Y en a un peu plus, je vous le mets quand-même ? Non pas que vous ayez votre mot à dire, mais c'est pour le principe, la politesse, tout ça. Au départ, pressé par le temps, j'étais parti sur un top 50, avec des textes pour les 20 premiers. Et puis finalement, pris dans l'enthousiasme, il y aura des textes pour les 50 premiers. Et 50 disques supplémentaires, que je voulais au moins mentionner. Au total, ce sera un top 100. Il y a trop de bonnes choses, et tout n'est pas là, car j'ai dû faire des choix, on ne dirait pas. Comme à chaque fois, un clic sur le titre ou sur la pochette renvoie vers le plus important : la musique. Le top chansons est à retrouver ici.
Dois-je faire un résumé de l'année ? Est-ce possible ? Non, probablement pas, et pas en quelques lignes. Dans ces temps chaotiques, j'ai écouté tout et son contraire. Ce fut à la fois l'année "brat" qui envoyait tout valdinguer pour une parenthèse libératrice, hédoniste et égocentrée. Et c'est aussi l'année de l'empathie, des combats, de l'espoir. Une année comme les autres, après tout ? Non, car tout est de plus en plus exacerbé. La musique, comme l'Histoire, s'accélère, on sent que l'urgence est belle et bien là, plus que jamais de mémoire récente. Urgence de jouir, mais également urgence de lutter, urgence de rêver.
Comme en 2023, où j'avais fait le choix de célébrer le plaisir avec Jessie Ware, j'ai fait un pas de côté. Si les thèmes de l'album n°1 de ce classement sont actuels et si sa fantaisie se teinte d'une angoisse des plus contemporaines, c'est avant tout un hymne à la créativité débridée, à la folie libératrice, à la transcendance par l'abondance sensorielle. La pop, le rock, l'électronique, un peu de tout ce qui fait la musique populaire qui fait palpiter votre serviteur, voilà ce que j'ai choisi de mettre en avant à la première place, hautement symbolique.
Mais cela se joue, comme souvent, à trois fois rien. Quand vous arrivez dans le top 10, diantre, même dans le top 20, ils ont tous gagné. Je ne veux pas avoir à choisir entre mes grands amours. Jessica, Laura, Matt & Mica, Chappell, Cindy, Rafael, Kali, Nilüfer, Nadine, ce sacré Josh, ce bon vieux Robert et même cette teigne de Charli, je les aime toutes et tous, de cet amour esthétique qui nous redonne du courage chaque jour, qui illumine nos nuits, qui allume l'étincelle de nos vies.
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Tout autant que le post-rock instrumental de Godspeed You! Black Emperor se passe de paroles, il peut très bien se passer de mes commentaires. Vous savez fort bien ce qu'évoque ce disque et sa puissance d'Apocalypse traduit aussi bien la tragédie toujours en cours, ainsi que notre infinie lâcheté.
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Chanteuse phare de la country pop, Kacey Musgraves a immédiatement tutoyé les sommets avec ses deux premiers albums, Same Trailer Different Park et Pageant Material. Deux disques magiques, drôles, touchants, modernes, parfaits. Après avoir signé le meilleur album de Noël du XXIe siècle, elle a même séduit la critique avec Golden Hour, un disque de plénitude, célébrant son mariage et le bonheur d'exister dans ce monde. Cela ne pouvait évidemment pas durer et la chute fut rude avec l'inévitable album de divorce, le sous-estimé Star-Crossed, qui vint jeter un froid glacial sur sa carrière. Le retour avec Deeper Well se fait discrètement. C'est le disque de développement personnel, celui où elle fait son auto-critique, présente un nouveau plan de vie (et de carrière) : un esprit sain dans un corps sain. On regrette la pop lumineuse des débuts, mais ce n'est définitivement plus la même personne qu'il y a 10 ans et Kacey reste une des artistes américaines les plus intéressantes de l'époque.
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Hardcore et death metal, mais pas du deathcore, non, une fusion beaucoup plus hargneuse des deux genres. Chez Terminal Nation, il y a surtout la rage politique. Attention, c'est violent. Si vous entrez ici, il faut assumer. On pourrait croire, à la pochette, entre heroic fantasy et vision d'apocalypse, que cela va être un peu kitsch. Non, c'est urgent, révolutionnaire. Et le premier slogan qui saute aux oreilles est clair : "fuck every fucking cop that's ever fucking lived !", à répéter à l'envi. Voilà, vous savez où vous arrivez. C'est la gauche extrême qui rappelle les bases. Plus le temps de tergiverser ou de réformer, va falloir mettre les pieds dans le plat (et peut-être même dans la gueule). Vous qui entrez ici, n'oubliez pas d'avoir de l'espoir.
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C'est la grande tragédie musicale de l'année : le décès soudain et prématuré de Steve Albini. Le musicien, producteur emblématique, est une des plus grandes influences de ma génération. Dans ses contradictions, dans sa franchise, dans ses regrets, dans ses coups d'éclats, il a incarné toutes les failles et les merveilles de la génération X. Oui, il a produit les chefs-d'œuvre de Nirvana, des Pixies et de PJ Harvey, mais aussi Jarvis Cocker, The Wedding Present, les Breeders, Joanna Newsom, The Jesus Lizard, Mono, Palace Music, Low, Neurosis, Nina Nastasia, Mogwai, Scout Niblett, Godspeed You! Black Emperor, les Manic Street Preachers, Cloud Nothings, Sunn O)))... Partout où je regarde, ma discothèque déborde de sa patte.
Sa technique (qui ne plaît pas à tout le monde) manquera terriblement, mais la personne nous manquera tout autant, avec son exigence et son humour, ses travers et son humanité. L'ultime album de son groupe de noise rock Shellac est aussi l'occasion de célébrer une dernière fois tout ce qui faisait le génie d'Albini. Sur le dernier morceau, il clame : "I don't fear hell (...) If there's a heaven, I hope they're having fun. Cause if there’s a hell, I'm gonna know everyone." Merci pour tout, Steve, j'espère que tu t'éclates en Enfer.
