Le Chaos du monde
L'entends-tu le chaos du monde ?
Oui, nous sommes sur internet alors je me permets de vous tutoyer.
Donc.
L'entends-tu le chaos du monde ?
Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas se le prendre en plein ego, simplement en surfant sur la vague d'internet. Tant de voix, tant d'opinions, tant d'actualités. Toutes possèdent une date de péremption de plus en plus courte. Il ne reste rien, dès le lendemain. Alors imaginez cela sur l'échelle du calendrier de l'univers, vous savez, quand on condense tout le temps écoulé depuis le Big Bang sur une seule année. L'humanité actuelle apparaît le 31 décembre à 23h59, tout ça. Alors je ne vous parle même pas de la place occupée sur ce calendrier par le buzz du jour, la célébrité du moment et le blogueur influent. Tellement infinitésimale, la place, qu'elle redéfinit à elle seule le concept d'infiniment petit. Une particule invisible, le genre de choses qu'on recherche dans les laboratoires du CERN.
Enfin, comme dirait l'autre (qui a bon dos), il est important de vivre avec son temps. Le sage ne se retire point de la vie de la Cité. Et au vu de mon degré de sagesse, qui atteint un bon lvl 89 spé baratin, je dois être d'autant plus impliqué dans l'actualité. Alors bon, que se passe-t-il en ce moment ? Hmmmm... Bon... Hmmmm... Non. En fait non. La flemme. Pas envie. Non. Car donner son avis sur un sujet un tantinet polémique c'est s'aliéner à peu de frais une partie de mon maigre lectorat. Et puis voilà, c'est parti, on va discuter, on va se disputer. Alors que moi, voyez-vous, qui ne suis composé que d'opinions, d'avis, de critiques, de valeurs, de pensées et de remises en questions tout le temps, je n'ai pas particulièrement envie de heurter qui que ce soit. A part, évidemment, sur des sujets qui ne font pas trop mal, vous savez, vos goûts médiocres en matière de cinéma et de musique, par exemple, parce que là on s'amuse, on badine, c'est rigolo. Mais si. Je vous assure.
Alors que boum, oui, boum, si là, boum, à la débottée, je vous demande si vous êtes Charlie. Boum. Ha ha ha ! Les mots qui fâchent. Les morts qui fâchent. Tout le spectre de je ne sais quoi qui descend comme une ombre sur l'ambiance bon enfant de ces lieux. On rigolait, là, trois pages avant, sur le dernier méfait du cinéma québécois, par exemple, au hasard complet. Et vlan ! Y a Charlie qui débarque. Oh merde ! Ca fout la trouille. Hein, on fait moins les malins à présent. On tremble, on se terre, on n'ose plus. De surcroît, c'est un sujet un peu passé, tellement saison dernière, un truc hivernal, on ne porte plus ça au printemps, faut pas déconner avec la mode. C'est presque comme si je polémiquais sur le design de l'iPhone 4. Oui, le 4. Mon Dieu, ça surgit des tréfonds de la préhistoire, ça, l'iPhone 4. Et pourtant, souvenez-vous, le web a vrombi pour cela, vous avez tremblé aussi, ouhlala. Ou alors, euh... La Polémique (oui, avec une majuscule) autour de La Vie d'Adèle. La vie de qui ? D'Adèle ! Vous savez, le film ultra réaliste, totalement fantaisiste, qui a provoqué des réactions très inespérées dans les sous-vêtements de vieux critiques qui s'endormaient déjà mollement sur leurs sièges attitrés d'un festival de cinéma vaguement médiatisé durant un laps de temps relativement court. Mais là, ça date tellement, on ne sait même plus de quoi on cause. Une polémique ? A quel sujet ? Personne ne le sait. Pourquoi y revenir ? Il nous embête, là. On est passé à autre chose. Le droit de suivi, ça n'existe pas.
Le net a vrombi. Je le réécris parce que ça sonne bien. Le net a vrombi et la caravane est passée. Charlie aussi, il est passé. Trois petits tours et puis s'en va ? Non, attendez, il est entré ici, lui et son sombre cortège : terroristes et victimes, théoriciens du complot et djihadistes, gendarmes et voleurs, blogueurs et blogués, engagés et dégagés, Hitler de cours de Twitter et criminels contre l'humanité sur Tumblr. Tous ensemble, là, misère, surtout ne pas être le cynique de derrière, celui qui ricane, misère, misère, je suis journaliste, diplômé, certifié, un pur, un dur, un précaire, je devrais être au front, montrer l'exemple, prendre la première rafale, vous laisser la seconde ; ne pas jouer la distance, ne pas être le relativiste, pas facile, diantre, pas facile. Surtout qu'à être dans la position de celui qui veut mourir très lentement pour ses idées, on peut aussi se retrouver en première ligne, lapidé de tous les côtés. Infidèle à toutes les causes, voilà ton destin, si tu refuses de choisir, les ennemis de toujours se réconcilient pour te porter jusqu'au pilori. Main dans la main, islamistes et islamophobes érigeront le bûcher de celui qui n'est ni Charlie, ni pas Charlie. L'un ou l'autre, punaise, tu dois choisir qu'on t'a dit ! Ce n'est pas compliqué. Il y a le camp des bons et le camp des gentils. Attendez, non, oups, qu'est-ce que je viens d'écrire moi ? L'horreur, le crime, le flagrant délit, la police frappe à ma porte, ne quittez pas, je reviens dans six mois.
