


 

29

Bottoms

De la comédie sociétale bourrine qui met les pieds sur la table avant de la renverser. Les filles aussi ont droit à leur fight club, suréaliste, malpoli, bourrin, souvent hilarant.

 


 

28

Past Lives

Une romance sur fond de déracinement et de tensions culturelles, toute en retenu, presque trop, mais qui laisse un joli souvenir de mélancolie insondable.

 


 

27

Wicked

Cela aurait pu être une catastrophe. Cela aurait dû être une catastrophe. L'adaptation filmée de la comédie musicale Wicked n'avait aucun droit, ni aucun espoir, d'être aussi réussie (toutes proportions gardées). Certes, elle conserve certains problèmes inhérents à l'œuvre d'origine. Les chansons, en particulier, font juste acte de présence et sont peu mémorables (les fans ne seront pas d'accord, mais quand-même, ce n'est ni Cats, ni le Rocky Horror, tout est assez interchangeable). Le film compense par une générosité inespérée et une belle application dans la (re)création d'un univers ultra connu. Il y a un petit côté Harry Potter (c'était et cela reste dans l'air du temps) et un petit côté Seigneur des Anneaux (c'était et cela reste dans l'air du temps aussi). Il y a un petit côté Disney, mais à l'envers (Disney s'en est inspiré depuis, notamment avec Maléfique).

Ce côté un peu subversif, qui retourne l'histoire pour montrer que les méchants ne sont pas ceux que l'on croit, conserve une bonne part de son intérêt. Surtout, il y a d'excellentes performances des comédiens (Arianna Grande, pour laquelle je n'ai pas d'affection particulière en tant que chanteuse pop, est ici une vraie révélation). Non, Wicked n'avait aucun droit d'être aussi plaisant, à tel point qu'on se surprend à vouloir voir la deuxième partie.

 


 

26

Dungeons & Dragons - Honor Among Thieves

Celui-là, c'est juste pour le plaisir. C'est un divertissement dans le sens le plus noble du terme. De l'heroic fantasy qui cherche à bien faire, avec générosité. On est là pour s'amuser et tout le monde semble s'éclater, les comédiens, le metteur en scène, l'équipe technique. Vous le savez aussi bien que moi, ce genre de films n'est pas du tout, mais alors pas du tout facile à réussir. Les salles et les robinets de streaming sont remplis de ratages. Le blockbuster spectaculaire qui se donne à fond, tout en préservant une vraie qualité sur la longueur et pas seulement pour deux ou trois scènes d'action resucées, c'est rare, c'est un peu magique. Ce Donjons et Dragons là était inattendu (les précédentes adaptations sont proverbialement nulles), il n'en est que d'autant plus joyeux à regarder.

 


 

25

Showing Up

Kelly Reichardt fait un pas de côté pour se moquer gentiment du monde de l'art et de ses propres démons. C'est moins fort que ses œuvres précédentes, mais il reste de fantastiques éclats.

 


 

24

Evil Dead Rise

Bah oui, pourquoi pas ? C'est du cinéma d'horreur mainstream, certes, mais bien fait. Et c'est le premier Evil Dead qui essaie quelque chose de vraiment différent depuis le troisième opus signé Sam Raimi. On abandonne la cabane dans les bois pour un nouveau terrain de jeu. Vous savez quoi ? C'était une bonne idée. Car l'identité de la franchise est préservée : c'est aussi drôle qu'horrible. Cela reste la meilleure référence en terme d'épouvante bourrine, de gore fun. 

 


 

23

Vermines

En tant qu'arachnophobe, je peux vous parler aisément de ce sous-genre horrifique qu'est le film d'araignées. Et pas pour vous en dire du bien. C'est un sous-genre sinistré. Même les oeuvres considérées comme des classiques ne valent généralement pas grand-chose. Même Arachnophobia, clairement le haut du panier, c'est pas l'extase. Et je ne parle même pas de L'Horrible invasion (plutôt nul) ou de Eight Legged Freaks (vraiment nul). Cette année, on a de la chance, on a eu Sting (plutôt bien) et Vermines (plutôt excellent).