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Supergroupe originaire du Mali, les Amazones d'Afrique ont un line-up riche et fluctuant où se retrouve au fil des albums les chanteuses les plus célèbres de la région. Le son évolue également à chaque opus, plus ou moins électronique, plus ou moins mainstream. Ce troisième volet, Musow Danse, présente la version à la fois la plus éclectique et la plus cohérente, certainement la plus abordable, du projet. Certes, il s'agit ici d'exporter la musique traditionnelle au-delà des amateurs éclairés de world music. Les Amazones d'Afrique ne cherchent pas à remplacer les enregistrements plus respectueux des traditions folkloriques. Mais ce n'est pas non plus une occidentalisation à marche forcée, au contraire, il y a aussi une immense tradition d'échange sonore et de revendication des sons occidentaux par la musique africaine. Synthétiseurs, boîtes à rythmes et guitares électriques font partie, depuis leurs créations, de la musique du continent. Si vous ne vous êtes pas plongés dans la synthpop du Cap Vert, dans l'afro beat nigérian, dans le funk camerounais, dans le blues du désert, vous passez à côté d'oeuvres exceptionnelles. Bref, Les Amazones d'Afrique s'inscrivent dans cette immense veine et en propose une vision dansante, féminine et féministe.
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Après deux profession de foi précoces, la toujours très jeune Billie Eilish (et son frère Finneas) essaie déjà de faire un pas de côté avec ce nouvel album plus sobre, moins aventureux, plus "composé". Il n'en reste pas moins très personnel et avec cet univers sonore unique, murmuré et onirique. Ca et là surgissent des surprises qui brisent la surface trop calme en apparence, comme autant de reflets scintillants sur les vagues.
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Oh celui-là il fait autant de bien que de mal. On est heureux que Jason Lytle, de plus en plus en solitaire avec son Grandaddy, soit toujours là, bon an mal an, toujours aussi mélancolique, sans doute de plus en plus dépressif. Sa musique est si familière, elle fait partie de notre monde tout autant que les étoiles et les rivières. Mais qu'il est triste ce disque, qu'il est difficile d'aller y chercher des étincelles là où l'humour n'est que la politesse du désespoir. La musique de Jason Lytle a toujours été hantée par la disparition, la perte, les séparations. Avec Blu Wav on se noie dans cette tristesse insondable. C'est beau, évidemment, magnifique, parfois, plus épuré que jamais, mais que c'est déprimant.
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Couple à la ville et duo en studio Rose-Elinor Dougall et Graham Coxon en sont déjà à leur second album sous le nom de The Waeve. Les penchants pour le post-punk et le jazz de Coxon se marient idéalement à la chamber pop et à la folk progressive de Dougall. Le meilleur de deux mondes, cela donne une musique toute en tensions et en surprises, parfois proche du krautrock, parfois tout simplement rêveuse.
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Remi Wolf a de grandes idées et de grandes ambitions, son deuxième album déborde d'imagination. Il y a de l'éclectisme à revendre, on ne sait jamais dans quel genre on va atterrir au prochain morceau. Et puis, quelle personnalité ! De l'humour, de la verve, une voix marquante. C'est très très prometteur et en continuant sur cette lancée, on devrait la revoir bientôt encore plus haut dans mes classements.
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Le guitariste nigérien s'inscrit dans la tradition du blues rock de l'Afrique de l'Ouest en offrant une version particulièrement vindicative et technique. C'est du rock pur et dur, avec des thèmes hautement politique. Il s'agit en particulier de dénoncer les ingérences étrangères et le chaos provoqué par l'influence occidentale sur les pays d'Afrique. Pour qui aime le bon vieux blues rock à l'ancienne, avec un surcroît d'esprit révolutionnaire, c'est tout simplement incontournable.
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Il faut un peu de contexte. On parle là d'un groupe formé au début des années 70, et dont le chanteur a désormais 73 ans. En 2024, on ne demande rien à Judas Priest, on n'attend plus rien de Judas Priest qui a tant fait pour le heavy metal quand le genre commençait à peine à naître. Je veux dire, après le coup de poker, le coup de théâtre, le coup de génie de Painkiller en 1990, ils auraient pu, comme d'autres avant eux, comme d'autres après eux, s'installer dans cette confortable préretraite que les groupes institutionnels adoptent presque tous. Mais non, presque 35 ans plus tard, il fallait en remettre une couche. L'album précédent était tout aussi bon, Invincible Shield enfonce le clou et confirme que ce n'était pas un chant du cygne ou une anomalie. Judas Priest peut encore tailler le meilleur heavy metal de l'époque. Épique, fleuve, ne levant presque jamais le pied et sans jamais se reposer sur une nostalgie facile, Invincible Shield est époustouflant. C'est aussi l'occasion de célébrer Rob Halford, le papy rock ultime, icône gay, qui portera bien haut les meilleures valeurs du métal, apparemment jusqu'à son dernier souffle.
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Un album de singer-songwritter qui explore les peines de cœur ? Oh, c'est un style que vous connaissez tout aussi bien que moi. Il y en a des milliers, des millions, et beaucoup de très bons. Musicalement, Katy Kirby ne cherche pas à révolutionner le genre, elle s'y adonne juste corps et âme. Le résultat est immédiatement frappant et s'infiltre doucement, discrètement, dans notre esprit. Un mini-classique instantané.
