Edwood rencontre Edwood

Interview carrière à l'occasion des 25 ans de The Web's Worst Page

(ou "Si c'est pas moi qui le fais, qui c'est qui va le faire ?")

(ou ou "On n'est jamais mieux servi que par soi-même")

(ou ou ou "Ça ne sera de toute façon pas plus complaisant qu'une interview du président sur le service public")

 

 

- Bonjour Edwood, alors ça fait quoi d'avoir 25 ans ?

- C'est le début de l'âge adulte, il paraît. Il me reste encore 40 ans à cotiser pour espérer toucher le minimum vieillesse. L'avenir m'appartient.

 

- 1998, c'était comment ?

- Bah c'était pas si mal. Le début des années Jospin. Rétrospectivement il y a de quoi devenir millénariste vu ce qu'on s'est pris dans la tronche depuis.

 

- Pourquoi The Web's Worst Page ?

- Pourquoi quelque chose plutôt que rien, hein ? Parce qu'il me fallait bien un endroit où exprimer mon moi, sous peine d'implosion, sans doute. Ce n'est pas un site internet, c'est une soupape de sécurité.

 

- Une thérapie de groupe ?

- Une thérapie tout seul, plutôt, à huis-clos. T'as pas vu les chiffres d'audience ?

 

- Non et toi ?

- Bah non.

 

- L'histoire est connue, Infonie, un hébergement compris dans l'abonnement, Frontpage inclus dans Windows...

- C'est pour la technique, oui. C'était quand-même quelque chose, j'avais zéro connaissance en informatique, le HTML je n'en avais jamais entendu parler. Je me suis retrouvé avec une page blanche Frontpage, un vague logiciel de transfert FTP et un modem 28k. Après, y avait des gens pour trouver mon site moche. Mais allez-y, là, tiens, faites mieux, comme dirait l'autre, avec les mêmes outils. Qu'on rigole.

 

- Vexé ?

- Ah pas du tout, le site était moche et s'assumait pleinement comme tel. On ne venait pas pour se rincer l'oeil (quoique), on venait pour lire, pour se divertir.

 

- En parlant de se rincer l'œil, ça a moyennement bien vieilli les pages sur les actrices.

- M'en parle pas ! Jamais je remets les yeux là-bas, ça reste en l'état, pour les archéologues.

 

- Donc, au tout début, il y a Tim Burton.

Oui, quelques pages sur Tim Burton. Qu'un magazine de cinéma fantastique s'est empressé de plagier sans vergogne.

 

- Ha ha ha, oui, je m'en souviens, quelle blague !

- Ça me fait marrer aujourd'hui, mais imagine ma tête à l'époque, en ouvrant un torchon que je ne lisais jamais, justement parce que ça causait de Burton, et de retrouver quasiment mots pour mots mes textes.

 

- Rude.

- Un peu, mon neveu. J'ai carrément écrit au rédacteur en chef, un sacré pitre, sans foi ni loi. Qui m'a, en substance, répondu que, hein, bon, le web c'était à tout le monde et que contre son magazine je n'avais aucune chance.

 

- Et donc ?

- Bah rien. La seule victoire, la vraie satisfaction c'est que cela fait bien longtemps, presque 25 ans donc, que le numéro en question du torchon en question est parti dans les poubelles (jaunes, j'espère, au recyclage) et que mon site est toujours là. Ce sont mes textes qui ont gagné au final. Et puis ça m'a tout de suite complètement désillusionné sur les méthodes de la presse en général. J'ai vu bien pire par la suite, tu t'en doutes.

 

- Pas mal comme anecdote, y en a d'autres sur les débuts ?

- Plein, mais je ne me souviens plus très bien. Entre les problèmes techniques et les textes super mal écrits, c'était la fiesta non stop.

 

- D'autres pages vraiment vintage ?