Ce serait aller un peu vite en besogne en qualifiant le film made in France de meilleur film d'araignées de l'histoire du cinéma, mais ça n'est pas si improbable que cela. Déjà parce qu'il y a un peu plus de matière que d'habitude, le thriller à huit pattes se doublant d'un discours sur la banlieue et ceux qu'une partie de la population considère comme les vraies vermines. Ensuite, il y a une tonalité et une énergie qui font la différence. Enfin, les scènes impliquant les bestioles sont loin d'être indignes, surtout pour un petit budget. C'est du bon boulot et un vrai jalon au sein d'un sous-genre prolifique généralement consternant.

 


 

22

Beetlejuice Beetlejuice

Oui, absolument oui. Et non, en même temps non, hein, ce n'est pas LE GRAND RETOUR de Tim Burton, ce n'est pas un grand film, ohla, loin de là. C'est long à démarrer, ça repose beaucoup sur le fan service, et, si le climax est merveilleux, il arrive un peu tard. Mais ! QUEL BONHEUR, pardon, je me suis exclamé, mais vraiment, quel bonheur, de voir Burton prendre du plaisir à filmer, à simplement retrouver des comédiens qui ont l'air heureux d'être là. On le pressentait avec la réussite de la série Wednesday, avec un retour aux bases le réalisateur s'offre une nouvelle jeunesse.

Ce film, on est bien d'accord, c'est de la pure nostalgie, un hommage à un temps désormais si lointain. Beetlejuice, c'était le premier vrai long-métrage 100% Burton, celui par lequel tout a pleinement commencé. Cela reste la plus pure distillation de son univers. Il y revient ici avec une joie communicative.

Et il y a Winona Ryder, merveilleuse comme au premier jour. Et il y a Jenna Ortega, la nouvelle égérie (et la muse c'est Monica Bellucci, parfaite dans le rôle de l'inévitable poupée recousue). Il y a Michael Keaton qui ne s'est jamais autant éclaté que dans ce rôle. Ils sont presque tous là, même le banni Jeffrey Jones. Il y a le côté bricolé, l'humour noir et les gags pouêt-pouêt. Il y a les scènes musicales incongrues et quelques surprises. Franchement, je n'en espérais pas tant. Quel bonheur, vous dis-je.

 


 

21

Barbie

Le phénomène de société mondial de 2023, c'est ce blockbuster fou-fou qui tente le grand écart impossible entre critique de la société capitalisto-patriarcale et célébration de ladite société consumériste, où tout finit par le rire et l'exploitation bienheureuse. En résulte un film aussi drôle que créateur d'un malaise insondable. Pour chaque percée féministe percutante, il y a un pas de côté rassurant qui vient inévitablement étouffer la révolte dans l'oeuf. Le vieux monde craque de partout, les garde-fous ne pourront plus tenir longtemps et la société du spectacle ne parvient plus à digérer toutes les colères. Barbie est un symptôme, pas un remède, un intrigant film malade.

 


 

20

Inu-Oh

Le réalisateur de Mind Game, un des plus grands films de l'histoire du cinéma, on le rappelle, creuse toujours son sillon ultra spécifique. La quintessence de l'animation japonaise, complètement inexplicable, d'ailleurs je ne veux même pas vous dire de quoi ça parle. Je le pourrais, enfin, je crois, mais non, allez-y sans rien savoir, laissez-vous emporter, c'est toujours unique.

 


 

19

The Substance

Le film de body horror ultra gorasse, hyper vénère, avec un message politique bien dans ta gueule. En gros, la fusion de Cronenberg et de Carpenter qu'on n'osait plus vraiment espérer, tant tout le monde cite ces deux là sans presque jamais aller au-delà de l'hommage un peu simpliste (à quelques exceptions près, comme le grandiose Titane). The Substance n'est pas subtil, mais They Live et Frissons ne l'étaient pas non plus. On est ici du côté de Brian Yuzna et de Stuart Gordon, c'est l'héritage de Street Trash et de Elmer le remue-méninges. C'est du gros Z avec les atours d'un film hollywoodien respectable. Ce qui a permis à des gens qui n'iraient jamais voir ce genre de films de se prendre une bonne dose de tripailles dans l'oeil. Et à la critique de se dire qu'on tenait là un manifeste. Le crime est donc parfait.

