The Spirit

de Frank Miller

        Pour oser s’attaquer à l’œuvre fondatrice de Will Eisner, sans que les fans crient au scandale, il fallait au moins le nom prestigieux de Frank Miller. Qu’un auteur de comics respecté se confronte à l’un des pères fondateurs du genre permettait d’offrir une relative bienveillance au projet et en tout cas de générer une grande curiosité. Mais s’il faut reconnaître à Miller un beau sens du visuel et de l’énergie au sein des cases d’une bande-dessinée, son premier film seul aux commandes est un ratage assez désolant.

        Pourtant tout le monde fait preuve de bonnes intentions dans ce Spirit. A commencer par des acteurs, visiblement pas du tout dirigés, auxquels Miller a juste demandé de faire leurs shows. En résulte des aberrations telles qu’un Samuel L. Jackson qui se prend pour un personnage de Tex Avery. En soit, ce n’est pas forcément gênant, car le réalisateur a essayé de retrouver la verve d’Eisner. Non, The Spirit ne s’est jamais pris au sérieux. Les gags ont toujours été abondants et la dynamique proche des cartoons. Les histoires étaient légères et pleines de rebondissements rocambolesques.

        Mais le film échoue à tous les niveaux. Mêlant humour consternant et discussions interminables, hésitant entre de très plates tentatives de caractérisation et une bêtise élevée au rang de premier principe (quand on en est réduit à faire exploser des chatons pour faire rire, on a plus ou moins touché le fond). Peu aidé par un interprète transparent (Gabriel Macht, qui ne devrait pas s’en relever) le personnage du Spirit traverse le film comme un jouet que l’on déplace d’un plan à l’autre. Si Miller a bien intégré l’aspect sexy du Comics, c’est pour l’adapter à une sauce plus que douteuse : Eva Mendes se photocopie les fesses, Scarlett Johansson (nullissime) s’habille en nazie, Paz Vega ondule du cul, toutes craquent pour cette endive de Spirit...

        L’ensemble est emballé dans des plans si clinquants qu’on finit par se croire devant une vaste publicité pour parfums. On touche là à certaines limites de l’esthétisation à outrance, surtout que le film est loin d’être aussi beau qu’il le souhaiterait. Succession de cadres statiques, le montage ajoute à l’abrutissement général. Pas d’action, aucune implication, et les longs tunnels de dialogues sans aucun intérêt s’accumulent. L’indifférence monte doucement, laissant à la consternation (voire au sommeil). Bien sûr, il y a toujours quelques moments à sauver, mais Miller vient de torpiller les sympathiques intentions de Sin City. Fini la bienveillance, le bonhomme devra désormais moins jouer sur l’apparence et davantage sur l’esprit pour nous séduire.


Vinyan

de Fabrice Du Welz

Dès son générique d'ouverture, où l'eau se transforme lentement en sang et où les cris stridents des enfants noyés par le tsunami envahissent l'espace sonore, Vinyan se présente comme un trip intense et agressif. Le début de l'œuvre, dans un environnement urbain, n'est pas sans rappeler les expérimentations du Gaspar Noé d'Irréversible. Mais lorsque Emmanuelle Béart et Rufus Sewell s'embarquent pour le cœur de la Birmanie, à la recherche d'un enfant qu'ils pensent mort depuis la catastrophe, le film se perd avec eux.

Vinyan se voudrait la mise en image d'un voyage mental, et on se dit que Fabrice Du Welz se rêvait un peu en Francis Ford Coppola lors de son tournage. Malheureusement les effets de style et l'implication des acteurs ne suffisent pas à créer une atmosphère inoubliable. Surtout, c'est le manque d'implication générée auprès du spectateur qui fait le plus de tort à Vinyan. La folie du personnage incarné par Emmanuelle Béart (toujours très généreuse dans sa présence physique) est peu crédible. De même, les quelques séquences oniriques ne s'intègrent pas au reste du film, qui ne demandait pas que le trait soit aussi forcé.

Tous ces défauts ne seraient pas si gênants si Vinyan parvenait à nous piéger dans sa quête languissante. Mais le film ne débute jamais vraiment. Lorsque les enfants sauvages, promis par l'affiche, apparaissent enfin dans les dernières minutes du film, c'est pour voir l'histoire se résoudre en une très littérale (pour ne pas dire pesante) illustration du complexe d'Œdipe. Quelques plans cherchent vaguement à choquer, ils ne sont qu'incongrus, voire déplacés. Vinyan résonne alors comme une coquille vide. On gardera un œil sur la suite du parcours du réalisateur de Calvaire, tout en regrettant l'échec de ce film ambitieux mais désincarné.


Australia

de Baz Luhrmann

        C’est un genre en soi : le blockbuster en forme d’accident industriel. Une œuvre si catastrophique, derrière son budget dépassé et ses stars perdues, qu’elle en devient fascinante et quasi réjouissante. Le nanar de luxe, l’apocalypse cinématographique, voilà en somme le projet d’Australia. Dès les premières minutes, avec son montage au hachoir, ses panoramiques accélérés, son propos niais et prétentieux, Baz Luhrmann terrifie le spectateur. On ne pourra certainement pas tenir 2h35 ainsi. Pourtant, l’esprit humain s’habitue à tout. Et si l’œuvre paraît interminable, on finira par y prendre du plaisir, dans la consternation.

        Bouffant à tous les râteliers de la fresque pompeuse, Australia se veut le Autant en emporte le vent du 21e siècle. Mais c’est Le Magicien d’Oz, l’autre chef-d’œuvre de Victor Fleming, qui est cité jusqu’à l’écœurement (Somewhere over the rainbow est massacré une bonne diazine de fois !). En voulant retrouver la douce naïveté de l’âge d’or d’Hollywood, le réalisateur australien accumule les fautes de goût. Histoire d’amour grasse, message humaniste pesant, leçon de tolérance pour les incultes, ajout d’un contexte historique comme s’il s’agissait de la plus grosse des ficelles dramatiques (attention les japonais attaquent !), le scénario étouffe par abus de clichés et de guimauve.

        Mais ce sont les personnages qui en souffrent le plus. Taillés à coups de serpe, peu aidés par des dialogues grotesques, les acteurs font ce qu’ils peuvent. Si Hugh Jackman assure le minimum avec classe et une touche d’ironie, Nicole Kidman délivre probablement sa pire performance. Insupportable du début à la fin, elle en fait des tonnes, roule des yeux, bat des bras, hésite entre hystérie et consternation. On souffre pour elle. Mais surtout on souffre à cause d’elle. Au point de souhaiter sa disparition du cadre, ce qui n’arrive que trop rarement.

        Ce cadre, d’ailleurs, que Luhrmann rate consciencieusement. Comment enlaidir des décors naturels sublimes ? En abusant des effets numériques et de la photographie délavée qui va avec. Les fonds verts intégrés n’importe comment (pour faire toc, mais trop c’est trop) finissent par donner la nausée. Le tout sur un rythme inconstant car Australia accumule par ailleurs les fausses fins, décevant les espoirs, même les plus infimes. Et dans sa volonté de rendre justice au peuple aborigène, le film n’évite pas le paternalisme propret, qui tend à sacrifier le bon sauvage et à privilégier le regard du blanc bienveillant.

        Baz Luhrmann aimerait en remontrer à tout le monde. A John Ford (un troupeau mené à travers l’outback, sans que jamais le spectateur ne se sente impliqué), à Fleming (la romance est insipide), à Nicolas Roeg (revoir impérativement Walkabout), à James Cameron, à Peter Jackson (on va réévaluer son King Kong, obligé), à Clint Eastwood… Australia finit par sonner si faux que l’on se demande si tout cela ne serait pas en fait une vaste farce. Mais non, c’est un « monument » dédié à un continent, à l’Amour, à la Vie, à l’Enfance, à la Fraternité. On en ressort mi-hilare, mi-malade. C’est peut-être une expérience à tenter, mais à réserver aux plus endurcis d’entre vous.