- La page sur The KLF, un duo dont la vision de l'art et de la postérité a eu une grande influence sur moi. Les pages sur Pulp et les Pixies, où j'ai eu l'ambition, un peu démesurée, de parler de toute leurs discographies, même les trucs les plus obscurs. La page sur Sherilyn Fenn, aussi, une des toutes premières. L'ado transi qui s'épanche.

 

- Ah oui, ça n'a pas très bien vieilli non plus.

- Tu l'as déjà dit et c'est plutôt attendrissant, avec le recul. Il y avait même une page sur Traci Lords, où je clamais surtout mon amour pour son disque, parce que, ha ha ha, j'aimais surtout son disque en fait. Ses films X étaient, à juste raison, invisibles.

 

- Ça a super mal vieilli, ça.

- Son album ? Bah non, je ne trouve pas.

 

- Bref, tu t'es bien amusé pendant 25 ans ?

- Pas tout le temps, pas toujours. Je me suis parfois forcé à écrire, et ça ne donnait pas de très bons résultats, comme on s'en doute. C'est intenable d'avoir toujours un avis pertinent, de renouveler un tant soit peu son style. Je me suis auto lassé plus d'une fois.

 

- Ah oui ?

- Bah oui. C'est insupportable de se voir écrire les mêmes formules toutes faites, les mêmes clichés stylistiques, les mêmes ressorts comiques. C'est invivable, pas du tout amusant. Dans ces cas-là, j'appuie sur pause.

 

- Il faut attendre l'inspiration ? Même pour Edwood Vous Parle ?

- Surtout pour Edwood Vous Parle. J'ai bien vu à quel point ça finissait par tourner en rond.

 

- C'était rigolo quand-même, non ?

- Beaucoup. Si j'écris c'est pour le plaisir, hein, pas pour me punir.

 

- Des exemples de petits ou grands plaisirs ?

- Dans les premières années du site, j'ai pu pousser très loin les aspects situ et méta. Une des plus belles réussites en la matière, c'est d'avoir (mal) caché un texte qui affirmait que le site était en fait rédigé par plusieurs personnes, d'âges et de genres différents. En bas de la page, tout aussi mal caché, on pouvait découvrir "n'en croyez pas un mot". Mais ça a marché, certains y ont cru. Cet état d'esprit, fait pour brouiller les pistes au maximum, m'a permis de ne pas exposer ma véritable identité au plus grand nombre pendant presque une décennie, ce qui tiendrait de l'impossible à l'heure actuelle.  J'adorais aussi planquer du texte invisible, directement dans le code, c'était vraiment un gimmick crétin.

 

- En parlant de gimmick crétin... Lourdland, hein, franchement, Lourland...

- Lourdland c'est d'abord une private joke qui ne parlait qu'à une dizaine de personnes dans le monde "réel", que j'ai apportée tout seul comme un grand sur le web dès mon arrivée et qui a pris une ampleur qui m'a un peu dépassé. C'était mon apothéose délirante, avec n'importe quoi empilé sur n'importe quoi, avec l'ambition de rendre la chose la plus absurde possible, jusqu'à l'écœurement aussi bien visuel que textuel. Toutes les formes d'humour étaient conviées, de la plus "littéraire" à la plus vulgaire. Pas de limite. Je regrette juste de ne pas avoir pu pousser le concept aussi loin que je le souhaitais. C'était sans doute impossible. Il n'y avait pas de fin envisageable. Et d'ailleurs, comme un volcan endormi, Lourdland peut exploser à nouveau, du jour au lendemain.

 

- Parle pas de malheur !

- La Nature finit toujours par triompher, Lourdland nous enterrera tous.

 

- Un mot sur Edwood Vous Parle...