 


 

18

Good One

La "good one", c'est la bonne fille, celle qui accepte sans trop rechigner les règles de la famille et du patriarcat. En toutes circonstances, elle doit faire bonne figure et faire honneur à la place qui lui est accordée. Jusqu'à quel point ? Pour poser cette question et donner une ébauche de réponse, la réalisatrice s'inspire de Kelly Reichardt et propose une randonnée en forêt. Car c'est bien là que les épiphanies ont souvent lieu. Petites humiliations, petites concessions, faire silence, jusqu'à quand ? Et, lorsqu'il devient impossible de se taire, le risque de ne pas être entendue, de ne pas être écoutée. Une seule solution alors : se révolter. La réalisatrice India Donaldson choisit une approche épurée, très retenue, d'autant plus forte.

 


 

17

Nimona

Derrière la classique fable d'heroic fantasy, Nimona s'affirme comme un des films les plus merveilleusement "woke" (donc humaniste et bienveillant) de la période. Avec une héroïne genderfluid et un héros gay, le film a déjà de quoi faire hurler les imbéciles de tout poil. Mais l'inclusion va au-delà de la simple (et louable) représentation, avec un univers de SF médiévale où la question du traitement des minorités est nettement plus développée qu'à l'accoutumé, en tout cas pour un dessin animé visant en priorité un jeune public d'ados et de préados. Certes, le sujet de la tolérance est une scie des œuvres pour la jeunesse, mais Nimona va plus loin en choisissant de décrire une héroïne complexe, nuancée, encore plus cruellement rejetée qu'à l'habitude. Il y a les passages obligés, les scènes d'action et les rebondissements plus ou moins attendus, mais c'est l'univers et surtout ses protagonistes qui élèvent l'oeuvre au-dessus du tout-venant.

 


 

16

Janet Planet

La relation compliquée entre une mère qui se cherche et sa fille pré-ado qui commence à se chercher. A priori, c'est du classique, mais le film est très subtil, plein de détours et de surprises. Il adopte un rythme ample et refuse les facilités. L'oeuvre mise sur l'intelligence du regard de ses spectateurs, cela fait du bien.

 


 

15

Wallace & Gromit - Vengeance Most Fowl

Bien longtemps après leur premier long-métrage (n°1 de ce classement, il y a je ne sais plus combien d'années), les deux héros de pâte à modeler sont de retour en grand format avec une suite de leur plus célèbre aventure (The Wrong Trousers). La vengrance du pingouin sociopathe donne de l'ampleur à une formule maintes fois éprouvée. C'est cousu de fil blanc, mais il y a l'efficacité du récit, l'efficacité de l'action, l'efficacité des gags qui partent dans tous les sens. Oui, cela joue sur la nostalgie, un peu, beaucoup, mais on en redemande.

 


 

14

The Holdovers

Un grand film de Noël ? Un vrai bon film qui, en plus, se déroule à Noël ? Ce n'est pas commun, je vous l'assure. En tant que spécialiste autoproclamé des films et surtout des disques de Noël (je vous dois un top de ces derniers depuis au moins 10 ans), je peux vous dire que la réussite de The Holdovers est des plus inespérées. Alors, certes, c'est avant tout une histoire de famille improvisée, une très belle histoire de solitaires qui se heurtent et finissent par s'apprécier. Noël est une toile de fond, mais pas que. Il y a un côté conte de Noël qui fait que la fête n'est pas qu'un élément du décor. Si on ajoute des comédiens au top niveau et une patine 70's très maniérée, on tient là un nouveau classique de fin d'année.