Teeth

de Mitchell Lichtenstein

Résumer le synopsis de Teeth c’est déjà révéler la clef de l’œuvre : Dawn est une lycéenne membre d’un groupe prônant la chasteté jusqu’au mariage, mais le désir est plus fort que les vœux pieux et au moment où elle s’apprête à succomber, tourmentée par le remord, elle découvre qu’elle possède le premier cas avéré de « vagina dentata ».

Même si vous n’avez pas pratiqué le latin dans votre jeunesse (on vous pardonne si vous avez pris l’option « drague à la cafét » à la place), vous avez déjà compris tout ce qui fait l’originalité et le prix de cette nouvelle variation sur le statut de la femme au sein de la société machiste.  Très justement, mais sans trop forcer sur la finesse, l’auteur mélange les genres et fait dériver son étude de mœurs du sarcastique vers l’horreur. Le résultat décontenancera certainement beaucoup de spectateurs, que l’on espère cependant avertis, et ravira les autres par ses audaces et son charme.

On nous répondra que le terme de « charmant » ne semble pas le plus approprié lorsqu’il s’agit de qualifier quelques pénis tranchés avec abondance de gore, sans parler d’une visite chez le gynécologue proposant le suspens le plus sexuellement déviant, mais aussi le plus drôle, depuis le cunnilingus décapité de Re-Animator. Teeth en est-il pour autant un film d’horreur ? Pas le moins du monde et tout ceci grâce à la performance de la jeune Jess Weixler. Superbe révélation (primée à Sundance), l’actrice fait preuve d’une grâce, d’une intensité et d’un humour qui transcendent les scènes scabreuses. Ce qui permet de tracer un parallèle d’autant plus évident avec le May de Lucky McKee qui ne manquera pas de venir à l’esprit des cinéphiles.

Si Teeth manque de la maîtrise et de l’émotion offertes par May (au profit de la comédie), il use avec autant d’intelligence des règles de l’épouvante mais aussi des films de monstres (ouvertement cités par le réalisateur). Pimenter la chronique adolescente avec de grands coups de mâchoires aussi vicieusement situées est un petit tour de force qui échappe au ridicule pour mieux flirter avec le mythologique. Pour le spectateur masculin Teeth est fréquemment douloureux, tout en s’épanchant en un rire libérateur. Pour le public féminin, Dawn devient une sorte de super-héroïne, versant serial-killer (décidément très à la mode depuis Dexter).

La métaphore n’est peut-être pas subtile : la nouvelle Eve s’émancipant et se vengeant par là où on l’accuse d’avoir originellement péché. Pourtant l’efficacité de Teeth réside dans cette confrontation sans œillères avec ses thèmes triviaux. Et il faut bien vous avouer que Jess Weixler est le piège le plus mortel et irrésistible que l’on ait aperçu depuis longtemps sur un écran. Plaisir et souffrance portés à ce niveau font de Teeth une sucrerie dévergondée qui secoue agréablement le cinéma indépendant américain.


Hellboy II

de Guillermo del Toro

        Non, je n’avais pas particulièrement apprécié le premier Hellboy par Guillermo del Toro. Incapable de m'attacher à cet univers aisément ridicule, j’y avais surtout découvert un plaisant nanar, sympathique, drôle mais loin d’être impérissable. Dire que je n’attendais pas grand-chose de cette suite est une évidence. Malgré une bande-annonce prometteuse, il y avait fort à faire pour me convaincre. La seule raison d’espérer étant que entre-temps Del Toro a offert un très grand film avec Le Labyrinthe de Pan.

        Et cela fait toute la différence. En effet c’est toujours Hellboy, mais en mieux. Certes, on n'entre pas aisément dans le film. L’histoire sous forme de marionnettes dans le prologue vaut le coup d’œil, mais elle est contrebalancée par le Hellboy gamin totalement ridicule. Ensuite c’est un vague remake du premier film, avec une touche de Blade II et beaucoup de Tolkien. On le sait, depuis Del Toro a signé pour mettre en scène Bilbo le Hobbit, et ce Hellboy ressemble à une lettre de motivation.

        Heureusement au bout de 45 minutes Hellboy II prend une autre ampleur, versant dans la foire aux monstres d’une grande générosité et empruntant soudain avec talent du côté de Miyazaki. On se laisse enfin happer par ce monde et ses personnages. Souriant avec bienveillance aux percées comiques un peu grasses mais adorables. Le final a beau être convenu, on y croit. Enfin. Et c’est à regret que l’on quitte Hellboy et ses petits camarades. Le divertissement est visuellement impressionnant, tout en gardant un petit côté système D rafraîchissant. Mais surtout la fantaisie d’un conte sincère et humble, malgré ses atours clinquants, nous touche de manière inattendue. Une autre belle surprise de 2008.


Quantum of Solace

de Marc Forster

        Reprenant les choses là où Casino Royale s’achevait, Quantum of Solace est donc une histoire de vengeance. Peu importe alors les circonvolutions pas très convaincantes du scénario, James Bond a le cœur brisé et il revient très énervé. Ce nouvel opus est ainsi le plus sombre de la saga, l’un des plus agité mais aussi l’un des plus froids. Par rapport au film précédent on gagne en puissance et en densité narrative. Quitte à vouloir trop en faire et à laisser beaucoup d’éléments en marge, Quantum of Solace déboule à toute vitesse dès la scène de poursuite en voitures d’ouverture.

        Les quarante premières minutes foncent tête baissée, en cherchant à en découdre avec tout le monde : aussi bien avec les morceaux de bravoure de Casino Royale qu’avec toute la série des Jason Bourne. C’est peut-être le plus gros reproche que les fans adresseront au film, Bond y devient encore plus un concurrent à l’agent spécial campé par Matt Damon. Marc Forster, réalisateur généralement très pépère et même plutôt nul, n’égale pas le talent de Paul Greengrass, mais son efficacité s’avère surprenante.

        Malheureusement le démarrage en fanfare, qui nous fait croire au Bond ultime, s’enchaîne avec de gros passages à vide, entrecoupés de sursauts épars. Cette deuxième partie de métrage est sauvée par ses interprètes. Daniel Craig, toujours plus acéré, demeure le 007 idéal. Ses rapports conflictuels avec M offrent quelques-uns des meilleurs échanges du film. Mathieu Amalric séduit par une certaine sobriété là où l’on s’attendait à ce qu’il en fasse des tonnes. Son personnage est cependant loin des méchants les plus flamboyants de la saga. Beaucoup seront choqués par l’aspect bien peu sexy de Quantum of Solace. Olga Kurylenko est très juste et charmante, mais elle est avant tout une femme forte et jamais une proie pour Bond. En donzelle facile, Gemma Arterton apparaît alors comme un ajout assez artificiel, de surcroît évacuée bien misérablement par les scénaristes.

        Très imparfait, comme tous les James Bond, Quantum of Solace doit sa réussite à sa farouche volonté d’assurer le divertissement coûte que coûte, avec une grande rigueur, voire une certaine austérité. Pour tous ceux qui n’ont jamais pris 007 au sérieux, le choc sera encore plus important qu’avec Casino Royale. Fini la déconne, il faut que ça cogne. A l’image de l’excellente chanson du générique d’ouverture composée par Jack White (des White Stripes), Quantum of Solace veut définitivement imposer un Bond adulte, contemporain, échappant aux fautes de goût qui ont pourtant longtemps été la marque de fabrique du personnage. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le défi est relevé haut la main. Et même si cet épisode s’affirme comme une transition, il donne terriblement envie de découvrir la nouvelle direction que vont prendre les aventures de l’espion le plus célèbre de la planète.