- Je me souviens d'un des premiers sur les fruits de mer, un texte complètement issu de mon adolescence, je crois que c'était rigolo. Au fil des années, c'est devenu de plus en plus existentiel pouêt-pouêt, maniaco-dépressif. J'ai du y régler des comptes avec le monde entier et surtout avec moi-même. Croyez bien que je ne vais pas aller relire ça maintenant, c'est un coup à avoir honte, je ne peux pas me le permettre. Je sais que certains textes ont... huh huh huh... beaucoup parlé à certains lecteurs et je dois avouer que ça m'a touché, plus qu'on ne peut l'imaginer.

 

- Une critique que tu as rédigée et dont tu es fier ?

- Celle qui a donné envie à quelqu'un d'autre de regarder un film ou d'écouter un disque, bien sûr.

 

- Il y a des choses que tu ne pourrais plus écrire aujourd'hui, non ?

- Bien sûr, et tant mieux. Je suis pour un monde où chacun se sent le plus en sécurité possible. Qu'on ne puisse plus écrire certaines horreurs, même sous couvert d'humour, sans, a minima, accepter d'entendre pourquoi cela choque ou que cela met à l'aise, cela va dans le bon sens. Il y a des ignominies que j'ai pu écrire, en particulier dans Edwood VS La Musique, dont je peux aisément comprendre qu'elles aient fort mal vieillies. Aucune excuse, hein, c'était le concept de la rubrique, extrêmement cathartique, c'était mon style, voilà. Mais bon, ce n'est plus franchement lisible aujourd'hui. Même si ce sont des vestiges historiques, cela serait mal perçu à cause de la simultanéité temporelle imposée par le web. Pas qu'il y ait de gros risques, mais cela m'empêchera toujours d'agrandir mon lectorat.

 

- The Web's Worst Page t'interdirait donc toute autre forme d'expression publique ?

- Oui, l'existence de ce site, avec le principe que "les internets n'oublient jamais", m'empêche tout espoir d'avoir une quelconque carrière médiatique. En deux clics, on trouvera des écrits problématiques qui m'annuleront et m'annihileront instantanément, quand bien même ils auraient été rédigés en 1999. Sur internet, c'est un bien et c'est un mal, tout est simultané et éternel. On ne change pas, on est immuable. Le Edwood de 1998 est le même que celui de 2023 aux yeux des internautes. La jeunesse éternelle a un prix. Je dois assumer d'avoir été très désobligeant avec une chanteuse oubliée du début des années 2000, elle n'avait qu'à pas beugler en bikini, la gourgandine.

 

- Ah euh... hum... Oui, non, justement, on n'est plus en 2002, là. Notre lectorat va souffler fort.

- Qu'il souffle en paix, ça fait du bien, ça détend.

 

- Donc Edwood a cédé à la dictature du wokisme ?

- Déjà, ce mot que tu emploies ne signifie probablement pas ce que tu penses qu'il signifie.

 

- The Princess Bride ! On adore, spéciale dédicace au meilleur film du monde !

- Oui, donc, je disais, le "wokisme" n'est que la terminologie du moment (probablement déjà obsolète au moment où les lecteurs lisent ces lignes), conçue comme un épouvantail incarnant les valeurs progressistes qui fissurent l'ordre établi.

 

- Donc tu es woke ?

- Ce n'est pas à moi de m'auto-décerner des médailles. On ne peut pas s'auto-déclarer woke, cela se mérite. Mais on a déjà eu l'occasion de me le dire, donc ça va, j'ai obtenu mon badge avec mention. J'essaie de m'améliorer pour passer dans la catégorie ultra-woke. Après, tu sais, moi, du moment que ça enquiquine les réactionnaires de toutes les obédiences. Ça pullule en ce moment, ça prouve que les choses changent. Ils ont beau se revendiquer de toutes les sensibilités (a)politiques, ils se rejoignent tous dans l'essentiel : une calcification de l'âme.

 

- C'est-à-dire ?

- Tu sais que je n'aime pas ces questions, là. "C'est-à-dire ?", tu me demandes d'expliciter, de rendre accessible mon propos, on n'est pas là pour ça, hein.

 

- C'est-à-dire ?