Bref, je disais que chacun se voit comme le héros de l'histoire, ne l'oubliez jamais. Personne, surtout lorsqu'il a des convictions, ne s'imagine comme le second rôle, le troisième couteau, le méchant. Enfin, ça arrive, c'est rare, assez pathologique, une position de complaisance, probablement, liée à une dépression, sans doute. Qu'en sais-je ? Bref. Mais mes héros, moi, je ne les imagine pas liberticides, bien au contraire. Mes héros ne sont pas intolérants, mes héros ne sont pas violents, mes héros ne sont pas cruels. Drôle de façon, donc, de s'imaginer triomphateur à la fin de l'histoire que de régner par la terreur. Et puis la fin de quelle histoire ? S'il y a bien une chose dont on est certain, c'est que tout tombe en poussière plus vite qu'on ne l'imagine. Milliers d'années après milliers d'années, les empires s'effondrent, millions d'années après millions d'années, ce sont les espèces dominantes qui disparaissent sans presque laisser de traces. A une époque les oiseaux étaient les maîtres sur Terre. Pensez-y la prochaine fois que vous tremblerez en passant à côté d'un attroupement de pigeons. Il fut un temps où ils nous bouffaient, nous, balbutiants mammifères, minuscules proies pathétiques.
Aujourd'hui, on se pète la gueule entre nous, à coups de bombes, de balles, de lois, de religions, de pollution, de mots, oh oui, surtout de mots. On s'en envoie pleine la tronche, des mots, des paroles qui s'envolent, et pan pan pan, prends ça dans ton réseau social, mécréant ! Et d'ailleurs, ça en démange certains, qui sont en train de lire cette page, de m'écrire, enfin, pour une fois, de m'écrire pour dire à quel point j'ai tort, partout, tort tout partout. "Relativiste !", oui, je sais, on l'a déjà dit. "Poujadiste !", plus original, intéressant. "Réactionnaire !", bien sûr, voyons, allons-y. "Islamiste !", ah, oui, tiens donc, pourquoi pas ? "Islamophobe !", logique, par suite, normal. "Gauchiste !", "Fasciste !", "Ecologiste !", "Utopiste !", je fais un prix de gros, attendez. "Tu as tort de penser ainsi, je vais t'expliquer pourquoi, ainsi j'aurais l'impression de faire quelque chose d'important", oui, voilà, that's the spirit. "Troll !", bien, bien, bien, très bien, le mot suprême sur internet. Troll. Le troll laid est, et tout est dit. Une fois que le point "troll" est atteint, le reste n'est plus que parlotte en vain. Le troll est là, le troll est tout, le troll là, là, itou.
Que reste-t-il de nos amours ? Une fois arrivé au bord de la fin de cet Edwood Vous Parle, que reste-t-il de ces beaux jours ? A un moment, au détour d'une phrase, on s'est aimé, là, là, itou. C'était dans une critique cinéma, je m'en souviens, comme si c'était hier, nous étions d'accord. Pour une fois. Bon sang, j'avais trouvé les mots justes. Mais ça n'a pas duré. Et après ce texte, aujourd'hui, ce soir, cette nuit, c'est fini, tout ce qui a été n'est plus. Le calendrier universel est arrivé à minuit, le premier janvier, de la nouvelle année. Quatorze milliards d'années de plus, à venir. Hop, ça commence aujourd'hui. Maintenant. Parce que voyez-vous, on a perdu Charlie. C'était grave. Ca l'est encore, certainement. Parce qu'au fond, on rigole, mais c'est de la liberté d'expression dont il s'agit. Pour que demain encore, toujours le 1er janvier, comprenez bien, parce que sur le calendrier universel on va être le 1er janvier vachement longtemps, c'est cool parce que c'est férié. Donc, bref, pour que demain, encore, je puisse écrire un texte aussi inutile et dégagé que cet Edwood Vous Parle, il faut que la liberté d'expression survive, qu'elle survive à tout. Aux exaltés, aux fanatiques, de tout bord. Que je ne me fasse pas tirer dessus dans la rue ou conspuer sur Facebook pour une petite galéjade. La liberté d'expression, de pouvoir dire que le film à la mode est une crotte, que ce que vous écoutez est nul, que votre parti politique craint et que votre Dieu est sujet à caution. Oui, dans tous les cas je n'ai pas envie qu'on me traîne au pilori, enfin, pas tout de suite, pas trop vite.
Tant de mots pour ne rien dire, c'est mon cas. Tant de morts pour ne rien dire, c'est le cas de beaucoup d'autres personnes, et c'est quand même plus grave. Mais libre à vous de vous énerver sur mes mots. Je mise davantage sur une indifférence polie. Ou, plus classique, mais très efficace, le "franchement, il vieillit, il se répète, ce n'est plus comme avant, et je préférais l'ancien site". Et puis c'est moins drôle. Où sont les fourchettes en plastique ? Et les fruits de mer ? C'était plus rigolo les fruits de mer. En effet, moi aussi, ça m'amusait davantage, l'insouciance de ce temps là, c'était chouette. Battu par la vie, cabossé par le monde, ravagé par le temps, me voilà à présent, moins drôle, bon sang. Je m'excuse, platement, j'attends la pierre de la lapidation. Dura lex, sed lex. J'aurais mieux fait de me taire, bien sûr. Montrer le bon exemple, c'est savoir se taire, le plus souvent possible. A l'échelle de ce que je vois déversé quotidiennement sur mon écran, je suis un moine chartreux, et j'ai fait vœux de silence. Peut-être que vous ne m'entendrez plus pendant un an après ce texte, ça s'est vu, ça arrive. D'ailleurs, je devrais, comme à chaque fois, faire mes adieux à la scène. Bisous, bisous, public chéri, l'ai-je bien descendu ?
Edward D. Wood Jr.
("À côté, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin.")