Délire Express

de David Gordon Green

        Le « stoner movie » (ou film de défoncés) est un genre à part entière, dont les fleurons demeurent des incontournables des soirées DVD où se consomment les substances plus ou moins illégales. De Up in smoke à Mec, elle est où ma caisse ? en passant par le Las Vegas Parano de Terry Gilliam, il est parfois bien difficile d’apprécier ces œuvres en étant « sobre ». C’est en partie le cas avec Délire express, très bonne comédie au demeurant, mais qui ne prendra probablement sa pleine ampleur qu’une fois le spectateur mis dans les meilleures conditions.

        Il manquait à l’équipe Judd Apatow, Seth Rogen et Evan Goldberg un grand exutoire en forme d’ode à la fumette. C’est chose faite avec ce Délire express qui s’engage, à l’occasion, sur le terrain du film d’action musclé ne se prenant jamais au sérieux. En résulte une succession de scènes de dialogues absurdes entre Rogen et James Franco, entrecoupées de pétages de plomb bien bourrins (une baston anthologique avec l’inénarrable Danny R. McBride en particulier).

        Comme toujours chez Apatow, le duo central fonctionne idéalement (Franco et Rogen ne sont rien de moins que géniaux) mais il ne peut survivre sur l’ample durée (presque 2 heures) qu’avec l’aide d’excellents comparses. Délire express est ainsi très généreux en matière de seconds couteaux qui parviennent à marquer en l’espace de quelques instants (deux tueurs surréalistes, une fliquette vindicative, Amber Heard qui promène ses charmes, Bill Hader en héros d’un flashback timbré, etc…)

        En tant que film de camés, Délire express est un jalon, une date. David Gordon Green se donne en effet beaucoup de mal pour emballer le bordel général dans une mise en scène efficace et très dynamique. Que les deux zigotos se perdent en forêt ou qu’ils se fassent de grandes déclarations d’amour, la caméra n’en perd jamais une miette. Et lorsque les flingues sont de sortie et que les bastons s’entrecroisent, tous les plaisirs se confondent. Comme la pineapple express, ce film est rare, précieux, quasi unique, y goûter c’est devenir instantanément accro. Un risque à prendre, les effets secondaires étant limités à des crampes de zygomatiques.


L'Échange

de Clint Eastwood

        Depuis Impitoyable, chaque œuvre de Clint Eastwood ressemble à une somme.  Le réalisateur semble chercher à la fois l’épure et l’apothéose de tous les genres qu’il visite. Du mélodrame au polar en passant par le récit de guerre ou celui de sport, Eastwood taille ses films dans la veine la plus classique d’Hollywood. Il en résulte une intemporalité visuelle et thématique qui donne d’autant plus de force à sa vision. En ce sens, L’Echange apparaît comme la synthèse de toute sa  filmographie récente, voire, n’ayons pas peur d’aller trop loin dans l’enthousiasme, de toutes ses créations.

        La richesse de L’Echange  se déploie à la fois sur son ample durée et sa tranquille humilité. Les multiples récits de souffrances déchirantes sont centrés autour du personnage de la mère trahie, superbement incarnée par Angelina Jolie, dans ce qui est probablement son meilleur rôle. Le film touche à tous les genres et tous les sentiments. A la fois reconstitution historique, enquête policière, film de procès, récit de corruption, conte cruel sur l’enfance, chronique d’hôpital psychiatrique et bien sûr un portrait de femme forte et bouleversante. Et encore, on ne vous dit pas tout, de peur de dévoiler les surprises d’une œuvre qui semble inépuisable.

        Mais avant de pouvoir théoriser sur la forme, d’une classe proverbiale, ou sur les thèmes abordés, il faut simplement vivre L’Echange. Comme un déchirement insondable, que certains trouveront peut-être trop lacrymal, mais qui, au contraire, trouve le juste équilibre entre mélodrame et retenue. Tout autant qu’avec Million Dollar Baby ou La Route de Madison, Eastwood nous désarme entièrement ; nous laissant, dès les premières scènes d’intimité entre la mère et son fils, complètement acquis à son sujet.

        On peut beaucoup pleurer devant ce crève-cœur, on peut aussi se passionner pour ses zones d’ombre et ses ambiguïtés, car le film ne se laisse pas apprivoiser d’un seul regard. Parfaitement aidé par des seconds rôles fantastiques (depuis quand n’avait-on pas vu John Malkovich aussi sobre ?), Eastwood crée une galerie de portraits qui échappent bien souvent aux stéréotypes attendus, ou, tout du moins, les magnifient. Au cœur du film Angelina Jolie use de toute la palette de son talent, et on admet qu’on ne l’imaginait pas si vaste.

        A l’image de There will be blood en début d’année 2008, L’Echange peut impressionner par sa puissance. Mais à l’inverse du film de Paul Thomas Anderson, Eastwood a voulu revenir au plus près de ce qui peut rendre l’humain attachant. C’est ainsi le pendant positif de l’histoire de Daniel Plainview, un autre versant de l’Amérique, qui lutte contre son passé fait de sang et de trahison. Même face à la tragédie, il s’agit de ne jamais perdre espoir. Même face à la faiblesse, à la corruption, au mensonge, il est possible de résister. Et cette résistance, aussi vaine qu’elle puisse paraître, est à elle seule la plus grande et la plus belle des victoires. L’Echange est un hymne à cette croyance en la bonté et la justice humaine. Il nous faut l’écrire aujourd’hui, pour ne pas le regretter plus tard : c’est un chef-d’œuvre.


Bangkok Dangerous

des frères Pang

Avec Bangkok dangerous Nicolas Cage semble atteindre un nouveau stade de sa carrière. Avec ce remake d’une nullité abyssale d’un film déjà médiocre à l’origine (et toujours torché par les ineffables frères Pang), l’acteur assume son récent statut d’icône de nanars avec une sincérité et un aplomb presque touchants. Monolithique ou cabotin, Cage provoque le sourire par sa simple présence à l’écran (et une énième coupe de cheveux pittoresque). Un point de non-retour est peut-être franchi, comme si on ne pouvait plus prendre l’acteur au sérieux.

Il faut dire que dans cette histoire de tueur à gages  mélancolique tout est ridicule, au mieux, voire complètement idiot, au pire. Les scènes d’action surréalistes font place aux détails incroyables (la trompe de l’éléphant, la séquence du restaurant, l’entraînement du disciple) ; Bangkok dangerous accumule les qualités du ratage anthologique. S’il était un tout petit peu plus rythmé, on y trouverait presque un plaisir coupable incontournable.

Malheureusement on est rapidement lassé par la bêtise ambiante. Y retrouver Charlie Yeung, après une décennie d’absence sur les écrans, fend d’autant plus le cœur. Celle qui fut la plus belle des actrices dans le plus beau des films (The Lovers de Tsui Hark) hérite d’un rôle de sourde-muette qui confine au grotesque dans sa relation niaise avec l’halluciné Nicolas.  Au final, Bangkok dangerous n’est pas détestable, loin de là, mais il n’est recommandable qu’à ceux qui savent apprécier la nouvelle orientation (involontairement) comique du parcours de M. Cage.


Mamma Mia !

de Phyllida Iloyd

        C’est l’archétype du film bienheureux. Une œuvre improbable dont il se dégage tant de charme et de joie que les défauts, qui nous feraient fuir ailleurs, sont ici immédiatement pardonnés. Forcément, ça déborde d’Abba, avec toutes les chansons qui rendent bêtement ravi, mais aussi terriblement triste (oui, il y a The Winner Takes It All). Puis il y a Meryl Streep, dont on oublie parfois qu’elle est la meilleure actrice du monde, un titre qui n’est pas usurpé lorsque l’on voit ce qu’elle accomplit dans un film tel que celui-ci.