 


 

13

Bookworm

Les films indépendants qui vous racontent comment un père absent redécouvre son enfant au hasard d'un road movie pittoresque, ça va, vous et moi on a donné. Tellement de fois. Cependant, celui-là, croyez-moi, il ne paye pas de mine mais il est vraiment différent. Laissez-lui un peu de temps pour déployer son incroyable bizarrerie, vous ne le regretterez pas. La dernière partie vaut à elle seule le détour. Et rien que pour la performance d'Elijah Wood, acteur au parcours toujours intéressant, le film est à voir.

 


 

12

La Chimera

Alice Rohrwacher ajoute un chapitre à son recueil de portraits issus d'une Italie marginale et nostalgique. Ici, ce sont des pilleurs de sites archéologiques qui passent sous le prisme de son réalisme poétique. Mine de rien, la réalisatrice est en train de créer une œuvre brillamment cohérente et discrètement épique, hantée par une profonde tristesse.

 


 

11

All That Breathes

C'est un documentaire sur un sujet très spécifique. Dans l'une des villes les plus polluées de la planète (New Delhi), deux frères consacrent leur existence à essayer de sauver des milans noirs. Cette hyper spécificité est évidemment une ouverture vers une réflexion sur notre rapport à la nature, à la vie, à la Terre toute entière. De l'anecdotique, on aboutit à une description bouleversante d'un monde meurtrit par l'aveuglement des hommes.

 



 

10

I Saw the TV Glow

C'est le meilleur genre de films d'horreur : ultra personnel, totalement universel. Avec I Saw the TV Glow, la réalisatrice Jane Schoenbrun souhaitait évoquer leur terreur d'avoir vécu une existence sans accepter leur transsexualité et leur non-binarité. Oui, c'est très personnel, mais le thème englobe le fait de se sentir étranger à sa propre personne, de se sentir à l'écart du monde, de sentir que l'on passe à côté de sa propre existence. Pour aborder de manière détournée ces problématiques, la réalisatrice choisit le rapport fusionnel à la culture populaire, la vision idéalisée des œuvres que l'on découvre adolescent et qui nous donne une raison de vivre (pour mieux se rendre compte, arrivé à l'âge adulte, que ce n'était pas aussi bien que dans notre souvenir). Le film parvient à décrire ces sentiments avec une immense subtilité, au sein d'un univers baigné d'inquiétante étrangeté. Visions surréalistes, effrayantes et poétiques se succèdent, sans jamais chercher l'effet facile. La conclusion, déchirante, vient nous briser le cœur. Une splendeur.

 


 

9

Flow

Dans le genre foisonnant du post-apocalyptique, il y a bien sûr l'approche Mad Max : les survivants déliquescents de l'humanité s'entre-tuent pour trois fois rien dans un paysage dévasté. Désormais, il faudra aussi compter avec l'approche Flow : de l'humanité, il ne reste que des ruines, la Terre est rendue aux animaux qui doivent faire face aux événements climatiques extrêmes. Si l'histoire essaie de conserver au maximum le comportement réaliste des différentes espèces représentées, il s'y déroule très vite un miracle Malickien : chacun y découvre l'empathie. La solidarité entre les races s'organisent, difficilement, mais sûrement. Un message à nous faire passer, sans doute ? Oh, plus d'un message, beaucoup de messages, la plupart d'entre eux crèvent les yeux. Mais pour autant, ce n'est pas un film pour enfants. C'est une oeuvre d'une noirceur presque totale, hantée par les terreurs de la noyade et de l'abandon.

A deux doigts de sombrer dans une forme d'horreur nihiliste, Flow compense par son humour et son style visuel hérité du cell shading des jeux vidéo. Créé avec le logiciel open source Blender, Flow est aussi un geste politique dans sa conception. L'image rappelle ainsi Wind Waker de la saga Legend of Zelda, un opus qui se déroulait aussi dans un monde noyé par les océans. L'aspect jeux vidéo désarçonne quelque peu, avant de pleinement séduire. Le visuel fluide et onirique correspond à une vision de la nature de plus en plus débarrassée du regard humain. Quelques touches de mysticisme plus ou moins zen relie encore Flow à la spiritualité des hommes, mais l'avenir appartient définitivement aux autres espèces. C'est du cinéma de "l'après", à la fois angoissant et plein d'espoir.