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Kim Gordon a toujours été à la pointe de l'avant-garde musicale, de l'avant-garde artistique en général. On la connaît bien sûr particulièrement pour sa participation à Sonic Youth, pendant près de 30 ans. Mais son œuvre va bien au-delà. Pour ma génération, elle fait partie des figures tutélaires, de celles qui nous ont servi et nous servent encore de modèles. Qui voudrais-tu être quand tu seras plus grand ? Kim Gordon, bien sûr ! Ou Kim Deal ! Ou Robert Smith ! Cela tombe bien, on parlera aussi d'eux un plus loin. Et donc, nulle surprise à entendre que Kim Gordon se lance désormais dans le trap industriel. Des rythmes trap, donc, un sous-genre du hip-hop, avec des sonorités industrielles. Et cette voix, immédiatement reconnaissable, cette diction qui est une madeleine de Proust. Avec une verve jamais émoussée, ironique et vindicative. Arrivé à 70 ans, on aimerait tellement avoir la même jeunesse que Kim Gordon.
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Ancien guitariste du groupe The Coral, Bill Ryder-Jones redouble d'ambition avec ce nouvel album solo en forme de vision idéale de la chamber pop grandiose. Des chœurs féminins, des cordes, du lyrisme partout ! Cela pourrait être ridicule, c'est juste superbe.
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Violoncelliste guatémaltèque, Mabe Fratti cherche à rendre son art accessible en l'habillant des atours de la pop et du rock. Ici seront donc posées quelques mélodies séduisantes ou quelques structures familières, mais pour mieux revenir à l'avant-garde néo-classique l'instant d'après. Passionnant.
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Valeur plus que sûre de l'indie folk, Katie Crutchfield ne sort que des albums excellents. Certains vous diront que celui-ci est meilleur que les précédents, c'est leur droit. Mais franchement, n'importe lequel des six disques de Waxahatchee peut être revendiqué comme le plus réussi, même American Weekend, même, et surtout, le mal aimé Out in the Storm. Tigers Blood est aussi génial que tout ce qui a précédé, poursuivant ainsi une discographie franchement exceptionnelle, sans le moindre faux pas.
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Du space rock progressif français, oui mes amis, il faut le noter. Quelle générosité, d'ailleurs, avec près de 80 minutes de riffs énormes. Tout le monde le dit : c'est un voyage, un trip intergalactique. Le novice devra peut-être un peu s'accrocher sur la durée, l'amateur sera rapidement emporté dans les galaxies lointaines. Ah j'adore, c'est de la musique qui permet de ressentir l'effet de la drogue sans avoir besoin d'en prendre et sans le risque des effets secondaires, le trip gagnant-gagnant, en quelque sorte.
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Quelle achèvement artistique que ce nouvel album de Convulsing. Derrière ce nom, on retrouve l'australien Brendan Sloan qui compose, interprète et produit intégralement seul ce disque. Il n'a même pas de label pour le distribuer, juste une page Bandcamp. Au sein d'un genre de plus en plus rebattu, le death metal dissonant, le musicien y apporte son amour du rock progressif et ne cesse de prendre des chemins de traverse au fil de compositions extrêmement complexes, denses, aussi riches musicalement qu'émotionnellement. Ce n'est pas qu'une démonstration technique, il y a ici une vraie sensibilité, un cœur battant.
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Le post-hardcore mâtiné de sludge (ou l'inverse) de Chat Pile est toujours transcendé par la colère politique du groupe. C'est la musique de la détresse et de la misère, les hymnes de la révolte qui gronde.
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En 2021, An Overview on Phenomenal Nature avait été une vraie révélation pour moi, en particulier Hard Drive, n°1 de mon top chansons cette année là. Ce nouvel album de Cassandra Jenkins, moins contemplatif, moins surprenant, demeure unique en son genre. Un peu mélancolique, un peu onirique, un peu plus rock, toujours mystérieux, on y revient, encore, et encore, en essayant d'en percer l'inaccessible secret.
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Retour aux bases country rock pour Alynda Segarra, après deux albums plus aventureux. Une retraite sonore néanmoins enrichie par les expériences précédentes. La qualité des compositions et des textes n'est pas prises en défaut, elle est toujours digne de louanges. On regrette sans doute que ce ne soit pas The Navigator, mais quel disque peut prétendre être The Navigator, un des meilleurs albums de ce siècle ?
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Pourvoyeur d'un ambitieux maëlstrom de doom, de folk, de noise et de drones, BIG|BRAVE signe avec A Chaos of Flowers son plus parfait manifeste. Songez aux moments les plus dissonants et inquiétants de Lankum, en y ajoutant une bonne dose de bruit. Mais avec l'ossature de la folk traditionnelle, immémoriale. C'est imposant et envoûtant.
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10 ans après le décès de la pianiste Carey Lander et 11 ans après le précédent album Desire Lines, le retour des Écossais de Camera Obscura était devenu inespéré. Ce nouveau disque lumineux, largement à la hauteur des plus beaux moments de la carrière du groupe, est un vrai petit miracle, particulièrement émouvant. L'indie pop à son plus délicat.
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Gigan œuvre dans un style des plus spécifiques : du death metal cosmique psychédélique technique. Disons que par rapport à d'autres groupes présents dans ce classement (Blood Incantation et Oranssi Pazuzu), Gigan ne cherche pas à tendre la main vers l'auditeur par un aspect progressif. Pas d'ambient ou d'électronique pour s'accrocher, pas d'hommage à Pink Floyd pour rassurer le néophyte. C'est du grand, du gros, de l'immense death metal dissonant HYPER technique. De mon expérience, c'est un des rares groupes qui peut littéralement donner le vertige. Beaucoup de musiciens essaient d'incarner l'horreur de l'espace lovecraftien, ils sont très nombreux même. Mais les meilleurs à ce jeu, c'est Gigan. Inutile de vous dire que c'est très particulier, c'est comme j'aime mon death metal (et une bonne partie de mon metal en général), c'est 100% atmosphérique, ça réclame un lâcher-prise total, c'est comme un bon bain chaud, une forme unique de détente par exposition au maximum d'agression sonore. Ne me demandez pas comment ça fonctionne, mais ça fonctionne.