Certes l’emballage global n’a pas la classe des grandes comédies musicales. La mise en scène n’a aucun souffle et se révèle fréquemment hideuse, l’histoire n’est qu’une ossature sympathique, mais sans éclat. Pourtant dès les premiers instants, par la simple grâce de la très craquante Amanda Seyfried, on est conquis. Ce n’est plus qu’une succession de moments d’anthologie jusqu’au générique final qui fait hurler en chœur les salles de cinéma remplies de fans. Grande réussite.


Martyrs

de Pascal Laugier

        La politesse et le bon sens obligent à retenir ses coups face à un machin tel que le dernier film de Pascal Laugier. L’exaspération à l’écoute des répliques des chantres de Martyrs n’est cependant pas feinte. En clair on entend souvent que si l’on n’aime pas ce ramassis des pires clichés du genre, c’est que l’on n’a rien compris, ou que le film est trop fort. La bonne blague ! D’une bêtise abyssale, cet énième calvaire mettant en scène des jeunes filles soumises aux pulsions sadiques du réalisateur se double d’une prétention incongrue qui ne peut séduire que ceux qui n’ont jamais vu un Bresson ou un Lynch dans leurs vies. Souvent involontairement drôle, d’une complaisance qui repousse des limites déjà fréquemment bousculées, Martyrs n’a pour unique qualité que d’enfoncer davantage le « cinéma de genre » français, qui continue à creuser sa tombe avec une obstination qui force presque le respect. Presque.


Phénomènes

de M. Night Shyamalan

        Si vous rêvez de découvrir ces deux films, vous devriez cesser de lire ici, car nous allons immédiatement tomber dans les révélations essentielles. Bref. C’est la nouvelle tendance du fantastique, les plantouilles ne sont pas contentes. Et on ne sait pas trop quoi choisir entre le rien de Shyamalan et les fleurs imitant les sonneries de portable des Ruines. Dans les deux cas c’est surtout comique, et pas franchement effrayant. Faire peur avec une forêt ce n’est pas bien compliqué, qu’on se souvienne du Projet Blair Witch ou de Twin Peaks. Mais ce ne sont pas les arbres en eux-mêmes qui forment la menace, car, après tout, un arbre ce n’est jamais bien méchant. Ne parlons pas de quelques brins d’herbe agités par le vent. En clair Shyamalan, de son côté, vise l’anti-film d’horreur, creusant l’épure qui lui réussissait si bien autrefois. Malheureusement, dans Phénomènes il semble ne plus savoir quoi faire pour emballer une œuvre un tant soit peu correcte. Acteurs en roue libre, répliques qu’on jurerait improvisées, scénario qui avance au hasard, scènes comiques dont on se demande si elles sont vraiment conçues pour faire rire. Pire, la mise en scène, habituellement à même de sauver tout le film, assure ici le minimum. La menace n’est jamais crédible et l’histoire se dénoue dans l’indifférence totale.

Les Ruines

de Carter Smith

        Les Ruines fait un peu mieux à certains niveaux (les plantes sont clairement vindicatives, voire carrément sadiques), mais s’empêtre aussi dans le ronflement d’une histoire qui peine à impliquer le spectateur. C’est dommage, car avec davantage d’ambition, le film aurait pu développer son malaise et sa cruauté. A voir une jolie jeune fille tomber dans la folie et s’auto-mutiler de manière fort gore pour ôter les vilaines lianes qui commencent à lui pousser sous la peau, on se dit qu’on tenait là une bonne petite série B choc. Mais au final il ne se passe pas grand-chose, on s’ennuie beaucoup et les plantouilles demeurent avant tout drôles et très rarement inquiétantes.


Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal

de Steven Spielberg

        On n’aime pas voir vieillir ses idoles. Quelque part, toutes ces actrices hollywoodiennes qui ont décidé de s’éloigner des projecteurs avant de laisser apercevoir les dégâts du temps, ne sont pas à blâmer.  Elles demeurent figées dans la grâce de leur gloire et de leur beauté. Ressortir Indiana Jones après la parfaite conclusion de la Dernière croisade, est une aberration dont on accuse très vite ce grand rigolo de George Lucas. Certes, il est la principale cause, mais il ne faut pas oublier que c’est un travail de groupe. On y retrouve un Spielberg en mode automatique (façon Le Monde perdu) et un Harrison Ford pépère. C’est sûr, ça fait un choc.

En définitive, le film est loin d’être indigne. La première partie est même très sympathique et parfaitement dans l’esprit des premiers épisodes. C’est lorsque la science-fiction prend le dessus que le calvaire commence. En résulte 20 dernières minutes consternantes, qui auront révolté presque tous les publics à travers le monde. Malgré tout, cet Indiana Jones n’est pas un mauvais bougre, il arrive juste trop tard, bien trop tard, avec des défauts aisément rédhibitoires (ridiculiser la belle Cate Blanchett avec une coupe de cheveux pareille, c’est criminel). Nul doute que les années et le recul adouciront les jugements, mais il y a de quoi être un peu triste.


Doomsday

de Neil Marshall

        La grande braderie de la série Z, voilà ce que nous promettait Doomsday, avec sa bande-annonce pleine de souvenirs émus pour cinéphiles de vidéoclub. Au final, Neil Marshall propose bien des mini-remakes de New-York 1997, de Class 1984 et de Mad Max 2, cités par scènes entières, mais vus au travers du prisme des Rats de Manhattan et des Gladiateurs du futur. Bref, le réalisateur veut revenir au bon cinéma en digérant sa descendance nanar.

        Pendant une grosse demi-heure, jusqu’à l’arrivée de Rhona Mithra et de ses petits camarades dans la Zone, il y parvient presque. Il essaie de construire une histoire, de créer une ambiance, de présenter des personnages et des enjeux que l’on connaît déjà par cœur. Mais sa mise en scène le trahit, abusant des cuts et de plans tarabiscotés pour donner une fausse impression de rythme. Au moment où l’on commence à s’inquiéter du devenir du film, Marshall ouvre les vannes et déverse un torrent de n’importe quoi, qui ne se tarira plus jusqu’au plan final.

        Car dans Doomsday tout est permis, de préférence dans l’excès et la bonne humeur. Les punks parlent avec l’accent écossais et s’adonnent au cannibalisme sur fond de Siouxsie and the Banshees. Malcom McDowell joue les seigneurs médiévaux adepte de la torture inquisitoriale. Les plans très gores s’enchaînent, n’épargnant rien, ni aux lapins, ni aux tronches inénarrables (un nouveau record de décapitations complaisantes est battu). Au milieu de cette foire, Rhona Mithra assure parfaitement son rôle de Snake Plissken aux charmes évidents.

        Comme pris dans l’ambiance, Marshall persiste à manipuler sa caméra comme un Michael Bay fauché, rendant ainsi autant hommage à George Miller qu’à Uwe Boll. En particulier lors d’une poursuite motorisée finale dont on ne sait plus très bien si elle est un hommage ou une parodie de celle de The Road warrior. Qu’importe, tant le plaisir est immédiat et les idées souvent hilarantes. Bien sûr, pour apprécier Doomsday il faut accepter le trip très particulier et on comprend sans peine l’échec prévisible du film auprès du grand public. C’est du cinéma de samedi soir entre potes, fun et déviant, assumé comme tel et, en ce sens, hautement attachant.