- Petit malin. Tu veux me faire parler de politique de manière explicite alors que, je l'ai écrit cent fois et des poussières : le site tout entier dresse un paysage politique. Chaque choix d'œuvres, chaque avis, au fil des années, dresse un portrait éminemment, inévitablement, politique d'une personne. D'un Edwood. Déjà, hein, tu choisis comme pseudo le nom d'un mâle blanc hétéro qui aimait s'habiller en femme et qui a mis en scène (enfin, "mis en scène", c'est un bien grand mot) un film sur la transexualité en 1953, tu vois d'où tu pars, c'est déjà le bazar.

 

- Tout est politique ?

- Mais évidemment ! (point d'exclamation, pour la peine) Même un truc aussi azimuté, refoulé, mal fichu que Glen or Glenda, dont je parlais juste avant, c'est 100% politique. Méfiez-vous de ceux qui vous dise que l'art ne doit pas être politique, qu'un artiste ne doit pas exprimer d'opinions politiques. C'est la même engeance que ceux qui prétendent être ni de droite, ni de gauche (ils sont de droite). Ne pas choisir, c'est choisir. S'imaginer neutre, au-dessus de ça, au-delà des clivages, ce n'est pas le pire choix politique, mais ce n'en est pas loin. Si tu ne t'intéresses pas à la politique, t'inquiète, la politique, elle, elle s'intéresse beaucoup à toi. Même aller se terrer au fin fond de la montagne, en ermite ami des bêtes, c'est un choix politique. Un choix fort, d'ailleurs, pas le plus indigne.

 

- Tu es un ermite ?

- Non, pas du tout. Mais je suis ami des bêtes, autant que possible. Les moustiques c'est gênant quand-même, on est dans le combat ancestral du "manger ou être mangé", là.

 

- Tu manges les moustiques ?

- Fais pas l'andouille, t'as très bien compris ce que je voulais dire.

 

- Donc l'art est politique ?

- Tu veux me faire radoter ? Oui, l'art est politique. La manière dont une œuvre est créée, son pourquoi, son comment. Ce qu'elle dit, et, surtout, ce qu'elle ne dit pas. La manière dont elle est promue, vendue, offerte. La manière dont elle est accueillie et emmenée ou non vers le succès et/ou la postérité. Tout est politique, tout dit des choses intéressantes, voire essentielles, sur notre monde. Y a vraiment pas besoin de réfléchir bien loin pour le comprendre, ça fonctionne pour tout, du dernier album de Beyoncé au film Super Mario, d'un jeu vidéo Star Wars à une toile de maître, d'une sculpture antique à un bibelot rococo, de la dernière comédie populaire au plus obscur des disques de grindcore. De la politique partout, tout le temps, heureusement.

 

- Est-ce que tu serais prêt à revoir et corriger tes textes pour les adapter aux évolutions actuelles ?

- Non, pas de censure rétrospective. Les choses restent en l'état. En plus cela supposerait que je me relise.

 

- Tu ne veux toujours pas te relire ?

- Un jour peut-être. Pas sûr. Il y a des textes que je ne me souviens même pas d'avoir écrit, en particulier dans les grandes heures d'Edwood Vous Parle. C'était tellement spontané, à peine relu pour corriger les pires fautes d'orthographe, et encore. Il y a là-dedans des private jokes pour des amis dont je n'ai pas pris de nouvelles depuis des décennies. Il y a des textes qui évoquent des ex compagnes. Te dire l'embarras d'aller relire ça maintenant. Même 25 ans, 20 ans, 15 ans plus tard, c'est encore beaucoup trop tôt.

 

- Tu as envisagé de faire payer un abonnement pour accéder au site ?

- Ah, c'est bien que tu en parles, parce qu'en fait, c'était payant depuis le début. Depuis 1998, c'était 10 € par mois. Donc les plus anciens lecteurs me doivent 3 000 € chacun. Y en a pas un qui soit à jour (comme le site, ha ha ha).