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Le mélange de sludge, de doom, de rock psychédélique et de tribalisme d'Inter Arma m'a tapé dans l'oreille dès leur premier album. Comment qualifier cette musique sans revenir sans cesse à son intensité primordiale ? On est saisit à la gorge, presque jamais relâché. Sur ce nouvel album, le groupe américain desserre un peu sa poigne en adoptant quelques formats plus courts, davantage de moments de répits. A l'échelle d'Inter Arma, New Heaven est presque un Ep. C'est peut-être un disque de transition, une marque d'évolution. L'essentiel est préservé, c'est du métal tout aussi cérébral que primitif.
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A 63 ans, Kim Deal sort son premier album solo et c'est une révélation. Alors qu'on croyait bien connaître la mythique musicienne, voilà qu'elle révèle de nouvelles facettes. Des cuivres, des cordes, des rythmes électro, plein de choses qu'on ne pensait pas voir surgir chez celle qu'on imaginait toujours dans l'univers lo-fi noise des Breeders. Mais non, si Kim Deal sait toujours ciseler des chansons indie pop parfaites, elle galope désormais au milieu d'arrangements riches et inattendus qui donnent une nouvelle orientation pimpante à une carrière toujours digne d'admiration. De manière totalement mesquine, car c'est sans doute (?) totalement involontaire de sa part, on pourrait dire que c'est aussi une nouvelle manière de faire la nique à son vieux comparse Black Francis, dont les Pixies ronronnent toujours aussi poliment depuis la reformation (nouvel album en 2024 également, adéquat et anecdotique). Ce n'est pas du tout le cas pour Kim Deal qui se transcende ici. C'est aussi sa dernière collaboration avec son alter ego Steve Albini, ce qui rend l'album d'autant plus touchant.
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J'en ai déjà longuement parlé à d'autres occasions, j'essaie de résumer : Paysage d'hiver, comme son nom l'indique fort bien, c'est l'alpha et l'omega du métal atmosphérique. Le projet solo du Suisse Wintherr (Tobias Möckl) est depuis le début des année 2000, la définition même du black métal aussi lo-fi qu'hypnotique. La musique s'y conçoit comme vagues de bruits blancs et transes électriques. De longues minutes de rafales de vents dans les cimes et de bruits de pas dans la neige forment les interludes. C'est de la musique "expérience" dans laquelle il faut s'abandonner totalement. Pendant plus de 20 ans, Paysage d'hiver n'a sorti que des "démos". Je mets des guillemets, car ces démos étaient en fait généralement des albums en bonne et due forme, mais bon, il fallait bien garder une patine soigneusement kvlt. C'est seulement en 2020, que Wintherr a sorti le premier album officiel du projet, le définitif Im Wald.
Die Berge est aussi présenté comme un album; avec près d'une heure et quarante cinq minutes de musique (et très peu de vent par rapport à d'habitude). L'oreille novice ne le remarquera pas, mais la production n'a jamais été aussi sophistiquée, les morceaux sont même davantage étoffés avec des apports électroniques. A tel point que certains passages finissent par ressembler à l'autre projet culte de Wintherr, le tout aussi excellent Darkspace (même concept, mais dans l'espace plutôt que dans les montagnes). Comme à chaque fois que je vous parle de ma passion pour Paysage d'Hiver (j'ai la quasi intégrale en vinyle, même les disques 100% ambient que j'adore), je sais que ça n'est pas accessible et que cela provoque davantage de points d'interrogation chez mon lectorat que de joyeux enthousiasme. Qu'importe, j'en remettrais une couche à chaque fois. La montagne, la neige, la nuit, l'hiver, la tempête, le sublime de la Nature, que peut-on ne pas aimer ?
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On a toujours un peu trop tendance à considérer Xiu Xiu comme acquis. Le groupe et sa proverbiale excentricité font partie de notre paysage sonore depuis tellement longtemps qu'on risque (moi le premier) de survoler les nouveaux albums sans vraiment leur consacrer toute l'attention qu'ils méritent. Les disques de Xiu Xiu sont toujours bons, souvent excellents. Celui de 2024, au titre idéalement excentrique, mérite qu'on s'y arrête tout particulièrement car il sonne comme un "best of" (mettons plein de guillemets à ce concept aussi improbable que drôle quand on parle du groupe). Il y a là tout ce que l'on a aimé et qu'on adore encore chez Xiu Xiu, que ce soit le malaise murmuré ou le malaise hurlé, la ballade dissonante ou la synthpop de traviole. Tout ce qui fait de Xiu Xiu un des groupes les plus essentiels de notre siècle.
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Quand ce n'est pas un double album de Big Thief, ou deux albums de Big Thief, par an, Adrianne Lenker sort un disque en solo. J'évoquais déjà la productivité un peu folle de l'artiste l'année passée. Une telle frénésie de création devrait, un peu inévitablement, émousser la qualité des oeuvres. Comment rester au sommet aussi longtemps en composant autant ? Et bien non, quelle chance nous avons, ce n'est pas encore cette fois qu'Adrianne fera un faux pas. Bright Future est tout aussi touchant, intime et lo-fi que ses précédentes réussites. C'est de la musique fusionnelle.
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Alors, c'est le phénomène musical sociétal de l'année (à égalité avec Chappell Roan, j'y reviens plus haut, enfin, plus bas). A mon humble avis, c'est avant tout un phénomène de société qu'un phénomène musical. J'ai toujours eu un peu de mal avec la musique de Charli XCX, et donc du mal à vous dire en spécialiste que c'est ce qu'elle a fait de mieux. Je n'entends pas vraiment pourquoi cet album serait vastement supérieur à ceux qui ont précédé (en particulier Pop 2 et How I'm Feeling Now, à mon sens plus intéressants). Je sais que c'est un disque où le concept prime largement sur la musique. Il y a de très bons moments, indéniablement, et j'apprécie brat de plus en plus au fil du temps, d'où son classement très haut en fin d'année. J'ai du m'accrocher, j'avoue.