The Dark Knight

de Christopher Nolan

        Pour peu que l’on vénère l’univers de Batman autant que votre serviteur, The Dark Knight de Christopher Nolan a tout du projet rêvé. A partir des bases sympathiques posées par l’imparfait mais séduisant Batman Begins, voilà le grand film crépusculaire que la chauve-souris, et surtout le Joker, réclamaient. Le résultat possède les mêmes qualités (accentuées) et les mêmes défauts (plus discrets) que le premier opus. En clair, c’est bien foutu et frustrant. Juste comme il faut.

        On ne peut nier l’ambition du film, qui veut en remontrer à tout le monde. A Tim Burton, à Alan Moore, à Frank Miller, à Bob Kane, bref, à tout ce qui a un jour compté dans l’existence de Batman. Avouons-le, l’échec n’est pas évité, mais les dommages sont gérés avec le talent que l’on connaît à Nolan (son Prestige, tout aussi bancal, n’en demeure pas moins un bon film). Mais ces ambitions sont aussi le principal point faible de The Dark Knight, qui, comme Batman Begins, veut trop en faire, trop en dire, trop en montrer en 2h30 de temps.

        Pourtant, pendant près de deux heures, l’œuvre flirte avec la perfection. Tout est là, développé avec soin et interprété par une flopée d’excellents acteurs. Feu Heath Ledger est un Joker idéal, directement issu de The Killing Joke de Moore et Bolland. Nolan en emprunte même les thématiques principales et certaines répliques. Sauf que noyée dans le cahier des charges du blockbuster familial, la puissance des écrits d’Alan Moore se dissout un peu, engoncée dans un scénario répétitif et didactique qui se perd dans la précipitation lors d’une dernière demi-heure décevante.

        Les surprises sont néanmoins nombreuses. L’une des plus inattendues étant quelques scènes d’action plutôt très bien filmées, une nouveauté chez Nolan. Comme pour se faire pardonner de la nullité graphique de Batman Begins, le réalisateur efface tout et recommence. En résulte, en particulier, une poursuite motorisée, dénuée de musique, juste formidable. En parlant de la musique, elle est toujours aussi catastrophique, avec ce thème à deux notes, sciant les nerfs, qui souffre en permanence de la comparaison avec les partitions monstrueuses de Danny Elfman pour les Burton.

        Burton ? Justement, il est tranquille notre Tim. Nolan ne vient pas trop lui chatouiller les moustaches, préférant un côté réaliste et technoïde au cirque géant. Question d’affinités, Batman Returns nous semble toujours plus proche de l’esprit de Batman que toutes ces conneries de téléphones portables radars. De même, on ne creusera pas trop le message politique du film, qui en gros nous rappelle que pour le bien de tous on a le droit de passer pour le grand méchant de service qui ne négocie pas avec les terroristes. Si on se laisse emporter par le final, on a envie de chanter : Votez McCain ! quand le générique démarre. On laissera donc poliment de côté cet aspect, Batman ayant toujours eu des aspects réactionnaires bourrins que seuls quelques auteurs plus malins ont réussi à détourner.

        Nolan ne fait qu’illustrer le mythe avec soin, laissant tout son petit monde s’ébattre avec précision dans la folie. Le plaisir est immédiat, mais toujours contrebalancé par des détails qui fâchent. C’est presque parfait, voilà d’où naît la frustration. Et c’est peut-être ce qui caractérise le plus le cinéma de Christopher Nolan. C’est beau, intelligent, plein de charme, mais cela nous tire régulièrement de notre émerveillement pour nous ramener à l’imperfection première du spectacle, à son côté artificiel, explicatif et glacé. C’est sans doute parce que The Dark Knight cherche à plaire au plus grand monde qu’il courbe ainsi l’échine. Le succès phénoménal du film au box office prouve que les créateurs ont eu raison de sacrifier une part d’intégrité pour le bien commun. Ah mais zut alors, on avait dit qu’on ne parlait pas de politique…


Wall-E

de Andrew Stanton

        Le petit robot lève ses yeux mécaniques vers les étoiles. Dans son regard d'objet, dans ses pixels de personnage animé, l'émotion se devine. L'humanité a abandonné la Terre depuis 700 ans, laissant derrière elle un dépotoir géant et des automates pour faire le ménage. Wall-E est le dernier d'entre eux. Par-delà le protocole informatique, une âme est née dans la machine. Le cœur du nouveau film des studios Pixar bat ici, dans l'essence des sentiments. Tout a déjà été dit, écrit, tourné sur les émotions humaines, mais qu'en est-il des machines ?

        Que nous pensions à 2001 (cité de façon brillante à de nombreuses reprises) et à Ghost in the shell n'est pas une surprise. On retrouve la même tension entre la solitude absolue (de l'espace, du réseau, de la Terre dévastée) et la fragilité de l'être. Dès les premiers plans du film, Wall-E apparaît comme minuscule, d'autant plus adorable, égaré au sein de visions post-apocalyptiques frappantes. Plus tard, il sera cette petite chose perdue dans l'espace, suspendue à un extincteur, entamant une danse sublime avec Eve, l'élue de son cœur. Les instants de tendresse robotique apparaissent comme inédits. L'anthropomorphisme étant réduit au strict minimum (les machines s'expriment quasiment sans un mot), c'est une nouvelle étape du cinéma de science-fiction qui s'ouvre à nous.

        L'humanité, la nôtre, a-t-elle encore sa place ? Oui, mais comme peuple décadent : des esclaves volontaires d'un univers idéalement construit par le marketing et les machines. Les hommes, qui sont passés du réel (en tant qu'acteurs) à l'animation (en tant qu'issus de l'informatique), ne peuvent plus être à l'origine d'une révolte. Wall-E est le seul à échapper aux règles, un électron libre dans la plus belle veine du 7e art, quelque part entre Chaplin et Jacques Tati. Là où il passe, la technologie s'évade. Son armée est celle des mécaniques cassées, son appel est celui du libre arbitre, à un moment où toutes les existences sont conditionnées. Les humains méritent-ils d'être sauvés ? Bien sûr, répond le film, dans une bienveillance réjouissante. Mais au final, la renaissance de la Terre passera par Wall-E et Eve, en leur nouvel Eden.

        En tant qu'œuvre cinématographique, Wall-E peut provoquer des déluges d'éloges sans pouvoir être décrit à sa juste valeur. On parlera de technique (c'est d'une beauté à couper le souffle), on parlera de poésie, de politique, d'humour... Mais chaque détail, de l'image ou du propos, mérite que l'on s'y arrête. En ce sens c'est le plus ambitieux des films offerts par Pixar, sans doute le plus sombre, mais aussi le plus profond. Le studio y perd en accessibilité ce qu'il gagne paradoxalement en universalité. Oui, Andrew Stanton vient tutoyer Stanley Kubrick et Hayao Miyazaki, sur le terrain de leurs chefs-d'œuvre (2001 et Nausicaa). Et il apporte une nouvelle pierre à leurs édifices.

        Rarement la sensation d'assister à un spectacle fondateur aura été aussi forte. Wall-E, film de l'année ? De la décennie ? Du 21e siècle ? Ces considérations paraissent bien ridicules, comme toute forme de jugement critique, forcément pompeux, forcément incomplet. Mais pendant une fraction de seconde, on aura été persuadé que l'avenir du monde se jouait dans le regard de deux robots animés se prenant par la main.  


Speed Racer

de Andy et Larry Wachowski

        C’est sans doute la chose la plus improbable qui pouvait se produire sur ce site. Pas la peine de revenir sur l’aversion farouche que je porte envers les Wachowski et leur immonde trilogie Matrix. J’en ai écrit des pages et des pages pour bien signifier qu’ils trônaient très haut dans ma liste des réalisateurs à abattre. Les premières images de leur nouveau projet, l’adaptation du dessin animé japonais Speed Racer, avaient de quoi faire saigner les yeux et les oreilles par avance. 2h10 de fluorescences hystériques, le menu le plus adéquat pour finir en larmes et furibard sur le coin d’un strapontin.