 


 

8

Emilia Perez

C'est un peu le film somme de Jacques Audiard, l'œuvre qu'il portait en lui depuis ses débuts derrière la caméra. Cinéaste qui a toujours questionné la masculinité dans ses aspects les plus violents et toxiques, Audiard trouve ici la forme et le fond pour aller au bout de ses questionnements. On a critiqué le manque de réalisme des prémisses, sans comprendre que la réalité a peu de place dans un film musical qui joue en permanence sur la licence poétique propre au genre. C'est du réalisme poétique, donc, à l'ancienne, où les séquences musicales viennent balayer le sordide du contexte. Ce n'est pas un documentaire sur les cartels mexicains, sur la violence liée à la drogue, c'est une riche métaphore sur le déterminisme, sur les mille et une nuances des genres, sur les évasions et les rédemptions rêvées et impossibles. C'est un film formidablement audacieux, qui ne craint ni le kitsch ni le lyrisme. Son succès est un des plus beaux signaux positifs de l'année culturelle 2024.

 


 

7

La Bête

N'ayant jamais adhéré au cinéma de Bertrand Bonello, j'avoue ma surprise devant La Bête. Cette ambitieuse variation autour d'une nouvelle d'Henry James s'étend sur trois genres casse-gueules : le film en costumes, le thriller sociétal contemporain et la science-fiction d'anticipation glaçante. Dans les trois cas, Bonello aurait pu se prendre largement les pieds dans le tapis, tant les pièges étaient nombreux. Il s'en sort brillamment, avec quelques idées assez géniales et quelques scènes sublimes. Les conclusions des trois histoires, en particulier, sont d'absolues réussites. Oui, c'est très référencé, l'ombre de David Lynch plane, mais le réalisateur a trouvé sa voie. De sucroît, au cœur de La Bête, il y a une nouvelle superbe performance de Léa Seydoux, actrice qui peut être extraordinaire sous le regard d'artiste qui comprennent son potentiel. Fort bien soutenue par son binôme masculin, l'excellent George MacKay, elle transcende de sa présence une œuvre idéalement actuelle, déchirante et terrifiante.

 


 

6

Here

Pour empêcher toute confusion, je parle ici du film belge de Bas Devos sorti en France en juillet 2024. Il ne s'agit donc pas de l'inutile adaptation du roman graphique Here par Robert Zemeckis qui n'a pas sa place dans ce classement (lisez le livre !).

Here de Bas Devos est la quintessence du cinéma "social" qui prend, littéralement, les chemins de traverse. Les thèmes politiques ne sont jamais mis sur le devant de la scène, ils sont là, à bas-brui. Ils sont omniprésents, mais traités comme de simples évidences de la vie des protagonistes. Nul misérabilisme ici, au contraire, avec une grande douceur, très progressivement, le film s'évade et impose sa tonalité unique.

Dans son dernier tiers, il n'y a plus que des êtres humains et du lichen, la transcendance en miniature par un petit retour à la nature. C'est un film sur les liens entre tous les humains (autour d'une bonne soupe de préférence), entre les humains et tout ce qui est vivant. La forme, à la fois simple et riche de plans magnifiques, est à l'image de l'ensemble de l'œuvre : faussement minuscule. C'est du cinéma sensoriel, panthéiste, secret et bouleversant.

