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        Chacun erre autour et dans la ville fantasme. Des univers qui se croisent et des esprits qui s'exposent. Regarder crûment l'intime et chercher les mots pour le dire. Comment traduire ce que l'on pense ? Comment retrouver le rythme des sentiments par l'usage du langage ? Des fragments de vie s'éparpillent et s'étalent dans leur impudeur tellement pudique.

        De la violence à la délicatesse, du trivial au poétique, Joyce veut englober tout ce qui peut se dire, tout ce qui peut être pensé, tout ce qui peut être ressenti. Tout en restant dans les limites les plus strictes, de la géographie, du temps, des protagonistes. L'auteur ira plus loin encore avec Finnegans Wake, car avec Ulysse il ne cherche pas recréer le monde. Avec Ulysse, Joyce veut raconter une histoire, plusieurs histoires. Il veut lier, au plus proche, la vie et l'écrit. Mais la vie est trop grande pour l'écrit. Alors les frontières du verbe explosent, le style se libère, les thèmes divaguent, les phrases n'existent plus, signifiant et signifié explosent aux quatre vents, la forme se sent submergée par le fond et elle essaie tant bien que mal de lui rendre justice.

        Dire qu'Ulysse est une œuvre ambitieuse tient de l'euphémisme. Joyce veut tutoyer Homère, retrouver la verve de l'Odyssée, revenir auprès de la matrice de tous les romans et s'en affranchir. Ulysse n'est ni un "pavé", ni un "livre que personne n'a lu mais dont tout le monde parle", c'est une expérience exigeante et en même temps d'un abord facile. Si l'on accepte de se laisser porter par les mots, de voir en eux ce qu'ils sont, directement, sans chercher à courir après un sens qui n'est pas le leur. Si on accepte les inventions, si on laisse parler le sentiment plutôt que le cérébral. Si l'on sait s'arrêter en chemin pour mieux revenir plus tard. Si on laisse les idées grandir, si on s'amuse et si l'on se détend. Alors Ulysse devient immédiatement un ami. Un ami avec lequel on peut plaisanter, réfléchir, s'émerveiller. Une œuvre littéraire est une œuvre humaine. Même lorsqu'elle prend la forme d'un monument épique, que l'on dit imprenable.

        En ouvrant Ulysse, ce qui frappe en premier, c'est bien cette humanité, simple, sincère, même si fortement satirique. L'œuvre est drôle, bouillonnante, cocasse. On s'y accroche. On s'y repose. On s'y fatigue. Mais on y revient. Ulysse ne se lit pas comme un roman de gare, ni même comme un roman classique. Ulysse n'est pas un livre qu'on lit pour s'endormir le soir. Ce n'est pas un livre qu'on lit parce qu'il le faut. Ce n'est pas un livre pour briller en société. Ce n'est pas un livre scolaire. Ulysse est un livre. Indéniablement. Un livre sublime. Un roman au sens le plus noble du terme. Ulysse se lit comme L'Ile Au Trésor ou Voyage Au Centre de la Terre. C'est un récit d'aventure.

        On a imité Joyce, on l'a copié, parodié, disséqué, couvert de poussière, statufié, observé sous toutes les coutures. En oubliant au passage la force vive de son chef-d'œuvre (même si au niveau de la pulsion de vie, Finnegans Wake est peut-être encore plus impressionnant). On a oublié la délicatesse d'Ulysse, son chant d'amour qui s'élance vers le plaisir d'écrire, vers le plaisir de vivre. On y a vu tout et son contraire. On a oublié le texte, même. Comme si le poids du mythe et surtout le poids physique du livre parvenait à effacer le sens des mots. On a peur d'Ulysse, on préfère en rire ou l'admirer avec crainte. Il est temps d'y revenir, y revenir au quotidien. Et de le lire.

 
 
 
 
 
 
 
 
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