        Le générique de fin débute, les lumières se rallument. Je me tourne alors vers mon voisin et je lui dis, entre euphorie et panique : « C’est pas normal, c’est pas possible, c’est super bien. » J’ai un sourire jusque là, qui mettra une bonne demi-heure avant de s’estomper. Le continuum du monde que nous connaissons s’est fissuré, quelque chose a déconné : Speed Racer des Wachowski Bros est un excellent film.

        Pourquoi ? Justement parce qu’ils ont pris le contre-pied quasi-total de Matrix. Speed Racer est spectaculaire et humble, drôle et prenant, d’une fidélité absolue à son concept de base. L’œuvre ne ressemble à rien de connu, d’où, en partie, son échec public retentissant. Le bide s’explique essentiellement par un énorme problème de marketing, à la fois pour les mômes (humour burlesque à l’appui) et pour les adultes (plus de deux heures consistantes), le film est pour une fois vraiment en avance sur son époque.

        Le tour de force c’est de parvenir, malgré les a priori extrêmement négatifs que l’on peut avoir, à nous conquérir lors d’un premier quart d’heure extraordinaire. Dans une débauche visuelle, à toute vitesse, les Wachowski exposent les enjeux principaux en de savants montages parallèles, d’un dynamisme à toute épreuve, portés par une partition géniale de Michael Giacchino. Ce qui frappe immédiatement c’est le brio de la mise en scène, toutes les scènes d’action sont lisibles, compréhensibles, même dans les pires instants de chaos des courses. Un tour de force en soi.

        Après ce début de métrage parfait, Speed Racer baisse de régime et plonge dans 40 minutes de blah-blah, qui navigue entre lourdeurs et numéros d’acteurs en plein pétage de câble. Heureusement, le casting est dans l’ensemble excellent et ce long tunnel un peu ennuyeux limite les dégâts. Puis arrive à toute bombe la deuxième heure, gigantesque succession de courses et d’enjeux dramatiques évidents et touchants. Speed Racer devient alors l’un des plus incroyables grand 8 de l’histoire du cinéma. Une formidable machine à éblouissement, qui fonce, fonce, fonce, jusqu’à virer à l’abstraction visuelle.

        L’exaltation qui en découle est à la fois un bonheur de môme et un vrai plaisir de cinéma. Rarement on aura vu divertissement aussi généreux et à la fois aussi expérimental. C’est sans doute la plus grande surprise, on ne pouvait pas imaginer les Wachowski nous offrir une œuvre aussi sympathique et attachante. On aurait 10 ans, cela deviendrait probablement notre film favori. Avec 20 ans de plus, un cynisme bien ancré et des facultés d’émerveillement bien plus limitées, on en ressort heureux comme un gosse. Probablement le miracle cinématographique de 2008.


[REC]

de Paco Plaza et Jaume Balaguero

        On vous jure que le cinéma fantastique est ressuscité en Espagne, ça fait des années qu’on vous le dit. Depuis au moins Tesis et lEchine du Diable. Mais pour une réussite, combien de pavés ronflants ? Parmi les gentils fumistes Jaume Balaguero avait jusqu’à présent une place relativement confortable. Trop sérieux, trop pompier, trop académique, trop casse-couilles, pour résumer. En s’associant à Paco Plaza, Jaume a vu la lumière. Il n’a rien perdu de sa méchanceté, mais a gagné mille fois en efficacité. Même qu’il a découvert l’humour. Sans blague !

        Caméra à l’épaule, façon reportage TV, [REC] fonce droit dans son concept. Mise en place crédible, puis urgence de survie. Ca va vite, ça bondit dans tous les coins, pour retrouver une panique primitive, très voisine de celle qui habitait la dernière partie de The Descent. D’ailleurs, il faut le reconnaître, on n’avait pas eu aussi peur au cinéma depuis le Neil Marshall. Et même, peut-être, soyons fous, on n’avait jamais eu autant la pétoche dans une salle obscure.

        Pourquoi ? Parce que la peur est contagieuse, encore plus sûrement que le virus bizarre qui galope dans les couloirs de cet immeuble madrilène. Oppressions et explosions, en réactions primaires. Tout est permis, même les comportements les plus invraisemblables et les trucs les plus éculés. On est dedans. Notre regard faisant corps avec le champ de la caméra et notre cœur s’unissant à celui des protagonistes. Jusqu’où ira l’effroi ?

        Très loin. Très très loin. Plaza et Balaguero s’offrant la meilleure adaptation (officieuse) de Resident Evil et Silent Hill réunis. Pas rien. Un coup de maître. Qui culmine dans un trip atroce lors des 10 dernières minutes insoutenables. Coincé dans un clip de Chris Cunningham, le spectateur ne peut que subir, l’étirement du temps et de l’horreur. On est alors au-delà du suspens et au centre du malaise de l’image. Virus de la pellicule, qui s’étale, se prélasse, en une excroissance immonde des pires terreurs.


Never Back Down

de Jeff Wadlow

        Ne jamais reculer, clame le titre français, vaguement homophobe. Pourtant, voilà un film gay. Comme tous les films de tatanes. De jeunes éphèbes ont le feu au culte (du moi) et se bastonnent en se regardant avec gourmandise. On colle une blonde bien gaulée au milieu, pour dire que bon, hein, quand même, non, qu’allez-vous donc penser ! Mais ça ne trompe personne. D’ailleurs il n’y a rien à tromper. Par les créateurs de Sexy Dance, c'est écrit sur l'affiche... Nul du début à la fin, Never Back Down ennuie son public mais provoque aussi de francs éclats de rire. Des acteurs super investis déclament des répliques très existentielles, avant que la bande son vomisse un affreux rock américain. Le metteur en scène se dit que couper des plans très courts est toujours gage d’efficacité. C’est un âne. Et on s’entraîne, et on se mandale, et on a des problèmes familiaux, des traumatismes débiles. C’en est forcément drôle. Du moins, on se rassure ainsi, lorsqu’on est coincé devant ça. Alors que, franchement, on ne l’avait pas mérité. De la graine de nanar ? Probablement. Comme presque tous les films de tatanes.


Bons baisers de Bruges

de Martin McDonagh

Le concept est alléchant dans ses prémisses surréalistes : deux tueurs, on ne peut plus britanniques, Ray (Colin Farrell) et Ken (Brendan Gleeson), sont obligés d’attendre dans la ville de Bruges que leur patron irascible, Harry (Ralph Fiennes), daigne les rappeler. En jeune débutant, Ray a commis une erreur impardonnable lors de son premier contrat et le vieux sage Ken n’est pas sûr de pouvoir le protéger contre Harry, son camarade de longue date. Les enjeux dramatiques de Bons baisers de Bruges ne sont guère plus complexes, mais leur traitement s’avère remarquable.

Véritable comédie noire, le film passe du drame au burlesque au sein de la même scène avec un naturel qui doit beaucoup aux performances de ses interprètes. Le trio principal est en effet proche du génial ; même Colin Farrell dont il devient (après Le Rêve de Cassandre) de plus en plus difficile de douter des capacités à être un excellent acteur, à la fois drôle et tourmenté. On croit par ailleurs sans mal au statut de tueurs de Brendan Gleeson (très touchant) et de Ralph Fiennes (énorme).