 


 

5

Cerrar Los Ojos

Premier film de Victor Erice depuis 1992, et son premier film de fiction depuis 1983, il s'agit au final de sa troisième œuvre de fiction en plus de 50 ans de carrière. C'est dire la rareté du réalisateur espagnol et l'aspect événementiel de l'existence même de Fermer les yeux. Erice est l'auteur d'un des plus beaux films de l'histoire du cinéma (et accessoirement d'un de mes films favoris depuis l'adolescence), L'Esprit de la ruche. On ne peut nier une certaine appréhension à la découverte de sa nouvelle œuvre. Pour éviter cette pression absurde, j'ai mis longtemps avant de regarder Fermer les yeux. J'ai attendu, j'ai choisi un moment où le visionnage pouvait se glisser de manière presque "anodine" dans mon quotidien. C'est clairement la meilleure manière d'aborder cette immense œuvre "à l'ancienne".

Dans sa forme et dans sa narration, Fermer les yeux ne se plie à aucune tendance, à aucune époque, s'inscrivant dans un univers cinématographique à la fois immédiatement classique tout en n'appartenant qu'à son réalisateur. Malgré son rythme éloigné des standards actuels et sa durée ample, c'est aussi le film le plus accessible d'Erice, par la grâce d'un vrai suspens, d'une étonnante tension, fondée sur une enquête taillée dans le marbre des récits les plus traditionnels : une disparition et un cheminement vers le passé, vers le souvenir. Tout y est ainsi évident, sans être prévisible. Chaque scène est pensée, conçue, avec un soin délicat, jamais ostentatoire.

Difficile d'expliquer ce qui fait la supériorité folle de Fermer les yeux par rapport à tous les autres films d'auteurs qui peuvent sortir chaque année. Le point de vue ? La profondeur ? Cette fausse simplicité ? Il y a le risque du film "de cinéphiles", tant l'œuvre est aussi parsemée de référence, à la filmographie et à la vie d'Erice, mais aussi à l'histoire du cinéma. Mais il n'y a nul besoin d'être un érudit pour apprécier Fermer les yeux. C'est clairement le signe du monument, accessible à tous, tout en réservant mille et un degrés de profondeur, mille et un détails à qui souhaite explorer.

Même si c'est un film "de vieux", pleinement assumé. Même s'il y a un côté oraison funèbre pour le 7e art, c'est avant tout une Odyssée du souvenir. La puissance du récit, la maîtrise de Victor Erice et sa foi en son art mènent le spectateur vers un final bouleversant et d'un optimisme, non pas inespéré, mais totalement évident. Celui d'une éternité, non pas de la mémoire, fragile, partielle, mortelle, mais de l'éternité des émotions et des sentiments humains.

 


 

4

Furiosa

Après l'épure narrative de Fury Road, George Miller choisit le rythme de la chronique pour cette préquelle, véritable anomalie dans la franchise Mad Max. Certes, il reste des scènes d'action complètement folles, jamais vues ailleurs. Mais le film prend son temps et choisit de développer ses protagonistes dans une approche plus classique. Enfin, "classique", tout est relatif. Furiosa ne ressemble à rien d'autre qu'à un Mad Max. Derrière son ampleur, on retrouve la richesse de l'univers, la puissance des émotions, la folie qui est le véritable moteur de tous les personnages. C'est gigantesque, quasiment aussi définitif que Fury Road. C'est aussi, une nouvelle fois, de très loin le meilleur film de divertissement de l'année, le blockbuster idéal auprès duquel tous les autres doivent être comparés.

 


 

3

Babylone

Le bonheur de retrouver le cinéma épique à l'ancienne, avec des guenilles suffisamment contemporaines pour ne pas sombrer dans la nostalgie poussiéreuse. C'est une épopée malpolie qui se rêve Scorsese tout en trouvant sa propre tonalité au fil de l'eau. On manque d'œuvres aussi monumentales et bancales, aussi brillantes et grossières. Chazelle a de l'ambition, il vise la cathédrale dédiée au cinéma, mais sans l'aspect religieux. Babylone a de l'irrévérence à revendre, il mythifie autant qu'il blasphème.

Margot Robbie est la figure christique, à la fois Jésus et Marie Madeleine. Celle qui refuse la Rédemption. Elle gravit son chemin de Croix à moitié nue, riant et dansant au milieu de ses larmes. Iconisée, la comédienne n'a jamais été aussi sublime. Si le monde l'a portée au sommet pour Barbie, c'est bien dans Babylone qu'elle atteint le firmament.