 

- Des regrets sur ces 25 ans ?

- Oui, un gros regret, avoir eu une, heureusement très brève, phase politiquement libérale au milieu des années 2000. C'est une période où, circonstances de la vie faisant, je me suis désintéressé presque totalement de la politique et j'ai surtout suivi les opinions majoritaires au sein de mon entourage de l'époque, particulièrement peu recommandable. J'en ai fait très peu mention sur The Web's Worst Page, mais cela a fuité dans un ou deux textes absolument indéfendables. La honte m'étreint encore, près de 20 ans plus tard. Mais ne t'inquiète pas, j'ai beaucoup appris et je me suis largement rattrapé depuis, en retrouvant les rangs de la gigagauche qui pratique le terrorisme intellectuel avec une ferveur qui confine à l'extase mystique. Après, au niveau des critiques artistiques, mes avis ont évidemment évolué, plus ou moins, avec les années, mais j'assume tout ce que j'ai pu écrire à l'époque.

 

- D'autres regrets ?

- Avoir été, souvent, un mauvais camarade avec mes lecteurs et mes lectrices. Je ne suis pas doué pour les relations, généralement par timidité et par peur d'embêter les gens juste en prenant de leurs nouvelles. C'est absurde et ça mérite encore plein d'années de psychothérapie, sans doute. Je demande donc pardon à tous ceux et toutes celles que j'ai pu blesser ainsi.

 

- J'aime bien parler de tes regrets, encore un peu pour la route ?

- Le pire du pire ? Évidemment de ne pas avoir écrit davantage. Tous ces longs mois sans rien pouvoir publier, alors que, dans ma vie idéale, cela aurait été mon activité principale, tiens. Plutôt que le travail alimentaire, les besognes honteuses que le capitalisme me met sous la gorge. J'en ai rêvé, bien sûr, mais c'était bien sûr impossible. Il faut bien gagner de l'argent. "Gagner" sa vie. Punaise, quelle horrible expression. Gagner sa vie en gagnant de l'argent. Le cauchemar. Donc oui, j'aurais préféré avoir du temps pour écrire sur la philosophie, sur des livres. Et même, d'ailleurs, pour écrire des livres, tu sais, ce médium complètement obsolète.

 

- Ah oui, des livres avec des pages en papier, je me souviens ! Il y en avait encore au XXe siècle, non ?

- Oui, c'était sympa.

 

- Mais bon, on n'est pas là pour parler de ça, on parle de The Web's Worst Page qui fête ses 25 ans.

- T'es pas à la radio, hein, les lecteurs savent encore pourquoi ils sont en train de lire.

 

- T'es sûr ?

- Euh, pas faux, pas sûr.

 

- Comment il va le lecteur, d'ailleurs ? On va lui laisser le plaisir de répondre pendant ce bref silence.

 

(silence)

 

- Donc, revenons à nos Edwood. C'est pas un peu problématique d'avoir pris un pseudo qui fait aussi référence à un film avec Johnny Depp ?

- Plaît-il ?

 

- Il est super annulé Johnny Depp, tu sais.

- Oui, je sais. Mais bon, tu ne vas pas me demander de changer un pseudo choisi en 1998, avec l'imagerie tirée d'un super film de 1995, à la lumière des informations de 2023. Il me faudrait une machine à voyager dans le temps. Ce n'est pas la faute de mon moi de 1998, si Depp est devenu un symbole pour tous les teubés masculinistes et autres névrosés qui mériteraient une prise en charge thérapeutique sérieuse. Je connais, depuis le milieu des années 90, les problèmes d'addiction et les pulsions de violence de l'acteur. Tout cela était documenté et accessible au plus grand nombre. Mais détruire une chambre d'hôtel, c'était "cool et rock'n'roll". Déjà, il y avait un sacré deux poids, deux mesures. Depp se comportait parfois comme le dernier des hooligans et sa carrière s'envolait. Winona Ryder, elle aussi souffrant de problèmes d'addiction, a eu un accès de cleptomanie dans une boutique de fringues et on ne l'a plus revue pendant 15 ans. J'aimais beaucoup Depp, mais je t'avoue que j'aurais préféré que ce soit l'inverse.