Déjà parce qu'au niveau sociologique, je ne suis probablement pas le cœur de cible. C'est un disque de club et de drogue, d'hédonisme forcené et de narcissisme complaisant. Un grand "rien à foutre" lancé à la face du monde. C'est un hymne au fait d'être malpoli et d'emmerder le reste de la planète. Face aux doutes existentiels (autour de la famille, des amis, des amours, des collègues), Charli a pour réponse de remettre des couches de slogans d'affirmation de soi. A tel point que le résultat est quasi inverse. Les fêlures deviennent tellement apparentes qu'elles finissent par prendre presque toute la place. La tension entre insécurité et bravade est certainement ce qu'il y a de plus intéressant ici.
On pourrait dire que brat est punk (rien que la pochette vomito minimaliste), sauf que le punk, normalement, portait bien haut son étendard politique. Ici, la politique est un impensé qui finit forcément par s'imposer, que Charli le veuille ou non. Sa philosophie "fuck the world", terriblement politique à force d'être dépolitisée ("Kamala is brat", slogan qui a super bien vieilli, comme vous le savez) semble avoir tapé en plein dans l'inconscient d'une bonne partie de la planète qui avait besoin de cet échappatoire, de cet exutoire. C'est une parenthèse, une déconnexion nécessaire. On s'est bien amusé, mais il va falloir à présent gérer la gueule de bois post-brat.
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Alors, ce n'est pas un nouvel album du groupe Eels, mais bien un album du nom de EELS du groupe Being Dead. Un groupe qui arbore ses influences avec fierté, piochées dans toute l'histoire du pop-rock le plus iconoclaste, avec comme premier nom qui vient à l'esprit celui des Television Personalities. Franchement ça fait du bien d'écouter cela en 2024 (et 2025, et au-delà). C'est éclectique, érudit, débordant d'une joie communicative. C'est un album simplement fun, peut-être le plus fun de l'année. On y revient sans cesse parce qu'on s'y amuse du début à la fin. Une sorte d'idéal pop rock.
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"Souviens-toi que tu vas mourir !" est le leitmotiv de Spectral Voice, ce groupe où l'on retrouve pas moins de trois membres de Blood Incantation (dont c'est décidément l'année). Quatre morceaux pour plonger au cœur des ténèbres les plus absolues. La musique est un habile mélange de doom, de death et de black. Parfois, le rythme se fait si lent, qu'on entre dans le monde hypnotique du funeral doom ou de l'ambient qui erre dans les donjons oubliés. Mais ne croyez pas que c'est une écoute facile, c'est de la musique monstrueuse, du cauchemar sonore, si parfaitement composée, si grandiosement interprétée, qu'elle parvient à faire naître une immense beauté de la plus pure charogne.
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Quel titre magnifique pour ce magnifique album ! C'est un disque du soir, à écouter dans la pénombre. L'alliance du jazz, de la pop et de la folk sous-tend les créations d'Arooj Aftab. Les morceaux se déploient majestueusement, avec la volupté des nuages qui glissent devant la lune. Expatriée aux Etats-Unis, l'artiste ne met jamais de côté ses origines pakistanaises. Elle chante essentiellement en langue urdu et cite abondamment la musique traditionnelle de son pays d'origine. C'est un disque d'une classe absolue, envoûtant.
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C'est après presque 20 ans d'une carrière culte que les Gallois de Los Campesinos! viennent offrir leur évident meilleur album. Quel parcours ! Surtout après sept ans d'interruption et un retour sur un nouveau label, c'était un peu quitte ou double. Le défi est relevé au-delà des espérances avec un disque de rock indépendant à l'ancienne, parfait en tout point. Mieux qu'une résurrection, le chef-d'œuvre d'un discographie trop mésestimée.
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Surplombé par les ombres d'un divorce, du deuil, de différentes addicitions et d'une tentative de suicide, on ne peut pas dire que le nouvel album de Nadine Shah respire la gaieté. C'est un disque ténébreux, hanté, extrêmement personnel, mais jamais complaisant. Les chansons demeurent accrocheuses, teintées d'un humour mordant et portées par un sens du rythme toujours remarquable. Un album facile à écouter de manière superficielle, mais qui dévaste l'auditeur qui lui accorde toute son attention.
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Rois du métal psychédélique actuel, les Finlandais d'Oranssi Pazuzu, ont toujours repoussé les limites des genres. A l'inverse de Blood Incantation, ils ne cherchent pas à se rendre plus accessibles. Ils vont là où l'inspiration les poussent, ajoutant sur cet album une bonne dose d'électronique malfaisante. Ce n'est pas une musique qui vient en paix, elle est là pour provoquer des sensations indicibles, entre effroi, fascination et transe tribale.
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Voilà qui est symbolique de l'excellent niveau musical de 2024 quand Nilüfer Yanya termine, pour la première fois de sa carrière, aux portes de mon top 10. Cela ne veut pas dire que son troisième album soit nettement inférieur aux deux premiers, loin de là. Il est à peu près tout aussi bon, juste, peut-être, un peu plus attendu, moins surprenant. Mais on n'a pas forcément besoin d'étonner à chaque nouveau disque quand on navigue à ce niveau là.
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16 ans après un dernier album bof, plus de 30 ans après le dernier chef-d'oeuvre indiscutable, que pouvait-on attendre de The Cure ? C'était déjà un miracle d'envisager un peu de nouvelle musique. Et on se serait sans doute contenté de peu. Certes, le fait que l'album soit aussi réussi a encouragé quelques hyperboles critiques. Du calme ! Ce n'est pas Disintegration et ce n'est probablement pas Wish non plus. Mais c'est un excellent disque et c'est absolument inespéré.
Un autre point, non négligeable, c'est qu'au XXIe siècle, même sans sortir de nouvelle musique, l'aura du groupe n'a fait que grandir. Il y a aussi l'image de Robert Smith, un des très rares "vieux" du rock qui semble devenir plus sympathique, plus attachant, au fil des ans qui passent. Là où tant d'autres finissent par atteindre le statut de vieux cons, plus ou moins embarrassants, Robert Smith reste le papy "based" auquel on souhaite toujours le meilleur. Entendre sa voix, inchangée, inimitable, surgir de compositions amples et nostalgiques, c'est évidemment émouvant.