Emporté par la folie de ses anti-héros, Damien Chazelle choisit d'aller au-delà de l'acceptable et termine son Odyssée par une quasi littérale descente aux Enfers. Mieux encore, dans une coda bouleversante, il se prend pour Kubrick et s'offre un voyage au-delà de l'infini de la création cinématographique. Relatif échec public et critique, Babylone a tout du chef-d'œuvre incompris à sa sortie et considéré comme tel 20 ou 30 ans plus tard.  

 


 

2

Poor Things

Le monstre de Frankenstein s'est échappé. Mais ici, bien plus effroyable, bien plus dangereux que le cerveau d'un assassin, le monstre a le cerveau... d'une femme. Et celui d'une femme qui se libère de ses chaînes en découvrant peu à peu le monde, passant de l'innocence de l'enfance à la pleine conscience de celle qui a vu toutes les horreurs et erreurs du monde. La charge première s'adresse au patriarcat, mais le film va plus loin, cherchant à décortiquer l'organisation sociale dans son ensemble. Poor Things est diaboliquement subversif, tout en étant d'une fraîcheur surprenante.

Hilarant et tragique, le film déploie une ambition folle. Avec sa forme qui essaie d'embrasser toute l'histoire du 7e art et ses interprètes magistraux (la performance d'Emma Stone a été largement célébrée à juste titre), l'œuvre embrasse à tout va, déborde de partout. C'est également une anomalie, à mes yeux, dans la filmographie de Yorgos Lanthimos, dont la misanthropie et les provocations faciles ont tendance à me laisser de marbre. Le réalisateur a trouvé avec ce sujet un moyen d'exprimer ses obsessions avec une touche d'humanité supplémentaire. Le regard est toujours cruel, mais il est plus nuancé. Même si le film aime à foncer tête la première, à la suite de son héroïne, il trouve toujours le moyen de sortir par le haut de toutes les trivialités. Audacieux, brillant, exaltant, explorant tout le spectre des émotions, c'est du cinéma absolu.

 


 

1

La Zone d'intérêt

On dîne, on rit et on prend des selfies à deux pas du génocide à ciel ouvert. La Zone d'intérêt n'est pas qu'un film sur la Shoah, c'est avant tout un film sur la fameuse "banalité du mal". Celle du quotidien qui permet de détourner le regard de la souffrance de l'autre côté du mur. Que ce mur soit les barbelés de Palestine ou l'autre côté du périphérique, qu'il soit celui qui entoure le bidonville ou la frontière qui sépare la "civilisation" de la "barbarie".

Jonathan Glazer évoque la déshumanisation de la routine, le merveilleux endoctrinement de l'accomplissement par le travail, la bureaucratie de l'horreur, le profit sur les cadavres qui s'amoncellent. Bien sûr, c'est un immense "film de cinéma", avec une forme parfaite, pensée dans ses moindres détails pour servir le propos. Mais c'est aussi bien plus que cela. C'est, enfin, une œuvre d'art conçue pour changer le monde et qui ne s'en cache pas. Aux Oscars, Jonathan Glazer est monté sur scène, la main tremblante mais le verbe courageux, pour rappeler que La Zone d'intérêt n'est pas le passé, que c'est notre présent honteux et, malheureusement, probablement notre avenir infâme.

C'est une œuvre déplaisante, la plus déplaisante qui soit, elle n'est pas là pour divertir, pas là pour faire plaisir. C'est un film de maison hantée, un film de monde hanté, un film de fantômes qui nous poursuivent chaque jour, chaque minute. Derrière chaque mur trop haut, derrière chaque barbelé qui s'étend à l'horizon, derrière chaque souffrance qu'on minimise, derrière chaque hurlement qu'on ignore, il y a l'étendue de l'horreur qu'on ne veut pas voir, immense, indicible, inconcevable.

 


 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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