Les dialogues naviguent entre cynisme désabusé, humour grinçant et menaces bien senties. Souvent très politiquement incorrectes, les répliques donnent du rythme à un film qui prend par ailleurs son temps. In Bruges n’évite pas ainsi les baisses de régime et se perd un peu en chemin, entre virtuosité et pure flânerie. On en vient à faire du tourisme, au même titre que les personnages du film. De même l’amourette entre Farrell et Clémence Poésy ne mène pas bien loin, à part pour une hilarante scène de restaurant.

Assez représentatif du charme et des faiblesses de l’œuvre, le long final souffle le chaud et le froid. Même si certaines idées ne sont pas forcément bienvenues, ou paraissent un peu forcées, on ressort du film avec le sentiment d’avoir assisté à un spectacle original. Il ne faut pas se laisser tromper par la manière dont Bons baisers de Bruges est présenté, ce n’est ni un polar, ni un film d’action, il s’agit d’une errance existentielle follement drôle, tout autant que terriblement sombre. Et son univers décalé peut vous poursuivre bien après la fin de la projection.


There will be blood

de Paul Thomas Anderson

        C’est un film trop grand pour lui-même. Si grand qu’il donne l’impression de s’effondrer, lentement, dans un fracas sonore entrecoupé de silences grinçants. C’est un long hurlement, filmé comme du Kubrick, qui se repose sur le jeu de Daniel Day Lewis. L’acteur, trop grand pour son être, trop immense pour son rôle, explose les limites du cinéma. C’est un film sur l’incapacité du 7e art à dépasser ses frontières. Anderson se débat, essaie tout, cherche au-delà de la fresque pour donner à son biopic des allures de traité historique à l’échelle d’un pays. L’Amérique, la voilà, il y a eu du sang, il y aura du sang. La voilà ta démocratie, ton modèle économique, ta grande âme politico-religieuse. Du milk-shake, du pétrole, de l’eau bénite, des larmes et de l’hémoglobine. La voilà, l’Amérique. Et par-delà, tout un projet de société capitaliste où la loi du plus fort et du plus inhumain doit triompher. Chef-d’œuvre.


Black Sheep

de Jonathan King

        Il faudrait consacrer un ouvrage très sérieux sur le potentiel comique du mouton. On citerait les Monty Python, Groland, Wallace et Gromit, et un plan inoubliable de Bad Taste. Entre autres. Et certainement ce Black Sheep, entièrement à la gloire des ovins. Le mouton est drôle, un simple plan sur une bonne bouille de pelote de laine et c’est l’hilarité qui surgit. Après, y a du gore, des gags bien orchestrés, de chouettes répliques, des acteurs sympas, tout pour faire un bon film. Mais les moutons sont les stars. Meilleurs encore que les excellents effets spéciaux de Weta Digital. C’est affreusement bêêête, mais c’est parfait ainsi.


Redacted

de Brian de Palma

        Un film de gros bourrin. Brian bas de plafond te frappe dans la gueule avec sa caméra numérique. Tiens, tu le sens mon message, bordel ? La forme est chouette, avec son Youtube qui clame que Allah est grand. C’est n’importe quoi, et c’est ce qui nous plaît. C’est filmé en dépit du bon sens, par un grand gosse irresponsable qui veut donner des leçons de morale. Lorsqu’il juge et assène, De Palma mérite des tartes, mais ce n’est pas nouveau. Lorsqu’il fait du documentaire français, il amuse. Lorsqu’il gigote dans tous les sens, pour dire que la guerre c’est vilain, on lui pardonne, sans trop savoir pourquoi. Pourtant, on n’aime pas De Palma. Et à voir la gueule de Redacted, lui aussi nous déteste. Pas grave, Youtube en arabe, c’est amusant.


Bienvenue chez les Ch'tis

de Danny Boon

        Un téléfilm sympa. Sur le culte de l’identité, sur la gloire de l’exception culturelle. Les accents rigolos, les coutumes locales, les clichés touristiques, le préposé de La Poste, tout ça. Voyez, ça sent presque son Tati du pauvre, y a une tournée à bicyclette, avec des types ivres, qui se marrent. C’est amusant. Pas de quoi en faire un jour de fête. Pourtant, 20 millions y sont allés, revenus, retournés. Explications ? La faute à Sarkozy, comme pour tout ce qui ne va pas en ce pays. Ou bien le pouvoir d’achat. La guerre en Afghanistan. Les Jeux Olympiques de Pékin. Le réchauffement climatique. Le monstre du Loch Ness. Tout est possible pour comprendre l’incompréhensible. Un téléfilm sympa. Phénomène de société. Un téléfilm plus fort que tout. Pourquoi chercher à expliquer ce qu’il suffit de nommer ? Devant la réalité, l’esprit s’incline. Vox populi, vox Dei.


Cloverfield

de Matt Reeves

        Ceci n’est pas un film, c’est un cauchemar. Du genre que l’on fait lorsque l’on est môme et qui revient nous hanter régulièrement. Le monstre est grand et l’on est très petit. On ressent d’abord sa menace, et on le perçoit au loin, là-bas, derrière les montagnes, les immeubles, les nuages… Il s’approche et on ne peut pas lui échapper. Quel que soit l’endroit où l’on fuit, on se retrouve toujours face à lui. Si haut, si immense, prêt à nous écraser ou à nous dévorer.

        La vue subjective, mi-reportage, mi-vidéo familiale, n’est pas la seule qualité de Cloverfield. Sa plus grande force réside en sa cruauté. L’histoire dont vous êtes le héros vous broiera inéluctablement. Pas d’échappatoire possible, juste un crescendo dans l’horreur. Un sentiment d’Apocalypse monte doucement, entre panique et incrédulité. La fin du monde, en direct, dans toute son absurdité.


Juno

de Jason Reitman

        C’est le film de l’année pour ceux qui ne vont au cinéma qu’une seule fois par an. Formaté et prémâché avec les ingrédients dosés comme dans une canette de Coca, Juno accumule toutes les tares du faux cinéma « indépendant » approuvé par les grands studios. Trop écrit, extrêmement prévisible, gorgé de bons mots patauds, d’humour gentiment acide (donc parfaitement inoffensif) et de sentiments gluants, Juno écœure. Portée par un personnage principal tête à claques, l’histoire déroule son moralisme et ses aphorismes. Tout ici nous tire par la manche en nous criant : « Regardez comme c’est mignon, regardez comme c’est plein de bon sens et de vie ! ». L’agression par la mollesse, le hold-up par le cliché. Avec les pires travers du cinéma hollywoodien qui se veut malin (bande originale blindée de morceaux cool à l’appui). Affreux.


John Rambo

de Sylvester Stallone

        Que pouvait-on sérieusement attendre d’un tel film ? Rien. Sauf à croire que la belle petite surprise qu’était Rocky Balboa pouvait se reproduire sur Rambo. Mais c’est oublier que les deux personnages n’ont finalement pas grand-chose en commun. A part la schizophrénie latente de leur interprète, le plus fleur bleue des bourrins. Faisant suite à deux sommets du nanar bas de plafond, John Rambos’égare donc dans 1h15 de réflexions débiles sur les mauvais penchants de l’humanité ; avant de flatter lesdits travers barbares durant un quart d’heure de boucherie effectivement très amusante. Rarement démonstration se sera révélée aussi absurde. Stallone est toujours aussi parfait en machine de guerre ultime, mais avec des bouts de gentillesse dedans. On comprend son propos en 30 secondes. Le reste du temps on somnole ou l’on rigole (le déjà mythique « Fuck the world ! »). En ce sens, le film fait honneur à la série.