 

- Tu pourrais supprimer toutes les photos de lui sur le site, non ?

- Ah bah elle serait encore plus moche l'Antre de Tim Burton à ce compte-là, tiens.

 

- Il est pas annulé Burton, d'ailleurs ? Il a fait trouze mille films avec Depp.

- Parle pas de ça, ça va nous tomber dessus, demain ou après-demain.

 

- Bref, Edwood, on te garde quand-même, imperfections et tout, au moins tu fais des efforts.

- Oui, et ça réclame beaucoup d'efforts pour faire des efforts.

 

- On a parlé des débuts, des souvenirs du milieu ?

- C'est quand le milieu ?

 

- Attends... Vers 2010-2012, un truc comme ça.

- Euh... C'était avant la refonte visuelle. Je faisais des critiques, surtout, ça tournait déjà tant bien que mal, avec de longues interruptions.

 

- 2014, c'est la nouvelle mise en page.

- Oui, ça m'a pris six mois, du délire. C'est un chouia moins moche, un chouia plus facile à naviguer, mais ça reste une galère.

 

- Et plus récemment ?

- Je me suis embarqué dans le voyage dans les tops musicaux. On n'est pas près d'en voir le bout mais j'adore. Je découvre tout plein de nouvelles choses, j'apprends plein de trucs. C'est quand-même, évidemment, un des plus grands bonheurs de l'existence, apprendre et découvrir de nouvelles choses chaque jour.

 

- C'est vraiment la "Pire Page du Web" ?

- Bah non. En plus, ça ne veut rien dire. C'était juste en rapport avec Ed Wood, le vrai, tu sais, le "pire" réalisateur de l'histoire du cinéma. La bonne blague, dans un monde où Luc Besson fait encore des films.

 

- C'était aussi pour allumer un contre-feu face aux critiques ?

- Bah oui. "Il est moche ton site !", "Ils sont nuls tes avis !", "T'écris trop mal !". Bah tiens, mon lapin, c'est la pire. page. du. web. Tu t'attendais à quoi ? T'es pas déçu au moins ?

 

- Auto-dépréciation, mécanisme de défense fort classique, dont tu uses et abuses depuis le début.

- Cela crève un peu les yeux, certes.

 

- C'est si difficile d'écrire un petit texte de temps en temps pour ce site ?

- C'est compliqué parce que je trouve toujours qu'il manque quelque chose, ou que c'est trop ceci ou pas assez cela. Que c'est parfois trop personnel et souvent pas assez. Et puis le lâcher comme ça dans la nature, dans le monde cruel du web, c'est difficile, oui. Encore heureux que j'ai aussi peu de lecteurs et qu'ils soient aussi bienveillants, sinon je crois que j'aurais arrêté.

 

- Tu as peur d'une trop grande visibilité, c'est ça ?

- Peur, non. J'ai peur de la guerre, des néo-fascistes, des sectes, des pandémies, de l'éruption de Yellowstone, peut-être. Pas vraiment des désoeuvrés du web, même s'ils peuvent être exaspérants. Me prendre des "raids" de trolls et autres excentriques, cela me semble invivable. Déjà quand je recevrais deux mails d'insultes parce que j'avais écrit du mal d'Evanescence ou de Linkin Park, c'était déjà trop. Alors 500 âmes en peine qui viendraient me traiter d'islamo-gauchiste ou d'écolo-facho (bravo l'inversion accusatoire, hein) parce que j'aime Jessie Ware, Dawn Ray'd ou Titane, franchement, hein, j'ai autre chose à faire. Sans parler des bien étranges personnes qui estiment qu'aimer des chanteuses ou des réalisatrices, c'est être un peu inverti sur les bords (et au milieu aussi). Tu sais, l'époque préhistorique où dire du bien de Kylie Minogue, Sophie Ellis-Bextor et Marina Diamandis c'était être forcément gay. Alors qu'on va pas se le cacher, hein, quand t'es hétéro cis, non seulement la musique est bonne, mais les chanteuses aussi, hein (nudge, nudge, know what I mean?)