Et ce qui rend Songs of a Lost World fréquemment bouleversant, c'est que les thèmes habituels du groupe (la mort, la mort de l'amour, la mort des êtres chers, la mort de tout, la mort toujours recommencée) résonnent avec une nouvelle force avec les années passées et le fait que Robert Smith tutoie désormais la faucheuse de beaucoup plus près. Abstraite il y a 40 ans, l'Ombre se fait désormais palpable. "C'est la fin, c'est la fin", répète le chanteur. The Cure, c'est le groupe de la fin de tout, du néant qui néantise. Sauf qu'en 2024, que ce soit pour Robert ou pour nous, la fin est beaucoup plus proche, beaucoup plus familière.
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Alors, on dit que Blood Incantation c'est un groupe de métal pour ceux qui n'aiment pas le métal. C'est totalement faux. A la limite, on pourrait dire que c'est un groupe de métal pour ceux qui n'écoutent pas de métal. C'est davantage vrai. Mais c'est aussi un groupe parfait pour ceux qui écoutent et aiment le métal, en général. Bref, le seul "défaut" de Blood Incantation c'est de pouvoir s'adresser à (presque) tout le monde, d'être accessible. Et non, ce n'est pas un défaut de tendre la main vers un public tenu éloigné d'oeuvres excellentes, mais difficiles à aborder. En intégrant d'important bout de rock progressif à la Pink Floyd et d'ambient à son death metal sans concession, Blood Incantation varie toujours davantage sa formule pour offrir un disque joliment accessible. C'est également, comme à chaque fois, un trip de science-fiction kitsch, avec des extra-terrestres et des voyages par-delà l'infini. Rarement métal "extrême" aura été aussi grand public, le fameux "crossover" que les puristes conchient mais qui reste bien souvent dans l'histoire de la musique populaire.
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Je l'ai déjà écrit mille fois sur ce site : la politique des auteurs je l'emmerde. Rien à foutre, pardonnez-moi d'être vulgaire. C'est un des pires travers de la critique. Quand j'aime, j'aime, quand j'aime pas, j'aime pas, et peu m'importe que ce soit tartempion ou machin. Tim Burton a fait des films nuls, je l'ai déjà dit, hein. Et si demain Terrence Malick sort un navet, vous serez les premiers informés. Et dans le sens inverse, ça marche également. Il y a 15 ans (20 ans ?) de cela, j'ai écrit des trucs bien méchants sur les premiers albums de Vampire Weekend, que presque tout le monde trouvait génial. Je les réécoute de temps en temps, et franchement, je n'y arrive toujours pas.
Et bien en 2024, Vampire Weekend n'entretient, à mes oreilles, finalement que peu de points communs avec le Vampire Weekend des années 2000. Il y avait déjà eu de grands progrès avec Modern Vampires in the City, que j'avais beaucoup apprécié. Mais là, fichtre, c'est un bond avec Only God Was Above Us. Il ne reste quasiment plus rien de ces fans de Paul Simon qui essayait de refaire vaguement Graceland pour la génération du millénaire. Les gars ont bouleversé leur son et ont trouvé la recette idéale : ultra pop, OK, mais abrasive. Cela donne des morceaux super fun, mais tout piquants, des chansons mélancoliques qui s'assument en tant que tubes gentiment méchants. La tension entre les mélodies grandioses et le bruit qui s'infiltre partout transcende l'album. Quelle bonne surprise que voilà.
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Qu'on le veuille ou non, même quand on adore Josh Tillman (c'est mon cas), on se dit à chaque fois que ce coup-là, ça ne va plus marcher. La personnalité du gars, son style musical hyper ampoulé, ses satanés textes philosophiques ironiques, son auto dépréciation grandiloquente. Cela ne devrait plus marcher, on ne devrait plus se faire avoir. Surtout après le coup double de Pure Comedy et de God's Favorite Customer, deux albums en forme de manifestes et qui semblaient indépassables. Ah, sacré Josh, qui revient avec un satané album qui fait le lien entre ces deux satanées œuvres sommes. Qui sont donc dépassées pour le coup, avec un nouveau jalon dans sa discographie. Il peut donc aller encore plus loin, ce satané Father John Misty. La musique est encore meilleure, les textes encore plus mordants. Caramba, encore raté ! On pensait que cette fois, on en aurait assez, mais non, on en redemande. Notre déprime ultra contemporaine trouve une nouvelle fois sa bande son idéale.
09
Derrière Cindy Lee, il y a d'abord des concepts. Tout d'abord le personnage de drag queen créé par le musicien canadien Patrick Flegel. Ensuite, il y a ce qu'on nomme la "pop hypnagogique" qui évoque les souvenirs et la nostalgie pour la musique des décades passées. Ce genre, relativement nouveau dans cette forme théorique (il surgit sur le devant de la scène avec Ariel Pink) est en fait vieux comme le monde. On pourrait citer mille exemple de groupes et d'albums qui rendent hommage à la musique du passé en adoptant les codes et les instruments de ces époques. Ce qui fait la différence avec Diamond Jubilee, c'est que c'est un album qui se lance à corps perdu dans le concept. Un album gargantuesque, un triple album même, avec 32 morceaux et un peu plus de deux heures de musique.
Quelques remarques : oui, c'est beaucoup, c'est long, et suivant les écoutes, c'est un peu trop long. Mais, et il faut le souligner car c'est une preuve de la qualité exceptionnelle des chansons, on ne se lasse pas aisément. C'est aussi le disque non binaire par excellence. Voix féminine ? Voix masculine ? Voix androgyne ? Le chant est bien souvent indéfinissable, par-delà les genres. Enfin, l'ambition est phénoménale, étreignant toute l'histoire du rock, de sa naissance dans les années 50 jusqu'à ses dissonances des années 90, en passant par des accents psychédéliques et la synthpop. Quel voyage !