Live !

de Bill Guttentag

        Que se passerait-il si la télévision osait franchir la dernière de ses frêles limites ? Après tout, comme il est dit dans Live !, de très nombreux américains seraient prêts à payer pour regarder des exécutions capitales sur leurs écrans plasma flambant neufs. Et pourtant comment croire à l’existence d’un show télévisé mettant en scène une roulette russe entre six personnes n’ayant pourtant aucune pulsion suicidaire ?

        Pour se faire la mise en scène use d’un procédé devenu classique mais souvent efficace : le faux documentaire. Très progressivement, l’idée du « show qui tue » fait son chemin, convainquant chaque niveau de l’administration (de la chaîne, de la censure, de la loi et enfin du gouvernement). Nous voici, otage du spectacle, à désirer cette émission qui dépasse l’entendement mais dont nous ne pouvons pas détourner le regard.

        Dans la dernière demi-heure, et en quasi temps réel, le film offre donc le show « historique », après lequel la télévision ne sera jamais plus la même. Plus douloureux que Running Man, plus cynique qu’un American Dreamz, Live ! devient insoutenable, comme un Voyage au bout de l’enfer entrecoupé de strass et de pubs.  De chronique acerbe sur le monde de la télé (on connaissait déjà), le film verse dans l’horreur, où l’humour noir surnage vers une conclusion désespérée.

        Productrice et star, Eva Mendes est l’autre immense surprise du film. A la fois au sommet de sa beauté et totalement détestable, elle conjugue prise de risques et confort du rôle taillé à sa mesure. Certes, Live ! existe pour mettre en valeur l’actrice et elle est présente dans presque tous les plans de la première partie. On pourra aussi critiquer la virulence un peu grossière de l’histoire. Pourtant la télé-réalité prouve quotidiennement son manque de finesse : plus l’idée est cruelle et humiliante plus elle fait recette.


No country for old men

de Joel et Ethan Coen

        Un homme (Josh Brolin) erre dans la nature. Il croit y trouver un nouvel espoir (un sac plein de dollars). Mais l’avenir humain ne connaît qu’une seule fin. La Mort (Javier Bardem) rôde et colporte son aura d’injustice et de chaos. Un chœur antique (Tommy Lee Jones) scande la tragédie avec ironie.  Chez Cormack McCarthy, l’un des plus grands écrivains américains, il n’y a pas de fuite possible. Il n’y a que le cheminement précis et barbare du Destin. Un canevas idéal pour les frères Coen, qui trouvent ici le plein accomplissement de leur art.

        Sans rien édulcorer de la violence et de l’étrangeté du roman, les réalisateurs cisaillent leur suspens avec un sens du cadre qui touche en permanence au sublime. No country for old men n’est pas composé de scènes mémorables, c’est autour de plans inoubliables qu’il se joue. Métaphore biblique ? Non, l’histoire se révèle encore plus séminale, écrasée par la silhouette grotesque et terrifiante du tueur Chigurh. Dans le rôle, Javier Bardem réinvente le concept de « Terminator », avec d’improbables armes qui renouvellent la configuration des gunfights.

        No country for old men n’est pas seulement un dispositif théorique, c’est avant tout le plus original des survivals de baroudeurs. Brolin et Bardem sont prêts à tout pour parvenir à leur fin (vivre pour l’un, tuer pour l’autre). Et leur inventivité contribue à l’aspect passionnant de l’œuvre.

        Film d’ambiance au sein duquel chaque geste et chaque parole comptent comme s’ils étaient les derniers (ce qui est souvent le cas), No country for old men décuple sa force dans sa dernière partie. Se riant des conventions dramatiques, les Coen prennent à contre-pied les attentes du spectateur. Ils se révèlent plus intéressés par la portée symbolique des événements que par leur simple expression cinématographique.

        Les deux frères proposent de la temporalité, du hors-champ et de l’abstraction en opposition au démonstratif et à l’explicatif. Jusqu’à une conclusion bouleversante où le désarroi humain résonne dans les mots de Tommy Lee Jones. Le sens du conte, et de l’existence en général, est voué à nous échapper ; tel un rêve confondant passé, présent et avenir. A peine le temps de l’effleurer, à peine une chance de le saisir, qu’il est déjà trop tard.


Sweeney Todd

de Tim Burton

        C’est (déjà) la meilleure nouvelle cinématographique de 2008. Le (vieux) fan qui est en moi vous dirait peut-être que c’est l’événement de la décennie. Du siècle, donc. Tim Burton, le vrai, celui que nous aimions tant depuis les tout débuts, pas l’auto-parodique, pas le Disney du gothique, pas le traître de Big Fish. Non, le Tim Burton d’Edward, d’Ed Wood, de Batman, de Jack. Ce Tim Burton là est revenu parmi les siens. Mais encore plus grand, encore plus talentueux, avec une œuvre taillée pour lui, dans le marbre des monuments.

        Sweeney Todd est une tragédie musicale, avec des bouts de comédie et de chair humaine à l’intérieur. C’est aussi le plus sombre des films « en chanté ». Car au ¾, l’intrigue se compose de chansons, interprétées par les acteurs. Et voir Johnny Depp et Alan Rickman partir en duo, c’est une raison possible pour aimer la vie davantage. Probablement l’œuvre la plus noire de Burton, Sweeney Todd ne se conçoit qu’en musique. Que les fans ne tremblent pas, l’absence de Danny Elfman ne se fait que peu sentir. L’ambiance est plus proche de Broadway, les mélodies sont moins évidentes, le lyrisme s’exprime différemment. Mais l’ampleur s'avère toute autre.

        Drôle et déchirant à la fois, le film est d’une richesse qui part dans tous les sens. D’un côté les paroles, qui fusent à toute vitesse, de l’autre le visuel, qui n’a jamais été aussi maîtrisé. Au milieu, les émotions, qui virevoltent, du rire à l’horreur. Cette maestria cinématographique, qui donne le tournis, est indispensable pour faire passer le désespoir de l’histoire. On est dans le glauque du début à la fin. Mais un glauque bourré de grâce, d’une beauté à couper le souffle.

        Sweeney Todd est peut-être une révolution, car il semble tracer une nouvelle voie pour le blockbuster, comme Batman Returns en son temps. On pense, immédiatement, à un croisement entre Phantom of the Paradise (qui serait la parenté la plus évidente) et le Rocky Horror Picture Show (pour le décorum décomplexé). Probable film culte, Sweeney Todd redonne aussi ses lettres de noblesse à une esthétique gothique dévoyée qui gagne ici de nouvelles nuances. Tim Burton avait durablement influencé le style, il est normal que ce soit lui qui le repeigne à neuf.

        On peut aussi louer les performances des acteurs, avec un Johnny Depp qui ne fait finalement pas beaucoup plus que dans Edward aux Mains d’Argent, si ce n’est, quand même, chanter. Helena Bonham Carter, celle que l’on avait du mal à admettre à la place de Lisa Marie, que l’on était prêt à accuser de la déchéance artistique de son mari, gagne sa place au panthéon des grandes figures romantiques de Burton.

        Mais surtout, de Sweeney Todd se dégage une fraîcheur inespérée, un plaisir de filmer la noirceur qui donne le sourire. La tragédie la plus cruelle, mais aussi la plus évidente, peut se dérouler avec tous les fastes d’Hollywood. Tim Burton retrouve la formule magique, celle qui lui permet de détourner les codes pour faire gicler le sang à la face du public avec innocence. Mais rien n’est pour autant perdu de la douleur, comme le prouve la scène finale. Belle à se damner, comme une apothéose à une filmographique dantesque, elle s’achève sur un plan qui pourrait rapidement s’imposer comme le plus beau de l’œuvre de Burton. Inutile d'en révéler davantage, Sweeney Todd est le chef-d’œuvre dont je rêvais.

La musique du film

 
 
 
 
 
 
 
 
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