 

- Halte là ! Police du wokistan ! On avait dit qu'on n'écrivait plus ces choses en 2023.

- Ah oui, pardon, j'étais en simultané avec mon moi de 1998.

 

- Et sinon ça va ?

- Pas trop mal. Un peu fatigué. A 25 ans, on n'a plus la même énergie.

 

- Et la famille ça va ?

- Ha ha ha, bien essayé.

 

- Prêt à créer un blog ?

- Non.

 

- Prêt à créer une chaîne Youtube ?

- Non.

 

- Prêt à enregistrer un podcast ?

- Non.

 

- Prêt à créer une chaîne Tik Tok ?

- Non.

 

- Un OnlyFan alors ?

- Oui.

 

- Hein ?

- Mais non, je plaisante, idiot, va ! Y a pas déjà assez de malheurs dans ce monde ?

 

- Prêt à devenir un influenceur ?

- Je n'ai pas compris la question.

 

- Prêt à dicter les goûts d'autrui pour qu'autrui ait plus de temps pour travailler et consommer ?

- Non.

 

- Prêt à te lancer en politique ?

- Ha ha ha. Non.

 

- Tu sais qu'on ne dit pas "ha ha ha" dans un entretien, on met plutôt (rires) ou pire (sourire) ?

- Tu vas pas m'apprendre mon métier quand-même ?

 

- En parlant de ça, ce n'est pas super professionnel de s'auto-interviewer.

- The Web's Worst Page c'est moyen professionnel, si tu vas par là.

 

- Ah oui, pas faux. Sinon, on aurait pu demander aux lecteurs de te poser leurs questions, non ?

- J'y ai pensé. Mais je sens que ça aurait dégénéré dès la deuxième question.

 

- Dès la première, non ?

- Oui, probablement.

 

- Bon et sinon, plutôt chat ou chien ?

- Tu te fiches de moi là ?

 

- Le meilleur spot où bruncher à Paris ?

- Tu te fiches de moi là.

 

- Un plan cryptomonnaie ?

- Petit comique.

 

- C'était si bien que ça Britney Spears ?

- Jamais tu ne me feras dire du mal de Britney, sans elle ce site ne serait probablement pas ce qu'il est aujourd'hui. D'ailleurs, elle fera partie de la rétrospective, je lui dois bien ça.

 

- La WWP c'est un peu ton chef-d'œuvre pour la postérité ?

- Ha ha ha, malheureusement oui, sans doute, ça se présente de plus en plus comme ça. Avec un peu de chance, sauf catastrophe majeure, le site devrait me survivre, au moins pendant quelques mois. Tiens, je devrais demander aux lecteurs de commencer à rédiger des nécrologies pour Edwood avant ma/sa disparition.

 

- Tu voudrais lire les hommages de ton vivant ?

- Ha ha ha, les "hommages", t'es bien optimiste. Ceci dit, si je les lisais, ça pourrait peut-être me faire pleurer de rire et rire de pleurer, ça me ferait sans doute du bien. Quand on parlait de thérapie, on pourrait se faire des psychodrames virtuels.

 

- Oui, alors les psychodrames virtuels, c'est un peu 90% de ce qui s'écrit sur internet, non ?

- T'as raison, c'est pas la peine d'en rajouter, on détruit la planète à faire tourner des serveurs juste pour psychodramer en chœur.

 

- Bon et sinon 2023, c'est comment ?