08
Est-ce un requiem pour la mort de la Nature ? Ou une ode à la prochaine évolution ? Le titre de la vaste nouvelle composition du portugais Rafael Toral laisse planer le doute. La pochette arbore une mésange, mais tous les chants d'oiseaux entendus dans le disque sont des créations électroniques. C'est de l'ambient naturaliste, sans la nature, ou avec le fantôme de la nature. Guitariste de formation, Rafael Toral revient ici à son premier instrument, avec notamment quelques passages d'une beauté transcendante. Ailleurs, il étend de riches paysages sonores indescriptibles, où bruissent des sons extra-terrestres rappelant de manière troublante le monde terrestre.
On pourrait citer mille et une influences (d'Eno à Fennesz, en passant par les collaborateurs occasionnels Jim O'Rourke et Sonic Youth) et mille et un genres (du minimalisme au free jazz), rien ne pourrait rendre justice à cet album radicalement "autre", que beaucoup s'accordent à trouver le meilleur de la prolifique carrière de l'artiste. Les 10 premières minutes, avec la présentation de la cacophonie originelle des oiseaux virtuels sont les plus difficiles pour l'oreille novice. Après, ce ne sont plus qu'extases et émerveillement. C'est l'album d'ambient de 2024 et une des œuvres d'art les plus emblématiques de la période.
07
Avec ce nouvel album en langue espagnole, Kali Uchis tente d'explorer le plus large spectre possible de la musique latino américaine actuelle. C'est ambitieux et les sauts de tonalité pourront désarçonner certaines auditeurs. Comme j'adore quand ça part dans tous les sens, c'est pour moi une qualité fondamentale d'Orquideas. Rêveuse ou moqueuse, sensuelle ou tragique, généralement tout à la fois, Kali Uchis est la diva pop splendide. Vulgaire et élégante, familière et intouchable, la chanteuse joue sur tous les registres et triomphe sur toute la ligne.
06
Car il n'y a pas que la pop et le fun dans l'année "brat", il fallait bien un nouvel album de Sumac pour rétablir l'équilibre. Ici, il est question de regarder en face les souffrances physiques et spirituelles, de plonger dans les tourments de l'âme avec une musique d'une exigence transcendante. Métal, drone, free jazz, avant-garde, on ne plaisante pas chez Sumac. The Healer ce sont quatre morceaux, quatre mouvements, pour 76 minutes de musique qui cherche à nous transformer. A travers ce périple, les musiciens souhaitent développer notre empathie et notre amour de soi et des autres. Rien de moins. Ces louables intentions peuvent sembler bien ambitieuses, elles le sont. Mais l'intensité tétanisante de la musique contenue dans The Healer est à la hauteur. On en ressort éprouvé et métamorphosé.
05
Oui, je sais, l'album est sorti en septembre 2023, certaines de ses chansons sont en circulation depuis 2021, bref, ce n'est pas nouveau. Techniquement, Chappell Roan n'a sorti qu'une seule nouvelle chanson en 2024, l'incontournable Good Luck, Babe! Oui, je sais tout cela et je m'en fiche. Comme la majorité de la planète, je suis passé à côté de Midwest Princess à sa sortie et j'ai rattrapé le wagon en début d'année. Mieux vaut tard que jamais, car quelle perte cela aurait été de passer à côté de ce chef-d'œuvre pop qui, comme tous les chefs-d'œuvre pop, ne se contente pas d'enchaîner les tubes, mais qui capture également une partie de l'essence de l'époque.
Chappell Roan est un condensé de bonheur communicatif qui fait hurler les réacs. Une plouc du midwest qui échappe au déterminisme, une hétéro convertie au lesbianisme par déception des hommes (presque toutes les chansons parlent de ça), une lesbienne qui a adopté les codes de la culture drag queen (comme Cindy Lee, 2024 étant clairement une année phare pour cet univers). Chapell refuse les aspects les plus envahissants de la célébrité et tente à elle seule d'en réécrire les codes.
Les turbo débiles vous diront que c'est de la musique "woke", comme si c'était péjoratif. Alors que woke, comme humaniste, comme solidaire, comme pacifiste, comme empathique, comme altruiste, devrait être un badge d'honneur pour tout être humain qui se respecte. Ne pas se revendiquer "woke", selon les vagues contours qui semblent définir la chose dans la tête des dingues qui emploient le terme dans tous les médias poubelles, ne pas se revendiquer "woke" en 2024, c'est s'assumer en tant que lamentable minable. C'est moche et c'est tout le contraire de ce merveilleux disque.
Chapell Roan a rapidemment trouvé sa place dans une vaste lignée d'influences (on l'a beaucoup comparée à Lady Gag). Elle a créé sa propre image, son propre style. Et surtout, il y a la musique. C'est un de ces premiers albums qui arrivent tout frais, tout parfaits, s'imposant en classiques immédiats. Le disque est immensément drôle, hyper féministe, joyeusement inclusif, tout en sachant taper là où ça fait mal à l'ego des mâles. Et, comme toute bonne pop, il sait aussi te coller un petit coup au cœur au moment où tu t'y attends le moins. Enfin, contrairement à Charli qui te dit que Kamala est brat, Chappell a eu le courage (l'inconscience ?) de mettre le nez des Démocrates dans leurs contradictions, en particulier face au génocide de Gaza. You go girl!
04
Quelle carrière que celle de Laura Marling. A 32 ans, elle a déjà huit albums exceptionnels à son actif, sans compter les deux remarquables collaborations sous le nom de Lump. Même en partant très haut, très tôt, elle ne cesse d'affiner sa musique, de trouver de nouvelles nuances. Après un album dédié à sa fille inexistante (le bien nommé Songs for our daughter, en 2020), Laura Marling revient quatre ans plus tard avec un album dédié à sa fille désormais belle et bien née. Avec la maternité, la chanteuse semble avoir acquis une nouvelle sagesse et épure d'autant plus ses compositions. Si la musique respire la sérénité, les craintes ne sont jamais loin. Elle a beau chanter des berceuses, nulles niaiseries, pas de sentimentalisme. Laura Marling s'interroge en douceur sur le cycle de la vie, la transmission, les schémas qui se répètent de générations en générations. Elle souhaite le meilleur à son enfant, tout en sachant qu'elle ne peut pas la protéger totalement. C'est l'album le plus humble et le plus délicat de l'artiste, peut-être le plus beau.
