Peu de séries peuvent se vanter d'avoir autant changé l'histoire de la télévision que le Twin Peaks de David Lynch et Mark Frost. Improbable en son temps, l'expérience demeure, 15 ans plus tard, toujours aussi étonnante, proposant un mélange de genres aussi audacieux que malin, aussi plaisant que sans concession. Les prémisses sont pourtant simples : une adolescente est sauvagement assassinée dans une petite ville américaine extérieurement sans histoires. Bien sûr, les apparences sont trompeuses (et les hiboux ne sont pas ce qu'ils semblent être) et tous les protagonistes, sans exception, vont révéler des secrets plus ou moins terribles et des personnalités changeantes. Suivant à la lettre le titre même de la série, Lynch et Frost font de Twin Peaks l'une des plus inoubliables oeuvres dédiées au double et à la complexité humaine en général.
Comme si cette thématique générale ne suffisait pas, la forme adopte la même dichotomie. D'un côté les épisodes mis en scène par David Lynch lui-même, prolongements de son oeuvre cinématographique de l'époque et annonciateurs de la radicalisation à venir. Et de l'autre côté, les épisodes mis en scène par de braves faiseurs télévisuels et plus aisément dirigés par le contrepoint de Mark Frost.
Frost, dont l'influence sur Twin Peaks est souvent minimisée par rapport à l'aura du réalisateur de Lost Highway. Pourtant, ce spécialiste du monde de la télévision n'est pas pour rien dans la création de l'équilibre miraculeux qui soutient la schizophrénie latente de la série. De l'enquête palpitante qui sert de moteur (avec de vrais indices, une véritable progression dramatique, et oui, un vrai coupable) aux égarements les plus « soap » (les méandres des Packard/Martell, la niaiserie gluante de James et Donna
) en passant par des percées de comique burlesque parfois totalement incongrues (voir pour cela la scène de l'enterrement dans le quatrième épisode), tous ces niveaux d'appréciation de Twin Peaks, souvent antagonistes, se complètent et se mettent réciproquement en valeur. Du moins dans la première saison (le pilote et 7 épisodes) et, admettons, jusqu'à la moitié de la seconde (et la révélation de l'assassin de Laura Palmer). Après, de nombreux problèmes entraîneront la série vers des terrains chaotiques jusqu'à l'explosion en vol du dernier épisode.
Mais dans son ensemble, aucun show télévisé grand public n'a proposé une construction chorale aussi réussie et attachante, exposant au spectateur près d'une trentaine de personnages aux caractères et aux interprètes très dissemblables. De l'agent spécial Dale Cooper (aux méthodes ésotériques et à la bonhomie communicative) jusqu'à la moindre serveuse du Double R, tous les protagonistes existent avec force, dans cet univers parallèle qu'est Twin Peaks, où l'excentricité devient la norme, où les pires horreurs se dissimulent dans les lieux les plus rassurants.
Cette symbiose entre une esthétique puissante et la richesse scénaristique n'est pas seulement un heureux détournement des codes télévisuels, c'est avant tout la création d'une mythologie extraordinaire qui s'impose dès le pilote. La folie qui pirate chaque scène mais qui n'interfère jamais dans le suspens passionnant est la marque la plus évidente de l'originalité de Twin Peaks, mille fois imitée depuis (de X-Files à Lost en passant par Monster) mais certainement jamais approchée.
Découvrir Twin Peaks à l'époque de sa diffusion sur feu la 5 et dans notre prime adolescence, tenait à la fois de la révélation et de l'expérience quasi mystique. L'étrangeté de l'atmosphère de cette ville si éloignée de notre réalité et en même temps si familière, l'extravagance parfois terrifiante mais souvent charmante de ses habitants, ainsi que l'aura de Fantastique qui planait sur ce petit monde, tout concourrait à créer une fascination irrépressible. L'addiction à Twin Peaks précédait donc largement celle que l'on peut aujourd'hui connaître devant 24h chrono ou Battlestar Galactica. Chaque épisode apportant son lot de réponse mais aussi des cliffhangers affolants (ceux qui concluent la première saison valent leur pesant d'impatience).
Twin Peaks c'était aussi un parfum sulfureux, car en contournant certaines règles de la pourtant très stricte censure télévisuelle, David Lynch et son équipe se permettaient de larges écarts dans la violence et le sexe. Dès le pilote, on parle de drogue et de prostitution, plus tard ces données seront d'autant plus explicitées, en particulier lors des visites au One Eyed Jack, casino autant que bordel de luxe, où l'adorable Audrey Horne (la non moins sublime Sherilyn Fenn) traumatisera une génération entière avec une simple queue de cerise. Tous les tabous de la société américaine sont ainsi passés en revue au fil du récit et le nombre de morts, parfois très violentes, et quelques scènes terrifiantes dignes des longs-métrages du sieur Lynch, ajoutent à la beauté malsaine et pourtant envoûtante de Twin Peaks.
Basée sur des histoires fréquemment sordides et motivées par d'innombrables trahisons et autres faux-semblants, la série pourrait virer dans le glauque si elle n'était pas peuplée par des figures amicales telles que le courageux shérif Truman, le bon docteur Haywards, l'honorable Major Briggs ou Ed Hurley dont la malchance en amour ne le rend que plus touchant. Cette tension permanente entre les ténèbres les plus effrayantes de l'esprit humain et des scènes légères à la gloire des plaisirs simples de l'existence (Twin Peaks est une ode au café) incarne parfaitement la magie mais surtout la complexité de l'oeuvre. Après on pourra longuement discuter de l'interprétation des idées les plus originales du scénario et de savoir s'il faut vraiment céder au Fantastique plutôt qu'au psychologique pour expliquer les énigmes de Twin Peaks. Pour notre part, nous préférons la rationalité qui donne d'autant plus de saveur aux détails oniriques et singuliers.
Ajoutons à ces constats une musique admirable, comme toujours avec le tandem Lynch/Badalamenti, très simple et synthétique mais immédiatement identifiable, ainsi qu'un casting génial, qui n'aura d'ailleurs pas survécu à l'arrêt de la série (à quelques notables exceptions près). Twin Peaks est un ensemble d'une cohérence dans l'étrangeté qui en fait l'oeuvre lynchienne à la fois la plus représentative mais aussi la plus abordable. Affirmer au final que cette série est toujours le chef-d'oeuvre de la télévision américaine devient ainsi une bienheureuse évidence. |