- Rude, hein, ça secoue fort, même, et je dirais en particulier, quand on essaie de vivre dans les marges.

 

- Et 2024, ça sera comment ?

- Mieux, forcément mieux, toujours mieux. Il faut toujours essayer de penser ainsi, même si ce n'est pas du tout facile. Si tu perds espoir, si tu laisses tomber, t'es mort. C'est pas le moment de baisser les bras, il y a des bascules qui se font, ça peut partir d'un côté ou de l'autre, pas le moment de lâcher prise.

 

- Toujours plein d'entrain, donc ?

- Allons, allons, on ne va pas trop en faire non plus. Comme je le disais plus haut, on va y aller pas trop vite le matin et doucement le soir.

 

- La vieillesse, un naufrage ?

- Pas du tout. Pas une fatalité en tout cas. Plus je vieillis, plus j'ai l'impression de m'humaniser, d'aimer davantage mon prochain, de le comprendre mieux.

 

- Espèce de hippie, va !

- Ah ça, on ne me l'avait jamais faite. Enfin, je crois. Tiens, si tu veux tu peux aussi me traiter de zazou. Un zazou c'était un cauchemar pour pétainiste, ça devrait revenir à la mode.

 

- Je croyais qu'on arrivait à la conclusion de cet entretien, mais en fait je ne suis plus très sûr.

- C'est que ça doit être le bon moment pour y mettre un terme.

 

- Le meilleur souvenir ?

- Trop de meilleurs souvenirs. Mais en particulier, surtout, avant tout, toutes les fois où une lectrice, où un lecteur, m'a remercié. Pour un truc bien particulier, pour rien de spécial, pour tout ou pour un tout petit quelque chose. Tu sais, on ne dirait pas comme ça, mais il y en a eu pas mal durant ces 25 ans. Parfois il s'écoule des années, sans message, sans rien, le vide de l'espace infini. Et soudain, le mail qui te fend le coeur, le petit mot qui te redonne du courage pour dix ans de plus. Une simple phrase, parfois, une simple phrase qui change ton quotidien, qui te transporte ailleurs, qui résonne dans ce silence et dont l'écho change mon petit monde. En général, j'ai du mal à y répondre, c'est trop d'émotion. Rigole pas, tu sais que c'est vrai.

 

- En gros, on leur dit merci, quoi.

- Voilà, en gros : merci.

 

- Là, je crois qu'on est bien parti pour finir l'interview carrière, même si on est loin d'avoir fait le tour. On a oublié des choses importantes ?

- Plein, certainement, mais il faut savoir conclure, il paraît.

 

- Des conseils, des recommandations, des trucs à ajouter ?

- T'es bête. Tout ça, c'est le contenu de The Web's Worst Page depuis 25 ans. Les lecteurs ont juste à cliquer ici, ou là, à côté, pour les trouver les conseils et les recommandations. Et pour ce qui est des trucs à ajouter, ce n'est pas comme si c'était la fin de quelque chose, là. Je te l'ai dit, ici tout est simultané. Avec un peu de chance, ils sont déjà en train de lire l'interview carrière pour les 50 ans du site, celle qui est là, hop, à deux clics d'ici.

 

- C'est un peu vertigineux, non ?

- On s'y fait, tu sais. Ce vaste flou de l'être et du temps, c'est confortable. Je suis absolument moi, sans jamais être moi.

 

- C'était un tour de passe-passe depuis le départ alors ?

- Probablement. Un tour de passe-passe temps.

 

- J'aime bien passe-passer mon temps avec toi.

- Si le temps le veut bien, on en a encore un peu devant nous, du temps.

 

Merci Edwood pour cet entretien. Ce n'était pas particulièrement enrichissant, mais ça nous a fait passer le temps. On se retrouve pour les 50 ans du site, bien sûr.

 

Edward D. Wood Jr. (x2)

 

 
 
 
 
 
 
 
 
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