03
J'avais déjà écrit à l'occasion du précédent album du groupe Charly Bliss (Young Enough, n°1 sur ce site en 2019) à quel point j'estime que leur musique est un idéal de pop rock à mes oreilles. C'est tout ce que j'aime dans la pop à guitares. Parce que c'est à la fois super pop et super à guitares, dans un équilibre parfait qui me rappelle tout aussi bien la power pop des années 70, l'indie pop des années 80, l'alternative pop des années 90, l'emo-punk pop des années 2000 et tous les revivals qui se succèdent depuis. Les ascendants sont donc impossible à lister, de Big Star à My Chemical Romance, de Blondie à Garbage, des Breeders à Fountains of Wayne, c'est l'air que je respire, des amours primitifs ou récents, qui m'accompagnent depuis toujours ou juste depuis hier.
Mais peu importe, écouter Charly Bliss c'est les adopter, sans attendre. Parce que c'est la grande pop hyper personnelle, qui étale son cœur sur les cordes des guitares. Au-delà de ces satanées mélodies parfaites, de ses ruptures de tons ultra lyriques, il y a des textes d'Eva Hendricks, en forme de journal intime, blindés de doutes, de remises en question, de plus ou moins grandes tragédies, de petits et d'immenses bonheurs, de révélations au détour d'un refrain gigantesque. Forever en 2024, c'est le numéro un du cœur.
02
J'ai un amour absolu, total, indescriptible pour Jessica Pratt, une musicienne qui compose le style de musique que je qualifierais d'idéal de ma sensibilité. Ne cherchez pas bien loin pour comprendre. Le disque que je considère comme le plus parfait, probablement mon album favori, c'est Pink Moon de Nick Drake. 28 minutes, minimalistes, déchirantes, d'une beauté qui te fait croire en tout ce que tu souhaites croire, d'une tristesse insondable et d'une transcendance lumineuse. Et bien, Jessica Pratt, à son échelle, humblement et immensément, elle te sort un quasi Pink Moon tous les cinq ans. 27 minutes à chaque fois, toujours moins d'une demie-heure, où chaque seconde semble avoir pris une semaine à écrire tant chaque note, chaque silence, semble avoir été pesé avec un sens inconcevable de l'art. J'en fais trop ? Non, car ce minimalisme est plus fort que beaucoup de pièces montées, que beaucoup de lourdes cathédrales.
D'ailleurs, c'est pour cela que Jessica Pratt rate cette année encore la première place qui semblait lui être acquise en ces lieux. Here in the Pitch est un peu moins sobre que les trois albums précédents, et, à mon sens, un chouia moins abouti que On Your Own Love Again et Quiet Signs qui restent deux des plus grands disques de l'histoire de la musique (de la préhistoire à nos jours). Here in the Pitch ne détonne pas, attention, c'est aussi un monument, c'est mon deuxième disque favori de 2024, un album qui m'accompagnera tout le reste de ma vie, que j'ai écouté presque tous les jours de l'année. Il s'achève d'ailleurs sur une des plus belles chansons qu'on puisse concevoir, la bouleversante The Last Year. Un de ces morceaux qu'il faut faire écouter autour de soi, qu'il faut écouter soi-même, pour se rappeler que la beauté absolue existe dans ce monde, que la vie a un sens et qu'elle vaut la peine d'être vécue.
01
C'est le paradoxe de ce sommet de classement 2024 : le numéro 1 est la quasi antithèse du numéro 2. Je viens de faire l'éloge du minimalisme parfait de Jessica Pratt et là je vais vous faire l'éloge du maximalisme sublime de Magdalena Bay. Je vais vous faire chanter les louanges d'un album de... ROCK PROGRESSIF, oui, je vous assure. De pop rock progressif pour être exact. Et en même temps, une telle étiquette ne rend pas justice au tour de force que représente ce disque fou. C'est un concept-album, évidemment, c'est du prog, c'est un concept-album de SF, c'est du prog, c'est un concept-album super long, c'est du prog, je vous dis.
C'est un concept-album qui part dans tous les sens, avec une histoire à laquelle on ne comprend pas toujours tout. Du vrai prog à l'ancienne, pas du prog dilué à la Radiohead, non, du prog super bordélique à la Lamb Lies Down on Broadway. Ça manque peut-être un peu de passages vraiment théâtraux, avec les voix et les accents rigolos, et encore. Mais c'est tout autant du rock que de la pop, et donc il n'y a pas d'errances dissonantes toujours un peu chiantes (pardonnez moi si je blasphème King Crimson au passage). S'il y a de vraies aspérités (du glitch ! du noise ! des rythmes techno !), il y a surtout plein de refrains gros comme ça. Ça déborde de partout, la générosité est totale. On passe d'une joyeuse ritournelle disco à une sorte d'electro gothique menaçante, souvent au sein du même morceau (le génial Cry for Me).
En toile de fond, il y a une histoire d'humanité qui essaie de trouver une inaccessible plénitude à coup de CD à insérer dans le crâne. C'est probablement existentiel au possible, ou juste totalement déconnant, comme toujours avec le rock progressif, on ne va pas se mentir. L'important c'est l'impression de vivre un fantastique voyage, une mini épopée cyberpunk, un inoubliable trip dans un univers musical brillant de mille feux, où chaque détour réserve mille surprises. Quelle bonheur, quelle exaltation, quelle bouffée d'air frais dans un monde de plus en plus confiné. Puissent la musique et les artistes rester aussi libres le plus longtemps possible.